Le cinéma africain, ce cinéma nomade

Entretien de Hassouna Mansouri avec Mahamat Saleh Haroun

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Mahamat Saleh Haroun est l’une des figures incontournables du cinéma africain actuel. Révélé il y a quelques années par son premier long métrage Bye bye Africa, le premier dans l’histoire de son pays le Tchad, il a confirmé son talent en réalisant Abouna, un second film qui lui a valu plusieurs consécrations dont celle de la critique internationale (FIPRESCI) au festival de Kerala. Avec Darrat son nouveau projet, qu’il mène en complicité avec le réalisateur Mauritanien Abderrahmane Sissako, il vient d’avoir le Prix ARTE France Cinéma dans le cadre du CineMart 2005 au Festival International du Film de Rotterdam (26 janvier – 06 février 2005). A cette occasion nous lui avons demandé de s’exprimer sur la place des cinématographies africaines sur la scène du cinéma mondial, sur les handicaps et les perspectives du cinéma dans le continent noir.

Vous avez une relation particulière avec le festival de Rotterdam où vous êtes présent régulièrement. Cela a-t-il une valeur spéciale pour vous en tant que cinéaste africain ?
En fait, cette particularité vient du fait que ce festival est une sorte de tente ouverte a toutes les cinématographies : ici il n’y a pas de star, pas de réalisateur qui seraient plus considérés que d’autres. C’est un lieu ou on est accueilli comme un cinéaste tout court, comme tout le monde. Et cette égalité, il est vrai libère pas mal de bonnes énergies. Pour moi après Bye bye Africa, j’ai pu nouer des relations et c’est d’ici même que la carrière du film a commencé. Et depuis je reviens tous les ans soit comme membre de jury, soit par des projets comme Abouna qui a été soutenu par le fonds Hubert Bals. Cette année je suis venu avec un projet au CineMart. C’est un peu une famille et moi je crois que le cinéma est une question de  » famille  » : trouver des gens avec qui on a des affinités qu’ils soient critiques, historiens du cinéma, producteurs ou autres parmi les gens qui comprennent le travail que l’on fait et à partir de là, cela devient un accompagnement et un soutien vraiment très important. Et puis une famille on ne la choisit pas. Je n’ai pas choisi Rotterdam contre d’autres festivals. Les choses se sont faites comme si j’étais né là-dedans…
N’est-il pas paradoxal que lorsqu’on met les films africains au même pied d’égalité, on limite leur chance d’avoir le soutien dont ils ont besoin pour exister ?
En fait cela n’empêche pas qu’il y a une attention particulière accordée aux cinématographies venant du continent africain. Mais nous devons, nous cinéastes, avoir une exigence telle qu’on ne soit pas en-dessous de ce qui se fait. Ce n’est pas parce qu’on vient de ce continent que la qualité de notre travail doit être moindre par rapport aux autres. Il faut se placer au même niveau et quand on est au même niveau exiger plus de place pour exhiber notre travail parce la visibilité du continent est vraiment réduite. Mais je ne pense pas qu’il faille jouer le petit… Je n’ai pas ce complexe-là et il ne faut pas qu’on ait ce genre de complexe. Il faut juste exiger un travail très fort sur soi-même, être avec les autres au même niveau et à partir de là leur dire : écoutez, voilà ce que nous faisons et je voudrais qu’il y ait plus de visibilité. En fait c’est quand on est à pied d’égalité qu’on est écouté. Donc notre travail consiste d’abord à être au même niveau et puis devenir le porte-parole
Est-ce qu’on ne peut pas dire que ce festival est une sorte de grand chantier où les projets de films viennent des quatre coins du monde pour se développer ?
Voilà ce qui devrait influencer les Africains dans les politiques de développement pour le cinéma. Des lieux comme Carthage ou Ouagadougou devraient permettre à des films d’exister, les accompagner, les aider jusqu’à la sortie en salle. C’est comme cela qu’on crée une industrie, et aussi un réseau de résistance parce que sinon on ne pourra pas tenir face à la visibilité et à la colonisation d’Hollywood partout. Tant qu’il n’y a pas de réseau, tant qu’on ne se serre pas les coudes pour se défendre, on risque d’être réduits en miette. Ici ils ont compris cela et le festival devient un lieu de résistance ou les projets sont pris dès le début. Et moi je dis toujours que Rotterdam c’est comme un nid. Je fais mes œufs, lorsqu’on part d’ici il y a déjà de petits oisillons et le temps que je revienne, ils commencent à voler. Parlant symboliquement, c’est très fort. Malheureusement il n’y a pas beaucoup de lieux comme celui-là.
Est-ce que les festivals africains, Carthage et Ouagadougou, ne deviennent pas des vitrines pour des films qui naissent ailleurs ?
C’est vraiment le cas, parce que cela est en rapport avec le déficit des politiques cinématographiques dans nos pays. Il faut toujours le rappeler ; les problèmes des cinématographies africaines ne sont pas liés aux parcours ou aux choix des cinéastes, mais d’abord au déficit, voire même à l’absence totale de politique cinématographique dans nos différents pays. Et nous ne serons jamais forts tant que nous n’avons pas une cinématographie forte. Or cela suppose un minimum de structure pour accompagner les projets et les défendre, et une fois qu’ils sont défendus et qu’ils sont forts dans leurs pays, ils peuvent partir partout.
Il reste pour les cinéastes africains la complicité à la base de laquelle il y a une affinité ou une amitié. Sur ton prochain projet, vous êtes encore associé à Abderrahmane Sissako. Comment cela est-il né et comment cela se développe-t-il actuellement ?
C’est tout simplement la cinéphilie qui nous a réunis. Nous nous sommes croisés plusieurs fois dans des festivals ou lors de rencontres. J’avais du respect pour son travail. Lorsqu’il a vu Bye bye Africa, il est venu me voir pour me dire combien il a aimé le film et si j’avais un autre projet. A partir de ce moment-là a commencé notre collaboration. Mais comme par hasard, il y a quelque chose de commun à nos deux films. Dans La Vie sur terre, il joue comme un cinéaste. Il ne se présente pas comme peintre ou autre. On voit le réalisateur dans son village et tout. Et moi aussi, je joue dans mon film. Nos deux premiers films ont des liens sous-jacents. Tout cela a été confirmé par des affinités, des interrogations, des perspectives et des visions qui sont à peu près les mêmes. En fait les choses naissent parce que vous vous retrouvez face à la même situation à avoir les mêmes analyses et à prendre le même chemin.
Où en est votre projet actuel ? Le Prix ARTE France Cinéma est-il un bon premier pas ?
C’est vraiment le premier pas. Il y a une version assez développée et je travaille sur la première mouture qui sera prête sûrement vers le mois de mars. On est donc au tout début. On est content de voir l’intérêt que les gens portent à notre projet, ce que nous avons senti dans les différentes rencontres qu’on a eues. Mais en fait, il y a une grande pression. Parce que les gens veulent accompagner le projet et du coup on est sous pression et on se dit qu’il va falloir aller jusqu’au bout de ça. Pour le moment ce ne sont que des idées de film mais on n’a pas de scénario. En fait, l’exigence est deux fois plus grande parce qu’on séduit un peu, et il faut séduire encore plus. Et c’est vrai que cela n’est pas facile. Mais comme on aime bien le challenge et qu’il faut seulement être concentré sur son travail, on va essayer de répondre à toute cette exigence et à cette attente.
Est-ce que cela veut dire que l’évolution du scénario suivra les orientations que vous allez être amenés à prendre en fonction des partenaires à qui vous allez vous adresser ?
Non absolument pas… Le projet est tel que tout le monde voit à peu près le film, le trouve intéressant. On a beaucoup de retours positifs. Le problème est de transformer l’essai. Quand on a un bon scénario, tout le monde s’extasie mais quand le film est vu, ceux qui ont lu le scénario sont déçus. Ça arrive souvent !
Vos angoisses sont donc celles d’un créateur plutôt que d’un professionnel pris dans les engrenages du système ?
Ce sont essentiellement les angoisses d’un créateur par rapport à son propre produit. C’est un peu comme lorsqu’on attend un bébé. On se dit qu’on va avoir un beau garçon ou une belle fille… et à la fin vous accouchez d’un petit monstre. C’est un problème très personnel. C’est un peu ça les interrogations présentes. Puisque l’idée vient de moi la question c’est : comment aller au fond de moi pour aller jusqu’au bout de cette idée et ne pas prendre des chemins de traverse que le cinéma nous donne. L’artifice est tel qu’il est facile de faire croire aux gens qu’on a une bonne histoire. C’est aussi comment ne pas décevoir des gens qui, à partir d’un petit discours de cinq lignes, croient qu’il y a quelque chose de fort là-dedans. Comment leur faire croire que cela valait le coup de nous avoir soutenus à cette première étape qui est la première marche pour aller vers le tournage du film.
Beaucoup de cinéastes africains vivent en Europe et font des films dans lesquels ils parlent de l’Afrique, et développent des projets qui sont censés représenter l’Afrique dans un sens ou dans l’autre. Comment vivez-vous ce paradoxe ? Comment vous ressourcez-vous ? A qui vous adressez-vous ?
Dans Qu’est-ce que la littérature, Jean-Paul Sartre intitule l’un de ses chapitres :  » pour qui écrit-on ? « . L’idée est que si les gens n’aiment pas une oeuvre c’est qu’elle ne leur est pas destinée. Et ce n’est même pas du vouloir de l’auteur, c’est que tout simplement ils ne comprennent pas l’œuvre elle-même. On peut ne pas aimer parce qu’on ne comprend pas une œuvre… mais d’autres gens peuvent aimer et ceux-là peuvent être partout sur la planète. Donc je ne me pose pas le problème de savoir pour qui s’adressent mes films. Ils sont fondamentalement tchadiens, ils sont ancrés… Lorsque je montre mes deux films là-bas, les gens sont contents parce qu’ils reconnaissent quelque chose. Mon travail consiste à dire que ma différence culturelle avec un Américain ou un Japonais n’est pas un handicap. Mon problème fondamental est comment trouver les mailles pour montrer qu’on appartient tous à la même humanité. Je me définis comme Homme, je pars de mon identité, c’est-à-dire de mon quartier, ma famille… Mais en même temps, j’expose mes problèmes de manière plutôt humaine. Et cela n’est pas restrictif de quoi que ce soit. Et si l’on vit à l’Etranger, c’est tout simplement que le destin, à un moment donné, l’a voulu. La violence de la situation des artistes et des populations en Afrique est en fait générée par les troubles politiques. Je suis parti de chez moi au moment où il y avait la guerre, et où je rêvais de faire des choses. Nous avons une vie de nomade. Un nomade part et à un moment donné, il trouve un arbre, de l’eau ; il s’arrête et ne se pose pas de questions puisque sa vie est errance. Si demain je rentrais vivre au Tchad, cela ne signifie pas que mes films seraient plus forts. Je peux aider les gens en place, je peux lancer l’idée d’une structure… Ce serait trop simple s’il suffisait d’être en Afrique pour faire des films forts. Ce ne sont pas des choix voulus, en fait on a toujours été ballottés par l’Histoire. A un moment donné on est simplement victime de l’Histoire qui nous est tombée dessus
Très souvent on pense au cinéma africain et à son manque de moyens mais uniquement en terme de production. On n’accorde pas d’importance à la distribution, à la diffusion, à l’accompagnement des films et à leur visibilité. N’est-il pas paradoxal qu’un film fasse le tour du monde sans être projeté là où il le devrait d’abord ?
Nos films sont condamnés à voyager. Le cinéma africain est un cinéma sans territoire. Il n’existe pas de territoire pour l’épanouissement du cinéma africain. Par conséquent il devient une espèce d’exil. Quelque part, nous ressemblons à nos propres films. C’est la responsabilité des Etats que de créer les cadres pour que le cinéma puisse s’épanouir. Mais comme les cinéastes ont été des empêcheurs de tourner en rond, le cinéma est devenu art de contestation. Donc les Etats africains, me semble-t-il, dans une sorte de connivence silencieuse, laissent pâtir ce domaine parce qu’ils savent que cela soulève des questions. La presse étrangère ou celle en langue étrangère pour les populations, ça ne les atteint pas. Alors que le cinéma atteint directement les gens parce que c’est fait dans la langue nationale : la portée est plus grande. C’est une volonté délibérée des Etats d’étouffer le cinéma, art de la transgression. Pour l’Afrique qui est fondamentalement conservatrice, le cinéma est trop révolutionnaire pour qu’on puisse l’aider pour que demain il critique les gens qui l’aident. On est face à une mort programmée et voulue du cinéma par les autorités politiques africaines.
La responsabilité du cinéma n’est-elle pas trop lourde ? Il est pratiquement le seul mode de représentation capable de véhiculer et de défendre une culture authentiquement africaine. C’est l’art le plus visible, ce qui fait de lui la seule fenêtre sur l’Afrique. La responsabilité de réconcilier l’Afrique avec elle-même et avec le monde, cela fait beaucoup.
C’est une responsabilité terriblement lourde à porter. A chaque film, le réalisateur devient le porte drapeau de tout un continent. Si le film est mal accueilli, les gens qui ont mis un centime dans le film vont commencer à théoriser et à généraliser. Le premier qui fait un faux pas entraîne les dix suivants dans le ravin. Donc la responsabilité est énorme et j’espère que tous ceux qui font des films en ont conscience. A cela s’ajoutent des handicaps. La plupart des cinéastes se mettent à créer des boîtes de production parce qu’il n’y en a pas et donc devenir leur propre producteur. Il y en a même qui deviennent distributeurs parce qu’il n’y a même pas de distribution. Quel temps reste pour la création ? La création demande tout de même un minimum de solitude, un rendez-vous avec soi-même pour réfléchir, pour creuser, pour monter ses projets. A cela s’ajoute un autre problème, celui qu’on nous sort souvent, en l’occurrence la faiblesse du scénario. On se retrouve obligés d’habiter le territoire du cinéma, donc notre patrie reste le cinéma. Par conséquent, plutôt travailler notre cinéma, travailler notre film pour exister en tant qu’homme, que de se poser des questions de développement qui, à un moment donné, relèvent vraiment de la responsabilité politique. Il faut savoir se libérer de tout cela et épouser la patrie du cinéma. Il y a juste des films à faire avec les convictions qu’on porte et essayer de porter l’Afrique là où on peut. En tout cas avec la dernière des énergies.
Le grand problème de la distribution revient à une sorte d’hémorragie interminable de temps, d’énergie, d’argent et beaucoup de gâchis. Peut-il trouver dans les nouveaux supports une solution ou ne serait-ce un début de solution ? Le développement vertigineux de la vidéo, du DVD, des nouvelles formes de diffusion numérique par satellite ne pose-t-il pas un problème encore plus grave de la présence du cinéma africain ? Ou bien est-ce que la nouvelle technologie peut apporter une issue possible et viable pour la visibilité de nos cinématographies ?
C’est à double tranchant. On peut se retrouver à faire avec ces nouvelles technologies des films comme des petits pains et qui sont formatés pour un certain public. En fait on entrera dans un ghetto. Il s’agira de faire des films uniquement pour nous et on sera complètement absent de l’écran mondial. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose. En revanche, si on utilise cette technologie pour faire des films dans une économie qui nous ressemble, en fonction des moyens dont on dispose pour être dans un même temps proche d’un public local et viser une visibilité plus grande, alors il me semble que c’est important. La solution est de créer une petite industrie, utiliser les projections en numérique pour aboutir à des projets qui peuvent être à l’international et pouvoir lorsque c’est le cas les transférer en 35 mm pour qu’ils puissent voyager ailleurs. Du reste cela demande de la réflexion. Parce que si on se met à tourner des films de famille, je pense qu’on n’est pas sortis de l’auberge !

///Article N° : 3697

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