Fragments d’un discours musical amoureux

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L’Afrique a toujours chanté l’amour, mais ses chansons sont rarement à l’eau de rose. Des chants d’amour des Pygmées à la poésie soufi, en passant par la rumba congolaise et les incantations des griotes maliennes, la musique évoque les rapports amoureux mais aussi la séparation et la désillusion.

Une légende tenace, colportée depuis des siècles, voudrait que le discours amoureux soit une invention, et même une exclusivité des sociétés européennes et asiatiques : il serait étranger ou du moins exogène à toute tradition africaine. Sa genèse s’écrirait de façon linéaire, de L’art d’aimer d’Ovide à Flamenca (roman chanté des troubadours occitans du XIIIe siècle, les inventeurs patentés de  » l’amour courtois « ) en passant par le Ci, la poésie (chantée elle aussi) des courtisanes chinoises de la dynastie Tang, au VIIe siècle…
Ainsi l’amour ne s’avouerait pas, ne s’exprimerait pas vraiment en Afrique. Cette illusion, il est vrai, est aujourd’hui entretenue par certaines apparences : même dans une ville africaine moderne, il est rare de voir un couple s’embrasser, se tenir par la taille ou même seulement par la main dans la rue. Ces gestes simples et innocents, qui passent inaperçus ailleurs, font partie presque partout en Afrique d’une sphère intime où la pudeur joue encore un rôle essentiel, même en 2005.
Pour se rendre compte à quel point, il suffit d’assister à la projection d’un film américain, européen ou surtout indien, dans un cinéma de quartier. Dès qu’à l’écran un couple fait mine de s’embrasser, un immense éclat de rire gêné secoue le public, en majorité féminin.
Les films de Bollywood ont un immense succès en Afrique, et c’est sans doute grâce à eux que les rares salles de cinéma encore en activité n’ont pas été transformées en églises.
Ces derniers  » cinés  » sont les églises de l’amour, et du chant amoureux puisque la plupart des films indiens ne parlent que d’amour, et que l’amour s’y exprime toujours en musique…
En Afrique et dans la diaspora, le temps s’arrête pour de nombreuses femmes à l’heure de la série Les Feux de l’Amour. Plus qu’un feuilleton, cette série américaine est une messe quotidienne, un rituel sentimental, avec ses mélodies sucrées plus ou moins  » jazzy « . Elle n’a de rivales que les telenovelas brésiliennes, ponctuées par les romances langoureuses de la MPB (musica popular brasileira). C’est grâce à la petite mélodie de toutes ces séries roses que la fleur bleue des amours romantiques superficielles titille le cœur du téléspectateur africain, et surtout de la téléspectatrice. Mais contrastant avec cette fiction exotique et ses décors souvent luxueux, il y a la réalité complexe des relations amoureuses au quotidien telles qu’elles évoluent en Afrique entre tradition et mondialisation. Et cette évolution se reflète dans celle de la chanson africaine, ancestrale ou moderne.
Car la mémoire du  » discours amoureux africain  » remonte très loin !
La solitude désirante des Pygmées
On a trouvé d’admirables poèmes amoureux parmi les textes relevés dans les palais et les tombes de l’Égypte pharaonique. Certains sont associés à des images de musiciens, ce qui laisse supposer qu’ils étaient chantés.
Le mot  » amour « , d’origine latine et occitane, est un paradigme très daté et localisé, qui ne coïncide avec aucun des deux mots grecs  » eros  » (désir amoureux) ou  » agapè  » (affection, tendresse) ni avec l’arabe  » ishq  » qui désigne l’amour désincarné, divin et sacré.
Pourtant de nombreuses langues africaines possèdent au moins un mot signifiant à peu près ce qu’amour (amor, amore, liebe, love) exprime dans les langues européennes : lolon en ewé, edin en ewondo, anyeghe en fang, wan nyinyi en fon, bolingo en lingala, fitiavana en malgache, apendo en swahili, mbëgeel en wolof, ife en yoruba, etc.
Et le sentiment amoureux a toujours été très présent dans les musiques africaines…
Parlons d’abord du peuple le plus  » musicien  » du continent : ceux qu’on appelle les Pygmées.
L’un des plus beaux disques qui leur ait été consacré s’intitule Chants de chasse, d’amour et de moquerie (1). Les premiers morceaux sont des chansons d’amour accompagnées par la harpe-cithare bogongo : un instrument proche du mvet des bardes bantous, mais qui n’a que trois cordes au lieu de quatre, et dont les caisses de résonance en calebasse sont souvent remplacées par des boîtes de conserve ou des marmites en métal.
Ces chants d’amour sont interprétés le soir, par les chasseurs restés longuement séparés de leurs femmes. Mais il leur arrive aussi de les chanter dans les campements où ils vivent le plus souvent aujourd’hui, en semi-nomades.
Leur chant est alors enrichi par l’admirable polyphonie des femmes et des enfants. Mais le refrain reste le même :  » Mon épouse, appelle-moi ! Seul dans la forêt, je n’entends que ma propre voix.  » Ou bien :  » J’ai envie de toi tout de suite. Viens, même si tu n’es pas lavée !  »
Le chant d’amour est d’abord un chant de solitude, et il s’exprime avec une douceur infinie.
Il est délicatement murmuré, pianissimo, sans jamais dépasser le faible volume sonore de l’instrument qui l’accompagne : arc musical, harpe-cithare, ou sanza. Cependant, les chants d’amour des Pygmées ne se limitent pas à l’expression du désir, ils abordent aussi tous les problèmes amoureux et la plus belle chanson de ce disque –  » Eluma ya basi malonga « , la séparation des mariés – traite du désenchantement et de la désillusion au sein du couple.
L’amour courtois des Bantous
Il n’est pas surprenant que la plus belle expression musicale africaine du sentiment amoureux soit associée au seul instrument de musique exclusivement africain : le lamellophone – dont les noms varient suivant les ethnies : kalimba, likeme, likembe, mbira, sanza, etc.
Cet instrument est exclusivement masculin et, la plupart du temps (sauf chez les Shona du Zimbabwe), il est joué en solo, accompagnant un chant très confidentiel et personnel.
Ce chant est avant tout celui qu’un homme adresse à une femme, absente, éloignée ou indifférente. On l’appelle  » chant à penser  » chez les Gbaya de Centrafrique, et il fait l’objet de deux CD parmi les plus admirables de la discographie traditionnelle africaine (2).
Sur une mélodie préétablie, le joueur de sanza improvise des paroles qui reflètent ses sentiments du moment – les thèmes immuables sont ceux de l’amour déçu, de la séparation et de la solitude. Le chant est presque murmuré et s’adresse directement, à distance, à la femme aimée. Diverses métaphores évoquent le désir, la plus courante étant celle où l’homme invite la femme à  » monter sur l’arbre  » ! Le chant-à-penser n’est pas une vraie chanson, les mots s’y succèdent sans continuité ni logique, dans une sorte d’état hypnotique, même si ceux qui reviennent le plus souvent sont :  » je ne dors pas « ,  » je ne dors plus « ,  » je n’arrive plus à trouver le sommeil « .
Comme le souligne le musicologue Vincent Dehoux, auteur de ces enregistrements,  » la volonté de mélodiser est la plus forte, et les mots perdent peu à peu leur valeur significative pour ne plus servir que de support à la voix. (…)  » Le musicien  » ne s’exprime pas au travers des paroles, il ne veut rien dire de particulier, il se laisse simplement aller vers une’vibration’ qui relaie celle de la sanza.  »
Le même type d’expression du sentiment amoureux, discrète et pudique, se retrouve dans le répertoire tout aussi magnifique des joueurs de sanza ou de harpe d’autres ethnies de la région : Mangbetu, Mongo, Nzakara, Zande…
Rien d’étonnant si l’urbanisation, qui rassemble les êtres autant qu’elle les isole, et remet en question les cadres traditionnels de l’amour et du mariage, va imposer dans la chanson un discours amoureux plus direct et omniprésent. Dans les villages, le chant d’amour était relativement confidentiel et marginal, à côté de formes innombrables liées au mode de vie (chants de chasse, d’épopée, de guerre, d’initiation, de louange, etc.). Mais à Bangui, Pierre Saulnier relève que  » sans doute les deux tiers des chansons décrivent les relations entre hommes et femmes, entre époux et épouses (…) La situation normale d’un homme et d’une femme est le mariage. (…) Le célibat est alors vécu comme un état anormal.  » Une fameuse chanson de l’orchestre Super-Angelou proclame ainsi :  » Un homme n’est heureux qu’avec une femme chez lui / Une femme n’est heureuse que devant la maison de son mari.  »
Le français,  » langue érotique « 
Ce discours amoureux  » officiel « , encouragé par les églises chrétiennes et les radios, sera vite transgressé à partir de la fin des années 1950. Les chansons de Bangui traitent de plus en plus ouvertement (et souvent de façon anticonformiste) d’infidélité, de polygamie, de prostitution, de rivalité et de vénalité. La plupart interpellent à la deuxième personne une femme en particulier, parfois fictive mais le plus souvent réelle. Même dans les chansons en sango (principale langue autochtone), elle est nommée par un prénom ou un surnom en français – langue  » érotique  » par excellence. Saulnier en dresse un amusant inventaire :
 » Certains sont employés sans changement phonétique : Simone, Sylvie, Ève, Julie, Marie… sont prononcés tels. D’autres, ou les mêmes parfois, connaissent une transformation par l’adjonction d’une voyelle en finale après une syllabe ouverte ou fermée ; un’a’ : Lydie, Marie, Angèle, Pauline et Christine deviennent Lydia, Maria, Angéla, Paulina et Christina ; un’i’ : Simone devient Simoni ; un’u'(‘ou’en français) : Ruth devient Lutu…  »
Cette  » érotisation glamoureuse  » des prénoms féminins français par adjonction d’une voyelle,  » a  » le plus souvent, s’est généralisée dans les villes d’Afrique francophone, et l’on peut y voir l’influence d’une vieille tradition de la métropole coloniale, où la plupart des prostituées ajoutent un  » a « , à la fin de leur vrai prénom transformé. (3)
Bangui étant une importante ville de garnison française, cet emprunt n’a rien d’étonnant.
Pas plus que la floraison des surnoms relevés par Pierre Saulnier :  » Ils indiquent soit l’affection, tels cu, cucu, cucuna (du français’chou’) ; chérie et chérina, chérie de mon cœur, ma petite chérie ; pupe, petite pupe, jolie pupe (du français’poupée’) ; aimée, ma bien aimée, mon amour ;’kâmbâ ti bê ti mbi'(‘corde de mon cœur’)… soit la beauté, tels jolie mannequin, jolie, joujou, beauté, belle : soit la valeur, tels diamant, bijou, trésor… et encore la douceur, tels bonbon sucré ou’sukâli’, du français sucre.  » (4)
Les mêmes caractéristiques se retrouvent dans les villes voisines de Bangui, Brazzaville et Léopoldville/Kinshasa quand s’y invente la rumba, dans la décennie 1945-1955. On en trouve l’archétype dans les premiers vrais  » tubes panafricains  » enregistrés par le merveilleux Wendo Kolosoy, dont les titres sont aussi des prénoms féminins :  » Albertina  » (à la fois hommage à sa mère qui s’appelait Albertine, et pamphlet contre une femme de même prénom, dépravée, ivrognesse et querelleuse),  » Bernadette  » et surtout l’inoubliable  » Marie-Louise  » (Ngoma, 1952) où Wendo déclare si délicatement son amour à la sœur de son ami guitariste Henri Bowane :
 » Avec notre voiture / Avec nos voix séduisantes et nos guitares / Ne sommes-nous pas capables d’entraîner Marie-Louise sur notre parcours du destin ?  » (5)
Le culte de la femme  » claire « 
Dès cette époque, un nouveau type de chanson  » tradimoderne  » va se développer dans les régions minières du Zaïre (actuelle République démocratique du Congo), de Zambie et du nord du Zimbabwe, là où de fortes concentrations de jeunes ouvriers émigrés célibataires, souvent rwandais et quasiment réduits à l’esclavage, n’ont d’autre solution que fréquenter les prostituées en rêvant de la femme idéale. Au Katanga, ce rêve est entretenu par les chansons des  » kalindula « , troubadours recrutés (de même que les prostituées) par l’Union minière pour divertir et endoctriner la population de ses camps de concentration. C’est dans cet enfer que leurs chansons vont lancer, dès les années 1960, la mode si dangereuse des produits éclaircissants :

Une femme de teint sombre apporte les ténèbres parmi les enfants,
Une femme de teint clair est une offrande faite aux cabarets.

Comme au Cotton Club de Harlem dans les années 1920 les cabarets africains, à partir des indépendances, choisissent leurs choristes et danseuses en fonction de leur  » clarté « .
Cette  » indépendance à l’envers  » dont les femmes seront les victimes consentantes est très bien expliquée par Nawej Kataj Alexandre :  » Le choix des agents des entreprises minières portait sur les femmes au teint sombre. Elles avaient la réputation d’être endurantes et pleines d’ardeur face aux multiples travaux. (…) Le montant de leur dot était plus élevé. Les femmes au teint clair étaient moins appréciées. On les considérait comme physiquement faibles et elles étaient parfois aussi taxées de sorcières (sic). Mais cette conception changea progressivement au cours des années 1950, en raison de l’intégration sociale de la femme en milieu urbain, de ses études et d’une certaine évolution morale et matérielle de la population. Avec l’accession de notre pays à l’indépendance, les femmes commencèrent à utiliser certains produits antiseptiques dans le but d’augmenter leur beauté. Entre 1966 et 1969 et surtout au cours des années 1970, on remarque que les hommes ont tendance à choisir les femmes au teint clair.  » (6)
Cette révolution des critères de beauté féminine est donc lancée par la chanson. Mais les kalindula n’ont pas la langue dans leur poche, et ce sont eux aussi qui vont créer les premières chansons contestataires contre  » celles qui font produit  » :  » Le respect diminue au Congo / Le Congo, c’est construire / Elles commencent à appliquer la crème éclaircissante ambi au visage / Et les jambes demeurent noires / Pleurons ô Dieu !  » (7)
Maladie d’amour
Une vieille idée d’une Afrique de l’Ouest machiste, dépourvue de tendresse à l’égard des femmes, perdure. Elle est pourtant totalement contredite par tout son répertoire de chants, ancestral ou moderne, qui est d’ailleurs bien plus équilibré entre les sexes : en proportion, les chanteuses y sont infiniment plus nombreuses et créatrices de chansons d’amour qu’en Afrique centrale.
Griotes ou non, elles contribuent activement à l’élaboration d’un discours amoureux souvent bien moins autocensuré que celui des hommes. C’est d’ailleurs ce qui fait actuellement le succès de chanteuses aussi différentes que les Maliennes Nahawa Doumbia, Oumou Sangaré ou Rokia Traoré, dont la liberté de ton les démarque des griotes d’antan…
Il ne faut cependant pas oublier que la chanson griotique, surtout par la voix des femmes, a toujours célébré de façon parfois très crue les relations amoureuses. En voici des exemples :

Akignana (chanson des veuves)
Je ne suis pas menteuse / Mais j’ai perdu mon équilibre
Je ne suis pas voleuse / Mais j’ai perdu mon équilibre
Je ne suis pas prostituée / Mais j’ai perdu mon équilibre
Car la mort du premier mari / Fait perdre l’équilibre / A toute femme intègre

Kemokari Fassan (chanson des jeunes filles contre les mariages forcés)
Le crachat gluant du vieillard / Peut remplir une petite calebasse / Sa barbe en broussailles / Peut couvrir le toit d’une petite case / Ses yeux sanglants et perçants / Sont aussi rouges que le piment mûr / Que je sois très heureuse / Ou profondément malheureuse / Je n’épouserai jamais un vieillard.

N’Diagno (chanson d’amour)
Je t’en prie, mon bien aimé / Ne monte pas au fromager ! Car sa branche peut se casser / Et se rompre sous tes pieds / Quand tu auras le regard / Trop concentré sur moi.

Minbilo o sedeninne (chanson contre le sida)
Jeunes filles, mes copines / Sautons en hauteur plusieurs fois ! / Personne ne doit s’arrêter ! /
Celle qui s’arrêtera de sauter / A sans doute commencé / Déjà les relations sexuelles /
À l’insu de tout le monde ! / Celle qui s’arrêtera de sauter / A donc la maladie du sédé /
Qui dans tous les cas tôt ou tard / Finit par éclater au grand jour. (8)

Cette chanson jadis joyeuse accompagnait un simple jeu d’endurance pratiqué par les jeunes filles à Kankan (Guinée), mais ses nouvelles paroles sont terrifiantes. Bien entendu le sida a profondément bouleversé la chanson amoureuse, même dans ses aspects les plus traditionnels.
On est loin de l' » Afrique rose  » et plus près de l' » Afrique noire « , mais la douleur et le malheur ont toujours fait partie du discours amoureux. Les poèmes chantés des Touaregs, accompagnés par une femme à la vièle monocorde  » imzad « , en sont le plus bel exemple :  » En ce jour que j’ai quitté Tella / Elle tenait une réunion galante pour les personnes présentes / Je suis parti, l’âme brûlée de douleur, le cœur embrasé / Semblable à un tison enflammé / Sur lequel souffle le vent et qui brûle de tous côtés.  » (9)
La tradition orale attribue à un certain Ghabidin ag-Sidi Mokhammed ce chant bouleversant :
 » Ah ! que ma monture aille vers l’aval, que je visite le cimetière, cerné d’un mur / Où je contemplerai le tertre sous lequel elle repose bras étendus. / Ô Dieu soit loué pour sa peau surpassant le lait qu’on dépose pour recueillir la crème / Ce jour où elle était bleuie d’indigo, rappelant les vertes vallées du Paradis interdites à l’apostat / Son cou était pareil à celui des biches élégantes paissant à Yen-Wäggar / Son œil limpide comme les sources de Tinaddamen, quand les agneaux ne les ont pas encore troublées / Et je sais aujourd’hui que ce monde m’est vide comme le site abandonné d’un ancien campement.  » (10)
Un islam amoureux
L’influence de l’islam semble avoir été longtemps moins castratrice sur l’expression du chant amoureux africain que celle du christianisme. Même si aujourd’hui la concurrence entre fondamentalismes évangélique et wahhabite, crapuleusement financés par les sectes américaines et saoudiennes, suscite une surenchère de la censure et de la pudeur, l’islam africain demeure essentiellement soufi. Or le soufisme – doctrine qui remonte aux premiers siècles de l’islam, alors que le wahhabisme est plus récent – sacralise l’amour, la beauté, la musique et la poésie.
Ainsi au Sénégal, la scène musicale est dominée par des chanteurs soufis comme Youssou N’Dour, Omar Pène ou Thione Seck, qui chantent l’amour charnel et spirituel, au nom de Dieu ! De même qu’en Mauritanie, comme l’écrit Corinne Fortier  » la poésie n’est pas seulement un exercice de style, mais fait partie de l’itinéraire existentiel et amoureux de tout honnête homme.  » (11) :
 » L’homme est toujours’ravi’par la femme, le champ sémantique du mot ravir convenant tout à fait au discours amoureux en milieu maure. Celui qui subit ce ravissement est alors féminisé, rendu passif ; la ravisseuse’a pris quelque chose de moi’comme le déplore celui qui en est victime. Ce quelque chose (‘shi’) est parfois déterminé : ce peut être le cœur, organe de décision, que l’amante a capturé. Ce qu’elle lui a également ravi, c’est sa position dominante d’homme puisque l’amant pour plaire à sa belle est devenu son chevalier servant.  »
 » Je me consume « ,  » tu me tues « ,  » je me meurs de toi « ,  » tu m’aveugles « ,  » tu m’as coupé le cœur « ,  » tu obsèdes mon esprit « ,  » tu me possèdes « … telles sont les expressions ancestrales du chant amoureux des Maures. Et Corinne Fortier ajoute :  » Les jeunes gens utilisent une expression dérivée du français qui renvoie à l’idée d’obsession et de folie :’fanatisaytini’= tu m’as rendu fan de toi ! (…) L’expression locale’rbit râs’, qui signifie’tête nouée’, est employée à propos des têtes de bétail égarées qui pour être retrouvées ont été immobilisées par un acte magique. Cette expression relevant du registre pastoral est utilisée dans le vocabulaire amoureux pour évoquer l’état d’inertie de l’amant, envoûté par sa bien-aimée.  »
Amours et désillusions
Décidément, tout n’est pas rose dans cette Afrique blanche ou noire où c’est surtout  » l’amour rosse  » qui semble prédominer, comme partout ailleurs, si l’on en croit les chansons…
Ils sont très peu nombreux ceux qui ont réussi à faire un tube panafricain à l’eau de rose, comme le Béninois G. G. Vickey ( » Vivent les Mariés ! « ) ou le Sénégalais Ismael Lô ( » Toutes les femmes sont des reines « ).
Depuis dix ans ( » Chéri ton disque est rayé « , Patience Dabany, 1995), c’est la morosité qui s’est imposée en Afrique dans les relations amoureuses, du moins en chanson.
Le premier tube panafricain (et mondial) du IIIe millénaire,  » Premier Gaou  » du groupe ivoirien Magic System, n’est pas très  » rose  » : ce n’est qu’un chant de désillusion, qui raconte comment un pauvre type a été quitté par une femme pour de basses raisons financières…
Autrement dit, comment l’amour de l’argent l’a emporté sur l’amour tout court.
On est certes très loin des sublimes  » chants à penser  » des Gbàyà, du  » Marie-Louise  » de Wendo ou encore plus de l’extase amoureuse des poètes maures et touareg !
Mais qui sait ce qui se chante dans les cœurs et entre les jambes des jeunes Africains ?
Il n’est pas dit que la triste pudibonderie ambiante aura raison de cette poésie désirante qui a toujours fait de l’Afrique le continent qui chante le mieux l’amour, comme seules savent le chanter les femmes quand elles sont libérées de la censure des hommes.
Citons le poète béninois Émile Ologoudou :  » Jeunes filles et femmes, étant seules entre elles, épanchent librement leur cœur à travers des chants érotiques des plus audacieux. Dans ce répertoire, il est moins question de colère contre les hommes que de sexualité et de vie amoureuse abordées sans fards. Un de ces chants met en scène une jeune fille tournée en dérision pour s’être trop vite exécutée. Il a suffi que l’amant lui paye à manger pour qu’aussitôt elle’écarte les jambes pour se sentir de part en part trouée et traversée comme d’une flèche chauffée à blanc’. Moralité et refrain de la chanson :’celle qui obtempère si vite ne peut avoir que le feu aux fesses, fesses éclatées comme vient à pétarader le fusil’. Une autre de ces chansons obscènes interpelle la voisine en ces termes :’Akoua, toi si friande de la verge, il ne resterait plus qu’à te faire empaler par le derrière !’  »
L’Afrique rose, ce ne serait donc, au fond, qu’une histoire de fesses ?

Notes
(1) Centrafrique – Pygmées Aka : chants de chasse, d’amour et de moquerie (Ocora / harmonia mundi)
(2) Centrafrique – Musique Gbaya / Chants à penser (Ocora / harmonia mundi), Centrafrique – Musique pour sanza en pays gbaya (VDE)
(3) Cf. Clara la nuit, roman à succès de Catherine Locandro (Gallimard, 2004)
(4) Pierre Saulnier, Bangui chante / Anthologie du chant moderne en Afrique centrale, L’Harmattan, 1993.
(5) Lire à ce sujet Terre de la chanson de Manda Tchebwa, p. 71-75, Duculot.
(6) Alexandre Nawej Kataj,  » La mode féminine à Lumumbashi  » in Femmes, modes, musique. Mémoires de Lumumbashi, L’Harmattan, 2002.
(7) Musique urbaine au Katanga, sous la direction de Bohumil Jewsiewicki, L’Harmattan, 2003.
(8) Kaba Mamadi, Anthologie de Chants Mandingues, L’Harmattan, 1995.
(9) Extrait des Poésies touarègues, notées par Charles de Foucauld, Leroux, 1925.
(10) Extrait de  » La Solitude du poète touareg  » in Sentiments doux-amers dans les musique du monde, L’Harmattan, 2004.
(11) Corinne Fortier,  » Ô langoureuses douleurs de l’amour / Poétique du désir en Mauritanie  » in Sentiments doux-amers dans les musiques du monde, L’Harmattan, 2004.
///Article N° : 3821

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