Soldats, esclaves et savants

La présence africaine en Europe de l'antiquité à la fin du XIXe siècle*

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Les relations entre l’Afrique et l’Europe sont anciennes comme l’humanité. De la Grèce antique aux temps révolutionnaires, les Africains ont été bien plus présents qu’en disent les livres d’histoire. Dieudonné Gnammankou nous propose un survol de l’histoire européenne, vue par les Noirs.

La présence africaine en Europe remonte aux temps lointains des origines de l’humanité moderne, à l’ère du peuplement primitif du continent européen qui s’est fait à partir de vagues migratoires d’hommes et de femmes provenant d’Afrique, il y a de cela plusieurs dizaines de milliers d’années. Bien avant l’époque des Grecs et des Romains, des routes commerciales reliaient l’Afrique à l’Europe.
Les preuves de l’existence d’éléments africains noirs et métissés au sein des populations grecques et romaines de l’antiquité sont légion. Les Égyptiens furent le premier peuple africain à avoir entretenu des relations avec les Grecs. Les textes des auteurs grecs anciens, tels qu’Homère, Hérodote, Aristote, Diodore de Sicile ou Strabon, attestent d’une influence égyptienne culturelle et scientifique considérable sur la société grecque.
On retrouve également des traces de la présence noire en Grèce au moins treize siècles avant Jésus-Christ. Dans les textes et dans les œuvres d’art, parfois sur des pièces de monnaie, l’existence d’Éthiopiens à la peau noire et métissée est attestée. À Chypre et à Rhodes, des figures noires étaient représentées sur des objets d’art du VIIe et VIe siècle avant notre ère. L’art grec témoigne de cette présence africaine également sur de nombreux vases du VIe siècle avant et après J.C. Hérodote nous apprend que des troupes noires faisaient partie de l’armée du roi de Perse, Xerxes, qui envahit la Grèce en 480 avant J.C. On retrouve des héros et héroïnes noires dans la mythologie grecque, à l’image d’Andromède, fille du roi d’Éthiopie. Venu d’Égypte et d’Éthiopie, le culte d’Isis, la déesse noire ou  » Reine du Sud  » gagna certaines régions de Grèce et l’Italie, avant de se répandre en Europe.
Au IIIe siècle avant J.C., à l’époque des guerres puniques qui opposèrent Rome à Carthage, les armées nord-africaines de Carthage, dirigées par Hamilcar puis par Hannibal, conquirent l’Espagne et envahirent l’Italie. Après de nombreuses guerres ayant opposé les Romains aux puissances nord-africaines de l’époque, l’Égypte, Carthage, la Numidie et la Maurétanie, les Romains finirent par conquérir une partie du Nord de l’Afrique en l’an 46 avant J.C.
Des traces de la présence africaine à Rome sont évoquées dans la littérature romaine au moins dès le IIe siècle avant J.C., dans L’Eunuque, une pièce de Térence, un de ses plus prestigieux représentants, lui-même Africain. C’est à Térence que nous devons la célèbre phrase :  » Homo sum : humani nihil a me alienum puto.  »  » Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger.  »
Le début de l’ère chrétienne marque l’essor de la présence africaine à Rome, où Berbères et Éthiopiens sont présents dans les sphères religieuses, politiques et militaires. Saint Victor I fut le premier Africain à diriger l’Église romaine au IIe siècle, 189 à 198. Sous son pontificat, un autre Africain, Septime Sévère, né en Libye actuelle, fut empereur de Rome de 193 à 211 et fonda la dynastie des Sévère. Sous le règne de son fils Caracalla, la citoyenneté romaine fut accordée aux hommes libres de l’empire.
Au IVe siècle et au Ve siècle, il y eut deux papes africains à Rome : St Miltiades ou Melchiades (310 ou 311-314) et St Gélase I (492-496), né à Rome de parents africains. Saint Augustin, (354-430), autre Africain célèbre, natif de Tagaste en Numidie (Souk-Ahras, Algérie actuelle), devint docteur et père de l’Église. Apulée de Madaure, Tertullien, Cyprien, Optat de Milève furent autant d’autres illustres Africains de ces temps anciens.
L’expansion musulmane en Espagne
Au VIIe siècle, avec l’essor de l’islam, les Arabes deviennent en quelques années une puissance mondiale. Dans les années 640, ils mènent des campagnes victorieuses en Égypte et en Tripolitaine. Au début du VIIIe siècle, ils occupent définitivement l’Afrique du Nord. Ils incorporent dans leurs armées des dizaines de milliers d’Africains, en majorité des Berbères récemment islamisés qui vont jouer un rôle décisif dans leurs futures conquêtes en Europe. Dès l’an 711, les armées musulmanes – douze mille hommes environ, en majorité des Berbères mais aussi des Noirs d’Afrique du Nord et de l’Ouest –, dirigées par un général berbère du nom de Târiq b Ziyâd, remportent une victoire cruciale sur les Espagnols. Ce sera le début de l’occupation musulmane de la Péninsule ibérique qui durera de nombreux siècles. Avec cette même armée, les Africains participeront également aux campagnes de Crète, de Sicile et de Malte. Vers le milieu du IXe siècle, les troupes musulmanes arrivent jusqu’à Rome et pillent la ville avant d’être repoussées.
Pendant les siècles d’occupation musulmane, notamment au XIe, XIIe et au XIIIe siècles, à l’époque des empires berbéro-andalous des Almoravides puis des Almohades, la présence de soldats et mercenaires originaires d’Afrique de l’Ouest va en croissant. L’émission d’une grande variété de monnaies par  » la branche Nord du mouvement Almoravide  » au Maghreb et dans l’Espagne musulmane ne fut possible que grâce à l’or du Soudan. Les armées européennes eurent à se mesurer à de nombreuses reprises sur les champs de bataille à des armées musulmanes composées en partie de  » Maures ou Sarrasins noirs « , soldats et chefs de guerre. Lors de la bataille de Zallaqa en 1086, c’est un garde noir qui blessa gravement Alphonse VI. La chanson de Roland, texte français du XIe-XIIe siècle, décrit cinquante mille soldats noirs d’Éthiopie combattant dans les armées du roi des Maures, Marsile. L’histoire atteste même de la présence de prisonniers de guerre africains à Dublin, en Irlande, où ils furent appelés des  » hommes bleus  » ( » blue men « ).
La traite transsaharienne se développe
Entre autres conséquences, la domination de l’Afrique du Nord par les Arabes accentua, dès le IXe siècle, la traite transsaharienne et méditerranéenne des esclaves africains vers le monde arabo-musulman, puis vers Europe. Des captifs berbères ou négro-africains étaient envoyés de Barca, dans le Nord de l’Afrique, vers l’Europe méridionale chrétienne.
Cependant, les principales victimes de l’esclavage en Europe au début de l’occupation mauresque de l’Espagne furent les peuples slaves. Dès le milieu du XIIIe siècle, des sources écrites citées par l’historien médiéviste Verlinden confirment la présence d’esclaves africains, blancs et noirs en Sicile. Verlinden indique qu’ils sont désignés sous les termes de  » Sarrasins noirs « ,  » Sarrasins blancs  » ou  » Sarrasins olivâtres « . Ils sont pasteurs, ouvriers agricoles ou muletiers pour les hommes, et servantes ou domestiques pour les femmes. Il n’était toutefois pas rare que certaines femmes captives épousent leurs maîtres.
Frédéric II, roi de Sicile, empereur du Saint Empire (1197-1250) entretenait une garde composée de sarrasins noirs et blancs. L’un d’entre eux, Jean le Noir, fut vizir de Sicile.
Jusqu’au XVe siècle, la population servile d’Europe méridionale reste multinationale : Russes, Tartares, Albanais, Bulgares, Bosniaques et surtout Circassiens de la Mer noire, Turcs, Africains islamisés, noirs ou berbères et Juifs. Vers le milieu du XVe siècle, la communauté esclave berbère d’origine azénègue s’est accrue en raison de la traite portugaise naissante sur les côtes africaines. À la fin du siècle, les esclaves subsahariens devinrent plus nombreux. On les trouvera en Espagne, en Catalogne, au Portugal, à Naples, à Gênes, à Venise ou en France méridionale.
Cette augmentation du nombre de captifs africains n’est pas due au hasard. En 1453, les Turcs s’étaient emparés de Constantinople, mettant fin à la traite maritime d’esclaves blancs originaires de la Mer noire vers l’Europe. Faut-il alors s’étonner que, dès les premiers jours de l’année qui suivit, le pape Nicolas V, puis, deux ans plus tard, le pape Calixte III promulguent des bulles donnant au Portugal la légitimité morale de conquérir, de réduire en esclavage et de christianiser les  » infidèles ou païens  » de Guinée et d’ailleurs ?
À partir de 1436, l’ouverture de nouvelles voies de navigation maritime permettra aux Portugais, partis à la recherche de l’or du Soudan et des épices, d’atteindre la côte atlantique africaine et d’y razzier des Berbères et des Africains d’autres nationalités. C’est ainsi que, précise Verlinden,  » l’Afrique (blanche et noire) était dès lors la source presque exclusive d’approvisionnement de l’Europe méridionale chrétienne en esclaves « . Les relations entre l’Afrique et l’Europe vont rapidement prendre une tournure dramatique.
Des relations diplomatiques développées
Pourtant, dès le début du XIVe siècle, des missions diplomatiques avaient été échangées entre des rois africains et leurs homologues portugais, espagnols et le Vatican. En 1452, le roi d’Éthiopie, terre du mythique prêtre Jean qui passionnait alors les Européens, envoie son ambassadeur Jorge à la cour du roi Afonso V à Lisbonne et à celui du duc de Bourgogne. Entre 1484 et 1493, le roi NZinga du Congo envoie à deux reprises le prince Kasuta, puis Dom Pedro, un de ses parents, au Portugal à la tête d’une ambassade. En 1487, le prince wolof Bemoy de Sénégambie se rend à Lisbonne pour  » conclure une alliance formelle « . Il obtient l’aide militaire du Portugal qui enverra vingt caravelles en Afrique pour l’aider à reprendre le pouvoir. Vers 1512, l’Espagne entretient des relations avec le sultan du Bornou, Idris Ali dit Katakarmabe. En 1535, le roi Affonso du Congo envoie des émissaires auprès du nouveau pape, Paul III, afin de solliciter la nomination d’un nouvel évêque dans son pays après la mort du premier évêque du Congo, Henri. Les relations entre le Congo et le Portugal connaissent une nouvelle dynamique en 1539 : Dom Manuel, ambassadeur congolais signe de nouveaux traités avec la cour portugaise. Il laisse à Lisbonne deux membres de sa délégation qui étudieront l’architecture et la culture de la Renaissance. En 1670, le roi Kpayizonoun d’Allada du Dahomey (Bénin), envoie son homme de confiance, don Mateo Lopez, auprès de Louis XIV en France.
L’usage consistant à envoyer en Europe de jeunes Africains, princes ou non, dans le but de recevoir une formation religieuse ou technique ou pour apprendre les langues des pays d’accueil, a débuté au XVe siècle et duré jusqu’au XXe siècle. Des centaines de moines éthiopiens se sont rendues en Italie du milieu du XVe siècle au milieu du XVIIe siècle. En 1481, un hospice fut ouvert à Rome pour les accueillir. Selon l’historien Hans Debrunner, le monastère Saint Eloi de Lisbonne peut être considéré comme  » le premier centre de formation pour Africains en Europe « .
La traite négrière atlantique : naissance de la diaspora africaine
La fin du XVe siècle coïncide avec deux événements majeurs : la libération totale de péninsule ibérique de l’occupation mauresque commencée au VIIIe siècle et l’arrivée des caravelles de Christophe Colomb en Amérique.
À partir des années 1480-1490, près d’un millier d’esclaves africains est débarquée chaque année dans les ports portugais. Les rois du Congo ou du Bénin, farouchement opposés à la traite négrière, ne pourront résister longtemps à la forte pression européenne.
Le Portugal et l’Espagne ont à cette époque un grand besoin de main-d’œuvre étrangère pour combler l’énorme déficit provoqué par la peste. Progressivement, la population servile d’origine africaine prendra le pas sur les esclaves arabes et circassiens. Au Portugal, ces esclaves africains sont en général employés dans les grandes exploitations agricoles du sud du pays et dans la pêche. Certains sont artisans ou serviteurs.
Ce trafic durera jusqu’aux années 1620 et sera à l’origine de la constitution d’une importante diaspora d’origine ouest africaine au Portugal : en 1620, 10 % de la population de la capitale du royaume, Lisbonne, est d’origine négro-africaine. Au total, au XVIIe siècle, plus de cent mille Africains vivent dans les villes et les campagnes portugaises. Ils sont entre cent cinquante mille et deux cents mille dans toute la péninsule ibérique.
Grâce aux procédures d’affranchissement et de rachat de la liberté, des milliers d’entre eux étaient des hommes et des femmes libres. Il faudra cependant attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour que le marquis de Pombal mette officiellement fin en 1761 à l’utilisation de la main-d’œuvre servile africaine. La raison fut purement économique et non humanitaire : il s’agissait de protéger le travail libre, free labour.
En Espagne, cette diaspora donna naissance à des figures illustres, comme El Negro Juan Latino, un des plus grands poètes et érudit du pays au XVIe siècle. Né en Afrique en 1516, il enseigna le latin et le grec à l’université de Grenade, en Andalousie. Il dédia son poème en latin l’Austriade,  » un des monuments de la littérature espagnole du XVIe siècle « , à son protecteur et ami don Juan d’Autriche, vainqueur en 1571 des Turcs à Lépante.
De l’Espagne à l’Ecosse, des Africains de plus en plus présents
Jusqu’au XVIe siècle, la diaspora africaine se trouvait en majorité au sud de l’Europe, dans la péninsule ibérique et dans la partie méditerranéenne, en Sicile et en Italie. Mais dès le milieu du XVIe siècle, elle s’étendit progressivement sur toute l’Europe. La présence d’Africains est attestée aux Pays-Bas, en Angleterre, en France, dans les pays germaniques et scandinaves et dans les Balkans. Dès les années 1670, des Africains sont présents jusque dans la lointaine Russie.
Cette présence africaine en Europe est essentiellement due à la traite négrière transatlantique en plein essor. À partir de 1650, l’Espagne et le Portugal ne dominent plus les mers et d’autres nations européennes vont se lancer dans le commerce transatlantique, à l’origine de la déportation de plusieurs millions d’Africains vers les colonies européennes du Nouveau monde. L’arrivée d’Africains en Europe se faisait ainsi de plus en plus souvent via l’Amérique. En effet, les colons européens revenaient généralement des Amériques avec des domestiques et des esclaves africains. Ils les envoyaient parfois en métropole pour apprendre des métiers. Les capitaines de navires négriers ramenaient des captifs directement du continent africain dans les ports d’Europe.
Cependant, à l’image des diplomates et princes africains, certains Africains venaient en Europe indépendamment du commerce européen d’esclaves africains. De même, des esclaves affranchis quittaient parfois les colonies pour s’installer en métropole.
Au XVIe siècle, la ville d’Anvers aux Pays-Bas était, après Lisbonne, la seconde ville européenne pour sa population noire, indique l’historien Allison Blakely. Après la conquête de Surinam en 1682, les Noirs seront de plus en plus présents dans les principales villes néerlandaises. Au XVIIIe siècle, Anton Amo, philosophe distingué et auteur de plusieurs ouvrages dont un remarquable Traité de l’art de philosopher avec simplicité et précision, originaire du Ghana actuel, fut la personnalité africaine la plus remarquable aux Pays Bas.
En France, malgré l’interdiction de la réduction en esclavage de prisonniers africains, prononcée par le parlement de Bordeaux en 1571, au nom d’une très ancienne tradition rejetant l’esclavage sur le sol français, on dénombrait en 1738 quelque quatre mille esclaves africains. Vers la fin du XVIIIe siècle, la population servile d’origine africaine représente une dizaine de milliers de personnes auxquels il faut ajouter quelques milliers d’hommes libres.
Un millier de ces derniers servent dans l’armée, dans le bataillon de pionniers noirs, créé sur arrêté de Bonaparte en 1802, et rebaptisé en 1806 le régiment royal africain. Plusieurs d’entre eux deviendront des figures célèbres de l’histoire militaire française, à l’image du chevalier de St Georges qui fut colonel d’armée, brillant escrimeur, compositeur et violoniste hors pair, ou encore le général Dumas, héros de guerre et père du romancier Alexandre Dumas.
En Écosse, la présence de deux femmes d’origine africaine subsaharienne est signalée dès 1507 à la cour du roi James IV. Dans la seconde moitié du siècle, sous Elizabeth I, la population africaine vivant dans le royaume britannique augmente considérablement, au point de provoquer une décision d’expulsion ordonnée en 1601 par la reine. Au XVIIIe siècle, il y aurait entre dix à vingt mille Africains dans le pays. On retrouve une bonne partie d’entre eux dans l’armée, notamment dans le Royal Fusiliers où, en général, les tambours de régiment étaient Africains.
Ignatius Sancho fut l’un des Africains les plus célèbres en Angleterre au XVIIIe siècle. Dramaturge, critique d’art et de théâtre, compositeur et parrain de jeunes écrivains, il est l’auteur de Theory of Music. Sa correspondance (Letters of the Late Ignatius Sancho, An African), publiée après sa mort en 1780, fut un succès de librairie.
Les Africains sont aussi présents en Prusse, en Autriche, en Norvège, en Suède, au Danemark. Adolph Coichi Badin (c.1760-1822), secrétaire à la cour et assesseur, était le protégé de la reine Louisa Ulrika de Suède. À la cour d’Autriche, Angelo Soliman (1731-1796), de son nom africain Mmadi-Make, fut un personnage célèbre. Chamberlain du prince de Wenzel et précepteur du fils du prince Franz Joseph de Liechtenstein, il épousa secrètement en 1768 Magdalena C. Kellerman, sœur de Kellermann, général de Napoléon et duc de Valmy. Selon un de ses biographes, l’historienne allemande Monika Firla, Charles X de France, en visite à Vienne en 1791, invita leur fille Joséphine à danser lors d’un bal. Franc-maçon à partir de 1781 dans la même loge que Mozart, Soliman devint, sous le nom de Massinissa, célèbre roi africain de l’Antiquité, un des responsables de sa loge dont les membres étaient d’éminents intellectuels viennois.
Les Africains et l’empire ottoman
Des esclaves africains achetés dans l’Empire ottoman étaient parfois acheminés par différentes filières vers l’Autriche, la Russie, la Pologne. Par ailleurs, les armées ottomanes disséminées sur des territoires situés en Europe (Bosnie, Serbie, Monténégro, Albanie) comprenaient des dizaines de milliers d’Africains. Au Monténégro par exemple, la présence africaine remonte au moins au XVIe siècle.
Au XIXe siècle, des marchands albanais organisaient un trafic d’enfants africains directement depuis des ports d’Afrique du Nord (Tripoli, Benghazi, Algers, Philippeville, actuelle Skikda en Algérie, Tunis, Port Saïd en Égypte) vers des villes de la mer Noire dans l’Albanie et le Monténégro actuels. La plupart de ces enfants étaient originaires du Baguirmi, royaume africain riverain du Lac Tchad. Plusieurs centaines de familles africaines victimes de ce trafic étaient encore installées dans des villes albanaises et monténégrines au début du XXe siècle.
À Chypre, la présence d’Africains libres et esclaves est attestée pendant la période ottomane. Certains des esclaves étaient originaires du Soudan et de l’Éthiopie, d’autres avaient été acheminés par les réseaux transsahariens depuis le Wadai, le Bornou, le Tchad et Kano vers Tripoli et Benghazi en Tripolitaine ottomane. Ils étaient employés dans l’artisanat, le commerce et comme domestiques dans des familles.
La traite ottomane d’esclaves africains à partir de Tripoli et de Constantinople fut en grande partie à l’origine de la présence d’Africains dans la partie européenne de la Russie tsariste. Par ailleurs, des Africains vivant en Europe ou en Amérique du Nord venaient séjourner ou s’installer dans la Russie impériale. Certains Africains-Américains, de passage dans ce pays pour des raisons professionnelles (employés d’ambassades, domestiques du personnel diplomatique américain, marins en escale), décidèrent d’y rester.
En dépit de leur faible nombre, la contribution des Africains à la Russie fut remarquable : le commandant de la marine Petro Seichi, le général, mathématicien et homme d’État Abraham Hanibal (bisaïeul du poète Pouchkine), le célèbre comédien Ira Aldridge, le richissime homme d’affaires et agent secret du tsar Nicolas II, Georges Thomas, ou encore le célèbre professeur égyptien Cheikh Mouhammed Tantawi.
Comme dans d’autres pays d’Europe, cette diaspora a disparu progressivement dans la masse de la population dominante en raison de son faible nombre, de sa forte composante masculine, et du métissage né des mariages avec des femmes européennes, dont Pouchkine reste le plus vivant symbole en Russie et Dumas en France.
Le XIXe siècle et le début du racisme
D’une manière générale, et au XVIIIe siècle en particulier, on assiste sur un plan juridique et social à une dégradation des droits des Africains en Angleterre et en France, où certains veulent préserver la pureté de la  » race blanche « . Au début du XIXe siècle, d’Aboville, gouverneur de Brest, exprime dans une lettre au ministre de la Guerre son désir de  » voir purger la France de ces races de couleur  » pour  » arrêter la propagation du mélange du sang « .
La législation interdisant la pratique de l’esclavage sur le sol anglais, français ou hollandais, les esclaves qui accompagnaient leurs maîtres en métropole n’hésitaient pas à intenter des procès à ces derniers. Le cas le plus célèbre est celui de James Somerset en 1772.
En France, des Noirs de condition servile qui avaient épousé des Françaises réclamaient et obtenaient parfois leur liberté, malgré l’opposition farouche des lobbies de colons. Dès 1716, le maire de Nantes réclame l’interdiction aux Noirs d’épouser des Françaises. Dans un édit d’octobre 1716 sur l’entrée des Noirs en France, le Conseil royal d’État fait d’importantes concessions aux colons, notamment en soumettant le mariage des esclaves au consentement de leurs maîtres, lequel consentement entraînait la libération immédiate de l’esclave. La déclaration de 1738 supprimera complètement le droit au mariage de l’esclave. En 1777, un décret royal interdit l’entrée du territoire aux  » Noirs et aux mulâtres libres et esclaves  » en raison d’un manque chronique de main-d’œuvre dans les colonies. Après la libération de Saint-Domingue par les esclaves, environ six mille colons français retourneront en métropole et y mèneront une véritable guerre contre les Noirs.
Face à ces lois de plus en plus strictes, les Africains d’Europe apporteront une contribution politique directe au mouvement abolitionniste et participeront ainsi à réveiller les consciences européennes sur l’inhumanité de l’esclavage. En Angleterre, un ancien esclave du nom d’Olaudah Equiano publiera son autobiographie, The Interesting Narrative of Olaudah Equiano (1789), révélant les horreurs de la traite négrière et de l’esclavage.
Au XIXe siècle, un nouveau racisme pseudo-scientifique instaurant une  » hiérarchie entre les races humaines  » se développe, notamment avec J.J.Virey, (Histoire naturelle du genre humain, 1801) Edwards (Caractères physiologiques des races humaines, 1829), Knox (Races of Man, 1850), véritable fondateur du racisme anglais, et son alter ego français, Gobineau (De l’inégalité des races humaines). L’anthropologie physique lui donnera une assise  » scientifique « .
En même temps, des intellectuels africains vivant en Europe tels que Africanus Beale Horton, auteur de West African Countries and Peoples (1868), et Edward Blyden, auteur de Christianity, Islam and the Negro Race (1888), combattirent ces théories racistes. Dénonçant les pseudo-théories des anthropologues, Horton s’interrogea :  » Quand viendra le temps bienheureux où les anthropologues et philosophes modernes, aujourd’hui de vrais borgnes ignorant tout des capacités intellectuelles des Africains, cesseront de fabriquer des études dont le seul but est de calomnier une race opprimée ? « 

* Version remaniée et réduite de mon article paru en 2004 dans The Encyclopedia of Diasporas (M. Ember, C. Ember, I. Skoggard, eds, 2004, Kluwer Academic / Plenum Publishers, New York) et en 2001 dans le Courrier (Bruxelles).Né au Bénin en 1963, Dieudonné Gnammankou est historien, écrivain, traducteur et conférencier, chercheur en histoire et civilisation africaine et en langues et littératures slaves. Il est actuellement coordinateur scientifique du projet d’exposition Les Africains et leurs descendants dans l’histoire européenne, prévu pour 2007 à La Maison de l’Afrique à Toulouse. Il vient de publier  » The African Diaspora in Europe « , in Encyclopedia of Diasporas (M. Ember, C. Ember, I. Skoggard, eds, 2004, Kluwer Academic / Plenum Publishers, New York). Dieudonné Gnammankou est également traducteur du texte de Salim bin Abakari,  » Mon voyage en Russie et en Sibérie  » (édition originale swahilie en 1896), dans Caravanes : Littératures à découvrir (Paris, Éditions Phébus, 2003).///Article N° : 3885

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