L’amour : une hérésie rédemptrice chez Koffi Kwahulé

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Les jeunes femmes des pièces de Koffi Kwahulé évoluent dans des univers oniriques aux échos bibliques et convoquent l’Amour, un amour rédempteur, telles des Saintes en quête d’un espace de questionnement et d’espoir en l’avenir. Hérétiques, ces nouvelles Saintes se moquent des représentations archaïques et défendent la modernité et la liberté humaine. Ce sont des créatures provocantes, loin des clichés de la Vierge pieuse et asservie.

S’il est vrai que la conscience est activité de transcendance, nous devons savoir aussi que cette transcendance est hantée par le problème de l’amour et de la compréhension. L’homme est un OUI vibrant aux harmonies cosmiques. Arraché, dispersé, confondu, condamné à voir se dissoudre les unes après les autres les vérités par lui élaborées, il doit cesser de projeter dans le monde une antinomie qui lui est coexistante.
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs

L’utilisation de figures féminines dans l’œuvre de Koffi Kwahulé est une manière de critiquer les archétypes de nos sociétés patriarcales et impérialistes. Tout comme l’homme noir qui est racialisé à travers la multitude de signes qui le renvoient à la couleur de sa peau, à la consonance de son nom, la femme est, elle aussi, prisonnière des clichés sociaux.  » Mon théâtre, confie-t-il, dit comment on tue les autres en leur imposant une identité  » (1).
Chez cet auteur, les figures féminines incarnent à la fois la l’amour, la beauté et cristallisent une aspiration mystique. Elles affirment leur révolte dans une quête de la transcendance en s’appropriant les projections qui leur en déniaient pourtant le droit. Elles remuent les tabous qui pèsent sur le corps féminin et, contrairement aux apparences, remettent en cause toute morale religieuse pour se référer au libre arbitre de chacun(e). Ce ne sont pourtant pas des figures guerrières de luttes émancipatrices. Au contraire, l’auteur choisit des figures de femme enfant et d’adolescente qui maltraitent les fantasmes masculins.
Façonnée par le regard des hommes, l’image de la Sainte n’est pas dénuée d’un certain charme érotique. Mais Kwahulé affronte la logique perverse des idéologies dominantes et met en crise ces stéréotypes pour reconstruire d’autres systèmes de valeurs au sein desquels les femmes sont avant tout libres. Bintou, Jaz, Superlove, Badibadi, Môzati et P’tite-souillure nourrissent une secrète solidarité. Ces six femmes qui traversent l’œuvre de Kwahulé effraient par leur beauté, par leur désir de liberté, par leur énergie à lutter et par la puissance de leur amour – c’est pourquoi elles sont tuées ou acculées à la mort. Elles représentent l’icône du désir frappé d’interdit, image fascinante et effrayante à la fois. Appelant les réminiscences culturelles, ces figures éthérées à l’image d’Isis, d’Ève ou de Marie-Madeleine, Piéta ou Madone, représentent plus qu’elles-mêmes : leur corps incarne l’esprit, leur chair parle le langage de l’humanité. La beauté de leur amour est aussi la part invisible, essentielle et fondamentale de leur être. Resplendissantes, telles des beautés célestes, elles possèdent cette puissance divine qui fait qu’aucun homme ne peut résister au désir, conséquence de la transgression originelle (Jaz) et, qu’en même temps, tout homme est paralysé par leur beauté (El Mona). Toutes ces femmes ont une caractéristique commune : elles subliment les pulsions sexuelles et érotiques en jeu. Elles transcendent et éloignent du sexuel pour invoquer les réalités politiques et sociales. Ces femmes sont des adolescentes coincées dans des étaux sociaux et historiques, mais qui réussissent à s’en dégager grâce à la transcendance de leur amour, autant spirituel que physique.
Beautés sacrifiées
Ces figures féminines, pures, sublimes, fragiles et généreuses, aux carapaces dures comme le béton, doivent résister à toutes sortes d’agressions destructrices : excision (Bintou), viol (Jaz), prostitution (El Mona et Badibadi), inceste (Bintou et P’tite-souillure), manipulation et abandon (Môzati).
Bintou (2) traite de la fatalité des violences urbaines : jeunesse délinquante, violence familiale dans un milieu où différentes cultures se mêlent et s’entrechoquent. Bintou est une déesse du multiculturalisme que la coutume fait asseoir sur le couteau de l’excision.
Dans Il nous faut l’Amérique (3), farce fantastique, Kwahulé critique la folie consumériste. Pour se faire respecter de son époux, Badibadi crée le mensonge de l’amour qui redonne l’espoir et qui l’élève, littéralement, au rang de  » merveille du monde « . Cette femme est la figure emblématique de la Sainte éternelle.
Jaz est le long monologue, en vers libres, d’une jeune femme violée qui se réfugie dans une sombre schizophrénie. Ce texte n’est pas une plainte mais une voix, une respiration qui se veut délivrance.  » Jaz est un lotus « , symbole de la beauté et de l’érotisme féminin. C’est aussi la seule fleur qui pousse sur des eaux stagnantes et putréfiées. Dans Babyface, dont le titre reprend le surnom de  » l’agresseur « , la figure sanctifiée s’appelle Môzati. Cette jeune femme humiliée, torturée, quasiment suppliciée s’évade dans une folie rédemptrice en transcendant sa réalité par un fantastique et étrange mirage qui fait d’elle une femme martyre.
P’tite-souillure (4) est l’histoire très étrange, presque fantomatique d’une famille bourgeoise gangrenée de l’intérieur. La fille que le père a surnommée P’tite-Souillure a le rôle terrible de Sainte victime, figure expiatoire. Sa vie oscille entre les louvoiements incestueux de son père et la haine de sa mère. Souffre-douleur, bouc émissaire de parents insatisfaits, P’tite-Souillure est une figure de jeune fille à qui il ne reste plus que l’amour et l’imagination, derniers remparts contre la folie, pour s’inventer un ange bienveillant, Ikédia.
Mais c’est El Mona (5) qui synthétise le mieux la condition de toutes ces femmes. Littéralement,  » El Mona  » est une expression arabe qui signifie le désir, la beauté. Dans ce texte, le terme représente l’espace métaphorique de la barbarie humaine, l’image de la guerre et de ses frontières. El Mona est l’image poétique d’un monde / corps occupé, divisé, et la projection iconique d’une Madone. C’est à la fois l’espace des vivants, des morts et celui de l’entre-deux. La frontière entre ces deux extrêmes n’est pas mesurable, c’est un précipice, un ravin vertigineux qui sépare le monde des dieux et des hommes, le monde des morts et des vivants, le monde du rêve et de la réalité.
Enfin, El Mona est le surnom que l’un des personnages donne à Superlove, une très jeune prostituée. Encore vierge, telle une vestale qu’aucun homme n’ose toucher, elle exerce sur le corps de Youssef une préparation mystique aux allures de scarifications divines qui le transforme en une figure christique et sacrificielle, permettant la réunion des contraires : El Mona et El Mona, le Paradis et l’Enfer, la vie et la mort. Son sacrifice, à la frontière des deux mondes, permet le renversement des forces en jeu pour assurer, en référence au christianisme, la vie éternelle à tous. Poétiquement, son corps donné en offrande aux bourreaux d’El Mona devrait servir la libération des siens. Superlove est la figure de la Madone qui délivre l’énergie et l’amour grâce auxquels peut se faire la sanctification de Youssef. El Mona représente l’espoir qui s’exprime par ce profond désir de beauté et d’ailleurs, de réconciliation et d’amour, de liberté.
 » Des madones d’Apocalypse « 
Enfermés dans de sourdes solitudes, les chants poétiques et sensuels de ces femmes portent la mélodie douloureuse de leur destinée : l’incompréhension et la mort. Aussi bien adulées que condamnées pour leur beauté révolutionnaire, elles sont toutes des  » Madones d’Apocalypse  » (6). Bintou  » finit par danser comme une déesse  » (p. 6), Jaz est  » le témoignage érotique de Dieu  » (p. 64). El Mona est  » un prodige « ,  » l’enfance même de la virginité  » (p. 130), P’tite-souillure est comparée à une  » Carmélite  » (p. 65). Badibadi est la femme qu’on visitera  » comme on se rend à Lourdes, à Jérusalem ou à la Mecque  » (p. 30) et Môzati est crucifiée  » […] bras et jambes écartés devant l’homme, comme une hostie dans le feu du ciel  » (p. 73).
Ce sont des icônes vivantes dont la sagesse divine transcende la misère et la barbarie humaine et sauve le monde. D’une certaine façon, le destin de l’Afrique ressemble à celui de ces femmes qui ne savent plus comment elles s’appellent (Jaz), qui cherchent leur histoire (Bintou), qui substituent la fiction à la réalité (P’tite-Souillure, Badibadi) dont elles sont dépossédées (Môzati, El Mona).
Chez Kwahulé, l’amour et la beauté ne peuvent que rencontrer la violence. Ces constructions idéologiques, représentations mythiques de Sainte ou de Madone, idéalisées et adulées pour leur beauté au-delà de toute réalité, sont des figures de femmes hantées par le don d’une mort annoncée, des figures modernes, pleines de vie, qui mettent en jeu le rituel du sacrifice rédempteur. La pulsion de mort qui essaime l’œuvre de Kwahulé apparaît comme la conséquence ultime de la violence initiale exercée sur le corps féminin.
Dans cette œuvre, grâce à un certain état de  » transe  » qui permet de  » partir « , de  » passer « , de faire  » le grand voyage  » à travers l’entre-deux, les figures de femmes transcendent toutes formes de frontières. Dans les cultes outre-Atlantique d’origine africaine comme le vaudou, les adeptes, offrent ainsi volontairement leur corps au Dieu par la transe. En Occident et dans les milieux religieux judéo-chrétiens, l’expérience mystique existe mais d’une autre manière. Il faut rechercher le divin au fond de soi pour atteindre un niveau de sainteté proche de celui du Christ. On peut alors observer l’apparition de stigmates sur le corps de la personne qui peut présenter des capacités paranormales comparables à celles d’une personne en transe.
Aussi Superlove dans El Mona fait-elle entrer Youssef dans une puissante transe qui l’élève au rang de  » saint martyr « , lui permettant de franchir la douloureuse frontière qui le sépare de sa dulcinée. Bintou et Jaz, quant à elles, à travers leur danse et leur chant, proches de l’incantation, produisent une transe qui leur permet de relever leurs défis et ceux des communautés qu’elles représentent. Jaz doit entrer dans cet état second pour dépasser sa culpabilité et exorciser son agression. La transe funeste de Bintou représente la liberté qu’elle continue à revendiquer malgré l’excision. Môzati entre, elle aussi, dans un état de transe aiguë pour se protéger de l’atroce viol dont elle est victime. Elle se transpose dans un rêve cauchemardesque qui l’éloigne pour un moment de la réalité et la rapproche de Dieu. Face à une réalité insoutenable, P’tite-souillure compose un état de transe ; elle imagine Ikédia, son confident et amant, qui viendra l’aider à se venger de ses parents. Enfin, Badibadi, la femme-orchidée, est mue par une force divine et extraordinaire qui la métamorphose en fleur.
À travers ces figures de femmes sacrifiées il est aussi question d’une eucharistie africaine, c’est-à-dire d’un sacrement christique qui commémore et perpétue le sacrifice du Christ à la manière des phénomènes de transe.
Ces femmes croient en la liberté comme d’autres croient en Dieu. Ce sont des allégories de l’amour, de la beauté et de l’art. Dans ce monde de décomposition sociale, d’arrivisme effréné et de froid égoïsme que dépeint l’œuvre de Koffi Kwahulé, la femme incarne et sublime l’amour humain par sa générosité, sa bravoure, son abnégation et sa détermination :  » Elle nous a tous tellement aimés qu’elle a fini par nous détester. Mais même dans sa haine, il y a encore suffisamment d’amour pour sauver le monde. «  (7)

Notes
1. Koffi Kwahulé,  » Éloge de l’hérésie « , in Le syndrome Frankenstein, Sylvie Chalaye, Théâtrales, Paris, 2004.
2. Koffi Kwahulé, Bintou, Lansman, 1996, rééd. 2003.
3. Koffi Kwahulé, Il nous faut l’Amérique, Paris, Acoria, 1997.
4. Idem, P’tite-Souillure, Théâtrales, 2001.
5. Idem, El Mona, Lansman, 2001.
6. Dramaturgies africaines en 10 parcours, Sylvie Chalaye, Lansman, Carnières, 1999, p. 24.
7. Koffi Kwahulé, Bintou, Lansman, p. 27
Etudiante en études théâtrales à l’université Rennes 2-Haute Bretagne, Fanny Le Guen prépare actuellement un master-recherche dont le mémoire est consacré aux figures féminines qui traversent les écritures dramatiques contemporaines d’Afrique noire francophone.///Article N° : 3815

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