Le vol de la Tempête

Lettre à Kangni Alem

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Cher Alem,
Ton article (L’idéal dans une bibliothèque ?, publié sur le site d’Africultures) me fait énormément de bien. Tu n’es pas sans savoir qu’en 2002, exactement le 16 juin 2002, les militaires et autres milices ont fait un autodafé des livres de mon père. Ce n’était pas Alexandrie mais pour mon père, pour moi-même, pour ma famille, le coup fut rude. J’observe ici mon père, maintenant, plus de deux ans après : il achète exactement les mêmes livres. Avec les mêmes couvertures délabrées. Poussiéreuses et d’occasion. Il aurait pu les reprendre dans les nouvelles éditions. Dans les nouvelles collections. Bien reluisants et flambant neufs. Mais non, il lui faut l’odeur renfermée des pages bien conservées de sa bibliothèque que nul ne pouvait consulter sans avoir fait preuve d’intelligence et de connivence – littéraire, intellectuelle. Comme pour se reconstituer. Comme pour oublier ce feu qui a réduit en cendres. Mais je ne réagis pas à ton article pour raconter tout cela : comment il s’est fait brûler avec ses livres, torture autrement plus douloureuse que la torture physique… Je réagis car je me rappelle que j’ai contribué un peu, beaucoup à remplir quelques étagères de cette bibliothèque de mon père… en pillant celle du curé de la paroisse ! A l’église d’Ambohipo.
J’avais huit ans, presque neuf ans. Pour ma première communion, je devais aller à la catéchèse. J’y allais de bon cœur car j’aimais bien la bonne sœur qui nous lisait la bible (j’ai commencé à l’aimer le jour où je l’avais vue au marché, elle n’avait pas son voile, et ses cheveux si noirs, si longs, se répandaient sur ses épaules ; elle s’était éclipsée, honteuse, belle comme le péché…). La catéchèse avait lieu dans l’une des salles de la paroisse : une grande table en bois, des bancs grinçants prélevés de l’église, des agenouilloirs agonisants, un confessionnal au rideau miteux avec une grosse toile d’araignée à l’intérieur, et surtout, contre le mur, une bibliothèque mangée par la poussière. Je fis en sorte de tout retenir de la catéchèse, répondre avant les autres, répondre juste, deviner même les questions de la sœur ou du curé. Ce que j’espérais arriva. Chaque fois que je levais la main pour répondre, le curé surtout, faisait semblant de ne pas me voir pour interroger un autre enfant : il faut que tout le monde participe ! Je pouvais alors écarquiller les yeux et lire les titres alignés sur les étagères : Le tour du monde en quatre-vingts jours, je l’avais, je voulais dire, mon père l’avait. Je l’avais lu. J’avais vu le film. J’avais lu la bande dessinée. La reine Margot. Je ne connaissais pas. Le vicomte de Bragelonne, un autre livre de Dumas. Je n’avais pas ! Mon père m’avait permis de lire Les trois mousquetaires. Pas les autres Dumas. Pas encore me dit-il, tu n’as pas dix ans. Vie et mort de Satan le feu, je tremblais d’excitation, l’auteur : Antonin Artaud, il était lui au fond, chez mon père, derrière les Sartre et les Beauvoir. A côté de Cendrars. Mon père m’avait dit que c’était un fou. Comme Lautréamont. Mort trucidé par la folie comme Rabearivelo. Mais je savais que mon père n’avait pas ce titre – je connaissais tous les titres de sa bibliothèque, où chaque livre devait se ranger… Je regardais toujours : d’autres titres sans importance. Mon père avait ! Je me promettais de commencer par Artaud. Piller cette bibliothèque. A la fin de la catéchèse, on devait répéter notre première confession. On entrait dans le vieux confessionnal affronter la vieille araignée qui y régnait. Fermer les yeux et joindre les mains en prière. Je récitais : j’ai volé un bonbon, bu du vin rouge – je l’ai même sucré, me suis allongé dans le canal avec les autres copains, regardé sous les jupes des dames qui passaient, mais je vous jure mon père, on ne fait pas ça avec les mamans, on ferme les yeux quand elles passent, et de toute façon, elles ne portent pas de minijupe. Je ne disais pas que j’avais envie, trop envie de piller cette bibliothèque. Après une semaine, je pouvais réciter tous les titres qui la composaient. Il y avait quatre rangées d’une trentaine de livres, des revues posées un peu partout. Deux ouvrages me tentaient spécialement : La venus à la fourrure de Von Sader-Masoch, et les œuvres complètes de William Shakespeare. Je ne connaissais pas Von Sader-Masoch, n’avais aucune idée de ce qu’il pouvait représenter. Mais simplement Venus à la fourrure car j’avais – mon père avait, un beau livre que j’adorais : un livre sur Goya où j’admirais particulièrement sa Venus nuda. Il s’en était rendu compte et avait arraché la page, il ne restait que la Maja vestida. J’étais furieux ! Mon père avait osé déchirer une page de mes livres – de ses livres ! Shakespeare car mon père, toujours, disait que je n’avais pas encore dix ans. Il faut attendre un peu. J’avais lu Rimbaud déjà : On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ! Et moi qui n’en avais pas dix ! Il me fallait Shakespeare. Absolument. Je décidais de passer à l’action après une autre répétition : comment bien communier, ouvrir les mains, recueillir l’hostie et la mettre à la bouche, ne pas la croquer – on ne croque pas la chair du Christ. J’avais croqué. Il n’y eut pas de sang dans ma bouche… Je me proposais de balayer la salle de catéchisme. On me l’accorda. Je demandais la permission de ramener l’un des agenouilloirs pour la réparer. On me l’accorda. Le curé avait à peine eu le temps de se retourner, ma main savait exactement où se trouvait La venus à la fourrure. Je planquais le livre dans le casier de l’agenouilloir. Je partis. La lecture fut un choc monumental. Chez mon père, je le rangeai parmi les Mémoires de Jules César, à côté du Satyricon de Pétrone. Des livres assez vieux qui partent en poussières déjà et qu’on n’a pas le droit de toucher – les doigts abîment les livres, les pages préfèrent les yeux disait le paternel. Je faisais en sorte de clouter maladroitement l’agenouilloir pour pouvoir être grondé par le curé, qu’il me dise que j’ai mal fait mon boulot, que je dois ramener l’agenouilloir. J’ai dû attendre quelques jours mais les mots vinrent. Je pris Vie et mort de Satan le feu. Je pris La reine Margot. Je ramenais des bancs – en dessous des livres, L’astragale, J’irai cracher sur vos tombes. Je ramenais des planches à bougie à gratter, à cirer, La vie de Jésus, de Renan, Trois ans de vacances de Jules Verne, un George Sand (ne me rappelle plus du titre, n’ai compris que des années plus tard que ce n’était pas un homme). Je passais ma première communion, ma première confession. J’ai croqué l’hostie, n’ai pas dit au prêtre que j’ai fait disparaître les livres, qu’il n’en restait pratiquement plus. Après avoir réussi l’examen de religion pour être  » enfant de chœur « , le curé nous avait tous réunis dans la salle de catéchisme et nous avait montré la bibliothèque :  » des livres disparaissent ici, j’aimerai que dans le futur, vous vous montriez meilleur chrétien « . Tous savaient que j’étais le coupable. Aucun doute n’était possible. Tous savaient que si je montais dans les arbres, ce n’était ni pour faire le Tarzan, ni le Zembla ni le Robinson Crusoé, c’était pour lire. Je m’étais aménagé un coin de solitude au sommet d’un arbre touffu. C’était là que je lisais mes butins. Je ne dis rien. Je savais que j’étais allé trop loin mais il y avait un livre, en deux tomes, qui me manquait encore : Les œuvres complètes de Shakespeare, collection de la Pléiade, traduction de Fluchère Henri. Des feuilles si fines que les lettres semblaient se détacher de la page, se poser sur les doigts qui feuilletaient… J’attendis près d’un an pour commettre mon coup, la nuit de la mort du Christ, messe de minuit où je devais servir, au moment du Chemin de croix. La paroisse chantait. Une mise en scène était prévue – une mise en scène de mon père, pas pour ma rapine, pour la messe : une immense croix trônait derrière l’autel et un paroissien y fut attaché. Le curé lit la crucifixion du Christ et les femmes de la vieille chorale commencèrent à pleurer. Déjà. Il était prévu qu’il fallait simuler le bruit d’un court-circuit et éteindre brutalement les lumières au moment où le curé parviendra au passage du déchirement des rideaux du temple, au moment où le Christ rendra son dernier souffle. Nous devions faire tomber plusieurs bancs et hurler comme des malades. C’était parfait pour moi. Minuit. La foudre comme tombait sur la croix et sur l’homme y crucifié. Un hurlement s’élevait parmi les fidèles. Nous criions comme convenu, comme des malades. J’en profitais pour quitter ma place près de l’autel, courir vers la salle de catéchisme. Tout était plongé dans le noir mais je n’avais aucune hésitation. J’entendais le comédien brailler : Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Un autre coup de foudre et la foule de fidèles qui hurlait encore. Je mis la main sur les deux tomes, les cachai sous ma robe d’enfant de chœur, en les serrant bien fort contre les cordelettes que je nouais plusieurs fois. Je revins à ma place alors que la lumière revenait. Les femmes de la vieille chorale pleuraient comme des madeleines. Le curé nous fit signe. Nous nous ébranlions pour finir le chemin de croix. Ici, un soldat perçait le cœur sacré. Là, la descente de la croix, là encore…

Je me promettais de lire La tempête en premier.

Mais ces livres ont tous brûlé mon cher Alem. Je pourrais faire comme mon père, les racheter dans un même état un peu vieillot, mais qui me rendrait les tremblements qui m’agitaient à chaque page tournée, savourée, presque mangée… ?

Au fait, tu ne m’as jamais montré ta bibliothèque…

Bien à toi,

///Article N° : 3681

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