Puerto Rico : bailes de bomba

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Des sons de batuques descendaient maintenant de tous les mornes, des sons qui de l’autre côté de l’océan avaient été guerriers autrefois, quand les batuques résonnaient pour annoncer la bataille ou la chasse. Aujourd’hui c’étaient des son de prière, des voix serves qui appelaient au secours, des foules de nègres qui levaient les mains vers le ciel. Quelques-uns de ces noirs avaient déjà la toison blanche, et gardaient la marque du fouet. Aujourd’hui les macumbas et les candomblés répétaient en écho ces vieilles plaintes.
J. Amado, Bahia de tous les saints.

«  Il y a à Puerto Rico de merveilleux musiciens, une grande richesse de rythme, mais cette musique est trop dévalorisée. Les seuls qui ont orchestré la bomba, c’est Cortijo et Ismaël Rivera, il y a déjà plus de 20 ans. Cette musique, elle raconte le pays d’où je viens, où j’ai été élevé, elle est à la base de toute ma recherche musicale, que ce soit en la fusionnant au jazz ou dans sa forme traditionnelle. Quand les danseurs, les chanteurs entrent en scène, ils apportent avec eux toujours plus d’énergie, de couleur et de vie au spectacle. Je souhaite que le public ressente la beauté de cette musique à travers la danse, car c’est un aspect essentiel de notre tradition « .
Le concepteur artistique du groupe portoricain Afroboricua, William Cepeda, tromboniste émérite, jazzman avec Dizzy Gillespie, complice de Lester Bowie, salsero avec Celia Cruz, Tito Puente ou Eddie Palmieri, nous présente, par des images passionnées et flamboyantes, la musique de son pays, trépidante de tambours africains, irriguée des litanies mélancoliques de voix féminines…
Ecoutez-les ces chorus vocaux mystiques et vibrants ! Vous y trouverez, dès l’embouchure, les tons, les accents, les émotions qui traversent tous les chants des Amériques noires, quelles que soient la diversité de leurs origines et la multiplicité des apports qu’ils ont intégrés.
On n’insistera jamais trop sur cette syntonie stupéfiante des genres issus de l’esclavage et basés sur les percussions et les voix.
Ce ne sont pas simplement les formes polyrythmiques ou antiphonales ni l’identité des sources ethniques qui les rendent si semblables.
Un troisième élément, disons leur âme, résulte des conditions dans lesquelles cette musique a été créée : des conditions uniques, propres aux sociétés esclavagistes caraïbéennes ou latino-américaines, auxquelles correspond un état d’esprit particulier, comme un sentiment d’indicible ayant finalement besoin de la musique pour pouvoir s’exprimer.
Dans la ferveur de la nuit étoilée, les esclaves, hommes et femmes réunis parcouraient, à l’insu des leurs maîtres, des kilomètres et des kilomètres, loin de l’habitation patronale, pour retrouver, dans les bois, dans les mornes ou dans les forêts tropicales, l’espace sacré perdu dans les souvenirs de la mère Afrique et y forger les expressions originales d’une nouvelle identité collective.
Ainsi, le sortilège de la nuit amérindienne a opéré pour qu’un legs rayonnant de beauté survive jusqu’à nous, mémoire chantée et rythmée d’une histoire d’horreurs et de résistances.
A Porto Rico, la bomba est la plus importante forme de musique et de danse traditionnelle d’origine africaine. Sa naissance remonte à l’époque lointaine de la traite, lorsque les esclaves des différentes habitations furent autorisés à se rassembler périodiquement, probablement pendant les dimanches ou autres festivités.
Le nom bomba vient de l’expression tambores de bomba désignant les deux percussions principales utilisées pour les danses (bailes de bomba) et où le terme en question est un emprunt à la langue des Akan, qui habitent le Ghana actuel et appellent bommaa les tambours de grandes proportions.
D’autre part, les racines akan sont également attestées par le système de tension des peaux des tambours, le même que l’on observe pour les tambours en usage à la Jamaïque, dont la population noire est également de source akan.
La bomba s’est peu à peu développée dans les rues des petites agglomérations urbaines ou en milieu rural, avec un style variant selon les régions.
Si l’on reconnaît son berceau dans les aires culturelles de Loiza et de Santurce, le genre était également diffus dans le Sud, entre les villes d’Arroyo et de Guayanilla.
L’île étant partagée par une chaîne montagneuse qui la traverse d’est à ouest et difficile à franchir, cette forme de bomba méridionale fut davantage influencée par les genres haïtiens et dominicains que par sa consoeur du nord.
Un clivage esthétique au niveau des structures rythmiques et de l’organologie en résulta, avec des habitudes musicales variables : dans le sud par exemple, le chant est l’apanage des femmes, alors qu’on voit rarement les hommes interpréter la bomba ( » En la región comprendida entre Guayanilla y Arroyo, solo las damas cantan bomba « …).
Ici, les rythmes sont plus lents que dans les formes nordistes : les percussionnistes s’engagent dans une sorte de compétition, où le plus rapide l’emporte.
Sur le plan instrumental, on rencontre en général plusieurs genres de percussions : les deux tambours, barril primo et barril segundo, frappés à la main sur les peaux et à l’aide de deux bâtons en bambou, les cuas (ou palitos), sur la partie en bois, et les maracas qui marquent le début et la fin du chant.
Dans la bomba sudiste, celles-ci sont utilisées par la cantaora, la chanteuse soliste, dont le refrain est repris par le coro ou choeur féminin.
En dehors de la bomba, les cuas font leur apparition dans les rituels funéraires du sud et interviennent dans un style dit cuento mande ou cuento ganga, selon que ses origines se situent en Afrique sub-saharienne ou centrale.
A l’instar du gwo-ka guadeloupéen ou du bèlè martiniquais, le répertoire de la bomba est caractérisé par huit rythmes, ou sones, le güembé, le lero, la cunyà, le belén, le yuba, l’holandes, la calinda et la marianda.
Les deux barriles, dont ceux du Nord, sont de dimensions plus réduites que ceux du Sud ; ils sont allongés sur le sol et joués à califourchon par les batteurs. Leurs fonctions sont distinctes : le segundo, aux tonalités graves, donne le rythme de base choisi, alors que le primo improvise en accord avec les mouvements des danseurs.
Le Grupo Afroboricua, qui emprunte son nom a celui que les autochtones amérindiens avaient donné à leur île, a repris les différentes traditions de la bomba, mais aussi des genres dérivés, à commencer par la plena, accompagnée par les grondements des tambourins panderatas.
En France, on prévoit la parution d’un album d’Afroboricua pour le mois de juin 1998. Produit par Bleu Jackel, ce CD sera internationalement diffusé par TMS. Il s’agit d’un enregistrement privilégiant l’acoustique et l’intervention de nombreux instruments : mis à part ceux que l’on a déjà cité, on y compte la guitare à huit cordes cuatro, les coquillages caracolas, les claves, les cloches et le racleur guïro.
Ce dernier est une adaptation d’un instrument similaire, le guajey des Arawak, mais on ne peut écarter l’hypothèse africaine car les Ekonda, sous-ethnie de l’ensemble Mongo vivant au nord du Congo Démocratique, se servent du boyeke, dont le guïro est la copie conforme.
El guïro es un instrumento
que no parece importante
pero saca a los cantantes
de grandisimo tormento.
Eduarda Romero
Musique noire par excellence, la bomba a été longtemps soumise à un ostracisme virulent de la part des couches nanties de la société portoricaine. Ario Ayala, membre d’une famille de Loiza qui depuis trente ans se bat pour la promotion de la bomba, rappelle les difficultés d’une démarche visant la valorisation des racines noires de la culture insulaire :  » Il y a vingt ans, quand le groupe ‘Los Hermanos Ayala’ est passé pour la première fois à la télévision, des protestations ont fusé pour demander s’il n’y avait pas autre chose à montrer que de « noircir » la télévision ! « .
Toujours est-il qu’à Porto Rico, la bomba est historiquement identifiée avec le système esclavagiste de la plantation (« plantación esclavista « ) et avec la composante négro-africaine de la population locale. C’est dans la bomba que les traditions musicales africaines, bien présentes dans les autres formes ou genres, apparaissent d’une manière assez directe et évidente.
C’est à partir du milieu de 1800 que ce répertoire nègre des plantations participe au processus de créolisation en rencontrant les autres styles occidentaux et notamment la musique de salon européenne et les mélodies hispaniques.
Ce métissage donne tout d’abord un assouplissement au niveau rythmique (melodización de ritmos) et produit des expressions qui, comme l’aguinaldo, deviendront le genre typique des jibaros, les paysans libres, incarnation de l’idéal de vie dans les campagnes.
Genre profane et musique de danse pour réjouissances populaires ( » cuando la bomba nama él que no menea la oreja, menea una nalga « ), la bomba est issue du marronnage développé à Porto Rico dans l’espace socio-culturel de la contre-plantation.
Ses pulsions et sa polyrythmie ne se sont pas éteintes avec l’américanisation de la société portoricaine. La bomba demeure bien vivante et est à la base, autant que le son afro-cubain, de l’émergence de la salsa aux States pendant les années 70.

Note discographique
On doit à Métisse Music la diffusion internationale des ouvrages des label Corason, Ashé et Rounder, dont les catalogues comportent des enregistrements rares réalisés au Mexique, dans les Caraïbes, en Amérique Centrale et Latine. En attendant l’album du Grupo Afroboricua, signalons trois ouvrages essentiels de musique portoricaine.
Avec Pedro Padilla y Su Conjunto (« Vuelva en Alas del Placer« , Rounder), voici une série de motif ruraux (merengue, aguinaldo, seis, rancherita…) qui, tout en étant tributaires de l’influence espagnole, au double niveau de la structure poétique textuelle, les decimas, ou de l’instrumentation, le cuatro, participent du mouvement de retour aux sources démarré aux alentours de 1975. Musique créole par excellence, le répertoire de Pedro Padilla témoigne de cette heureuse jonction entre la syncope africaine et les airs méditerranéens de la péninsule ibérique. Le laser de Yomo Toro (« Celebramos Navidad « , Ashé) se veut l’expression du métissage particulier de Porto Rico, dans lequel les trois éléments, hispanique, africain et amérindien sont représentés par le cuatro, les percussions et le guïro. D’une grande richesse harmonique, rythmique et mélodique, la musique de Yomo Toro, avec ses influences de jazz ou de salsa, est un exemple réussi de celle que l’on appelle la jibaro music, ou musique des champs et des montagnes basée sur l’aguinaldo.
Le groupe Paracumbe (« Tambo », Ashé), fondé en 1979 par l’ethnomusicologue Emmanuel Dufresne Gonzales, propose une musique néo-traditionnelle ayant par but la réévaluation du patrimoine ancien : bomba et plena, mais aussi aguinaldo, guaracha et seis. Evocation suggestive du passé, celle de Paracumbe est la plus proche des racines africaines de la musique portoricaine.
///Article N° : 379

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