Le Goût des jeunes filles

De Dany Laferrière

Phase critique 11 - Dany Laferrière, l'oncle d'Amérique
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Je suis particulièrement attiré par les femmes.
D. L.

Un prince au bord’elles
Ils sont comme ça, les garçons élevés par les femmes : farceurs autant que facétieux, joueurs et bourrés de reconnaissance pour la vie, et pour cette vie-là qui anime le corps des femmes. Pour un peu, ils troqueraient leur état contre celui des nubiles. De fait, ils n’ont qu’un regret, celui de n’être pas nés filles… L’inénarrable premier opus du romancier haïtien, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, nous en avait donné le soupçon. Bouba, le copain du Narrateur, musulman qui cite le Coran à chacune de ses phrases pour s’interdire de baiser ( » Allah est grand et Freud est son prophète  » !), fait peser sur le récit un comique voile de bondieuseries. De la sorte, la transgression garde tout son attrait. Le grand art de Dany Laferrière s’appelle facétie. Car ainsi est fait le facétieux : il veut nous procurer le bonheur sans nous fatiguer, sans nous ennuyer. Ce sont les limites du jeu. Au bout d’un certain nombre de livres – 10 romans en 15 ans -, et de dépense de soi en tout genre, Dany Laferrière finit par l’avouer : Je suis fatigué (1). Il y a de quoi…
Le très proustien (au moins par son titre) Le Goût des jeunes filles qui nous arrive ce printemps, dûment relooké (2), est parsemé de références littéraires, musicales, cinématographiques et artistiques. Rue Saint-Denis à Montréal, la meilleure de la ville, le Narrateur rend compte de la  » B. A. sexuelle  » que les filles blanches, dans les années 70,  » faisaient  » non seulement aux Indiens des réserves, mais aussi aux jeunes Noirs des campus et de la bohême. Voici quelques morceaux choisis de son analyse de la chose :  » Baiser nègre, c’est baiser autrement. L’Amérique aime foutrement autrement. La vengeance nègre et la mauvaise conscience blanche au lit, ça fait une de ces nuits ! « . Et citons pour conclure :
 » Le grand Nègre de Harlem baise ainsi à n’en plus finir la fille du Roi du rasoir, la plus blanche, la plus insolente, la plus raciste du campus. Le grand Nègre de Harlem a le vertige d’enculer la fille du propriétaire de toutes les baraques insalubres de la 115e (son quartier), la baisant pour toutes les réparations que son salaud de père n’a jamais effectuées, la forniquant pour l’horrible hiver de l’année dernière qui a emporté son jeune frère tuberculeux.  »
Qu’on ne s’y trompe pas : un facétieux ne saurait devenir un justicier. L’éclairage fait par Dany Laferrière signale seulement que celui-ci est un grand réaliste. Le vernis lyrique est ce qu’exige la langue littéraire. D’ailleurs, l’une des belles Blanches qui vient baiser à la rue Saint-Denis s’appelle Miss Littérature (Miss Liz pour les intimes). Elle vient des quartiers huppés de Montréal pour faire sa B. A. – qui n’est au demeurant pas que sexuelle. C’est aussi pour lui dire sa reconnaissance que le romancier écrit. Tout comme pour son père, forcé de s’exiler à New York, alors qu’il n’avait que cinq ans. Tout comme pour sa mère, pour sa sœur, pour ses tantes Renée, Raymonde, Ninine et Gilberte. Pour le poète haïtien Magloire Saint-Aude, dont les vers font du roman une partition musicale, manière pour Dany Laferrière de rendre hommage tout ensemble à la littérature qui, pour lui, importe, et à la musique. Le récit, en effet, s’achève avec une coda. Car Le Goût des jeunes filles est la version féminine du Comment faire l’amour…, je veux dire, la sociologie du désir amoureux et de la fureur de vivre.
Con comme contexte
Un détail frappe le lecteur : Le Goût des jeunes filles donne l’impression d’être traduit de l’américain. D’une certaine manière, la densité et la brièveté du Comment faire l’amour…, en dépit des nombreuses références américaines, comportait encore une syntaxe et une bibliographie françaises (à tout le moins européennes). Lisons pour nous en convaincre l’incipit du chapitre troisième :  » Faut lire Hemingway debout, Bashô en marchant, Proust dans un train, Cervantès à l’hôpital, Simenon dans le train (Canadian Pacific), Dante au paradis, Dosto en enfer, Miller dans un bar enfumé avec hot dogs, frites et coke… « . La phrase cache mal le phrasé américain, mais on la lui pardonne : le Narrateur et son compère Bouba ne sont après tout que des snobs. L’affectation leur va si bien. Et puis, l’action se passe à Montréal, tout le contraire du Goût des jeunes filles, où Haïti, c’est-à-dire Port-au-Prince, sa capitale, est évoqué et décrit. En vérité, Dany Laferrière ne quitte jamais le rivage américain. C’est de là qu’il écrit, c’est là qu’il vit, et c’est certainement là qu’il aimerait être enterré, dans les lumières de la ville moderne, du jazz, de la littérature et des jeunes filles. En somme, le grand Haïtien n’a pas d’autre biographie qu’américaine, pas d’autre littérature, pas d’autre croyance, pas d’autre supplément d’âme. La grande affaire qui sous-tend Le Goût des jeunes filles revient à se poser la question : Comment devenir Occidental quand on vient d’Haïti ? Quelle que soit notre opinion (Africains et Asiatiques), c’est le seul débat qui vaille.
Le littérateur des pays fraîchement occidentalisés concocte des récits et des poèmes qui sont tributaires d’un environnement propre à l’Occident. Dany Laferrière n’ambitionne pas de changer la donne. Au contraire, il la prend telle quelle, se contentant d’y apporter sa manière. Car l’un des défis de notre modernité est celui qui fait de nous des Occidentaux bancals, tiraillés par un passé qui plombe notre présent, lequel est rendu inopérant par l’assaut d’urgences de toutes sortes. Il n’est que de voir vivre tante Raymonde. Elle donnerait sa vie pour devenir normale. Si seulement elle pouvait être débarrassée à jamais de la nécessité d’envoyer de l’argent à Haïti. Elle aimerait ne pas surveiller les journaux (écrits et télévisés). Elle aimerait ne pas être au courant des boat people haïtiens et cubains. Elle aimerait ignorer les nouvelles de guerre dans le monde, les attentats ou les gangs des quartiers, même si son souci des autres, toujours, l’emporte sur le reste. À l’hôpital Jackson de Miami où elle travaille (et où elle mourra, toujours digne, toujours aussi corrosive dans son humour), cette fraîche recrue de l’Occident (elle n’est pourtant plus très jeune) trime au chevet des cancéreux en phase terminale. Donnons-lui un siècle, et elle deviendra une Occidentale normale…
Dany Laferrière écrit la littérature que feront demain nos petits-enfants et arrière-petits-enfants. Le décalage qu’on ressent dans son œuvre, le soupçon d’artificialité et la légèreté de plume s’inscrivent dans un réel bourgeois, celui dont rend compte avec un humour décapant le journal de Marie-Michèle, l’une des six protagonistes de la bande à Miki. Issue de la société huppée qui habite sur les collines de Port-au-Prince, elle se mêle aux filles du peuple pour apprendre la vraie vie, pour fuir le mensonge de sa classe, ultra-minoritaire, et qui, cependant, opprime tout le pays. Le plus souvent, nos regards sont rivés sur nos dictateurs, nous en oublions de vivre, sauf les femmes qui, elles, se démènent, s’inventent des vies, des lubies, des commerces dont le but serait tout à la fois (et paradoxalement) d’adoucir et d’accentuer la tragédie de nos existences. Car le dernier ouvrage de Dany Laferrière est encore un roman d’initiation. Au vrai, on n’écrit jamais que des romans d’initiation, puisque tel est l’aboutissement de la vie : apprendre à connaître le monde auprès d’initiateurs de tout poil, fussent-ils tonton macoute, gangster, chanteur à la mode, flambeur, salaud… On se fait son cinéma, et Dany Laferrière, le premier. Cinéma domestique, cinéma de quartier auquel il nous a si souvent habitués. Cinéma où, quand on tend bien l’oreille, on entend des cantiques d’église, naïfs et touchants :  » Quel ami fidèle et tendre, / Nous avons en Jésus-Christ ; / Toujours prêt à nous entendre, / À répondre à notre cri. «  Car Dieu tient le monde –  » Il tient le monde / Dans sa main / Il tient le monde…  » – le Dieu de sa mère…  » Ma mère, confie-t-il, me parle de Jésus comme quelqu’un qu’elle connaît personnellement. Et je suis sûr qu’elle le connaît effectivement. Je crois dans sa foi.  » Quelle confession ! Et il ajoute ce détail où s’entend quelque blasphème :
 » Je ramasse mes pieds sous mes fesses dans la position des fœtus. Ma douloureuse naissance. Quelques jours plus tard, le sein de ma mère ! Ah ! Le bon temps. Le doux lait maternel, mais malheureusement pas assez sucré à mon goût. Juste un peu de sucre et je serais encore au lait de ma mère.  »
Il n’en finira donc jamais de donner des gages de fidélité, lui, l’infidèle par excellence. Tante Raymonde ne rate aucune occasion pour le rappeler à l’ordre ; il baisse alors la tête : ainsi surgit l’Afrique et sa déférence aux vieillards… Il ne se débarrassera ni du désir de renaître, ni du regret d’être né garçon, ni de la foi en l’homme, quelles que soient ses monstruosités. Le paradis est ici-bas, les dictateurs n’occupent qu’un versant de nos vies : ne renonçons donc pas au rire, ni au sexe. La littérature se doit à la légèreté qui, seule, sait faire passer l’horreur – voilà le credo du romancier.
Une philosophie Laferrière
Laissons venir à lui les petits enfants. S’ils veulent être mangés d’amour, ils trouveront en lui un guide – de même que Dieu, chez les chrétiens, est un Dieu d’amour. Nous voici engagés sur une pente glissante. Dany Laferrière n’est pas chrétien – du moins, il n’est ni catholique ni protestant. C’est un hédoniste. Laferrière ne ferraille jamais avec la vie – il n’est pas un maréchal-ferrant.
Son amour du livre, amour des histoires qu’il échafaude avec d’autant plus de soin qu’elles font partie de nous, répond chez lui à une vérité pour le moins artistique. Nous savons maintenant que notre regard, notre voix, nos mains (et même les battements de notre cœur) sont des réserves potentielles pour l’art. Dany Laferrière n’exploite le réel que pour nous éclairer sur le commerce domestique qui nous lie les uns aux autres. C’est un grand maître et, surtout, un bon maître – qualité presque inconnue au pays des littérateurs… Il cède rarement à la métaphysique, cette manufacture d’un nombre assez réduit d’écrivains réputés grands. La métaphysique, il s’en arrange autrement. Comme Alain Mabanckou, dans Verre cassé (leur humour se ressemble), Dany Laferrière arrange son récit de manière à y inscrire des théories littéraires. Lui aussi ambitionne à l’immortalité des belles-lettres. D’ailleurs, il a cosigné avec Paul Valéry  » Le dur désir de durer «  !  » Oui, Valéry, (…) un ami personnel, je profite de l’occasion pour le dire « , confesse-t-il malignement. Son art poétique se révèle radical, mais d’une radicalité pour ainsi dire éthique. Disons, une éthique révolutionnaire, si tant est que la Révolution suppose un bouleversement qui n’est pas que social. Une nouvelle métaphysique, quoi…
Par exemple, quand l’une des filles jette à la face de son amant, le bien nommé  » Papa  » :  » Justement…, lance Choupette. Je suis jeune, moi, j’ai envie qu’il se passe quelque chose… Je veux qu’il m’arrive un malheur… Au lieu de cela, je me retrouve avec ce vieux débris « , un écrivain métaphysicien s’en serait saisi pour le développer jusque dans ses ultimes conséquences. Ainsi débouche-t-il sur la description du  » malheur  » recherché par Choupette, malheur de la destinée qui nous fait trembler à la lecture de L’Étranger ou Le Procès. Camus et Kafka sont des auteurs hyperréalistes. Ils mettent le malheur en musique et en pensée. Ils brodent de telle sorte qu’on puisse l’entendre dans l’intervalle des syllabes. Aussi parviennent-ils à mettre en sourdine le foisonnement du réel. Comme Choupette, les métaphysiciens cherchent à frapper les esprits. Cervantès l’avait déjà montré. Avant lui, Dante avec sa Divine comédie. Dany Laferrière, lui, montre le malheur et aussitôt s’en éloigne. Avec Le Goût des jeunes filles, il vient d’écrire le plus beau des romans jamais écrits sur la vie en bande, version filles. Cette vie où les unes et les autres passent leur temps à s’insulter de la pire des manières, à se voler, à se consoler, à rire et à pleurer, à débattre des prouesses sexuelles de leurs amants, à se les prêter, si besoin est, pour des coups tordus. Roman de la banalité, peuplé de mots tordants, de formules grivoises imprévisibles, autant jésuistiques que sophistiques. Et elles nous épatent. En cela, les fragments 12 et 15 du journal de Marie-Michèle (une prouesse majeure, soit dit en passant, une machine à penser Haïti), et le chapitre XXVIII sont des sommets jamais égalés en littérature… Car les banalités sont la vie, leur vie – la nôtre aussi si notre longue  » pratique  » de l’angoisse ne nous avait habitués à vaincre à tout prix, et si les livres et les philosophies de toute sorte ne nous avaient pas divertis trop tôt de la vie ordinaire… On devrait toujours proposer aux apatrides, aux criminels en cavale l’asile qu’est un bordel. Ils trouveront là une rééducation certaine. Du moins, le Narrateur, en se réfugiant chez les filles dont la maison lui fait face, échappe au sort de Gégé, son copain surexcité qui, pour le défendre d’un macoute totalement ivre, a eu la bêtise de lui arracher ses génitoires… C’est du moins ce qu’il réussit à lui faire croire !… Dans la maison d’en face (c’est du François Truffaut, mais en plus foisonnant !), on pleure et on rit avec des filles terriblement humaines.
Jusqu’au bout, Dany Laferrière reste un réaliste heureux. Il préfère danser sur des pistes moins exposées à la religiosité – quelle qu’elle fût. Pour lui, il est possible de faire l’économie de l’enfer. Il a bougrement raison. La volupté se suffit à elle-même. Elle n’a besoin ni de prêtres ni de missels, ni de dictateurs ni de zélateurs. À peine s’accommode-t-elle d’un lupanar. Il n’est que de vivre ; laissons jouir les filles…

Notes
1. Roman, Montréal, Lanctôt éditeur, 2001 ; Paris, Initiales, 2001.
2. Première édition et première version en 1992, à Montréal, VLB éditeur. Moi qui n’aie pas lu la mouture originale, la présente me paraît un modèle d’accomplissement, dans la mesure où l’ajout du journal tenu par Marie-Michèle (à peine dix-sept ans !), une fille bien comme il faut, change de fond en comble ce qu’a dû être la version antérieure. Les notes de Mademoiselle apportent au roman la touche spéculative qui lui avait certainement manqué dans un premier temps. Et spéculer, c’est embrasser le monde et le non-monde, la matière et l’esprit.
Dany Laferrière, Le Goût des jeunes filles, Paris, Grasset, 2005, 398 pages, 20,90 euros.///Article N° : 3936

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