L’atrocité et le regret

Entretien de Jean-Marie Mollo Olinga et Olivier Barlet avec Régina Fanta Nacro à propos de La Nuit de la vérité

Tunis, octobre 2004
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Jean-Marie Mollo Olinga : Pourquoi un film aussi grave, si sérieux comme premier long métrage ?
J’ai toujours fonctionné par urgence. Et quand un sujet vient à moi je ne trouve le repos que quand je l’ai mis en image. La gravité du sujet n’était pas un critère de choix pour mon premier long-métrage. Je devais absolument faire ce film. J’étais bien consciente du risque que je prenais parce que c’est un film difficile dans l’approche et dans le choix artistique. La guerre en Yougoslavie a été le déclencheur de cette histoire. Les images atroces diffusées à la télévision, les témoignages des femmes yougoslaves qui ont été violées et à qui on a versé de l’acide dans le vagin m’étaient insupportables.. Je me suis demandée pourquoi cette atrocité, comment en est-on arrivé là ? Après ce fut le génocide rwandais et je me suis demandée comment on peut tuer son voisin, la femme du voisin qui vous a peut-être nourri au sein quand votre mère était au champ. Car en Afrique c’est souvent comme ça : quand un bébé pleure et que sa mère n’est pas à côté, n’importe quelle femme, ayant du lait dans le sein, nourrit l’enfant. Et puis il y a eu la Sierra Leone, le Liberia, la Côte d’Ivoire.
Puis j’ai repensé à mon oncle, que j’adorais, qui a été brûlé une nuit dans un camp, comme un agneau pour un méchoui. La manière dont il a été tué, m’a toujours traumatisée. On aurait pu lui bander les yeux et lui tirer dans le dos, comme on voit dans les films de guerre. Il est militaire, j’aurais compris. Je n’avais pas envie de raconter l’histoire de mon oncle, mais l’atrocité de sa mort qui m’interpellait toujours. Tout cela nous a conduits, mon coscénariste et moi, à réfléchir sur l’atrocité, pas sur la guerre. La guerre, j’arrivais presque à la comprendre et à la justifier, mais pas le génocide.
JMMO : « La Nuit de la vérité » est un cri de colère, ou bien est-ce plutôt un message de paix ?
Les deux, je crois. Mais c’est plus une démarche de réflexion dans l’optique d’humaniser les êtres humains. Dans notre réflexion, une conclusion s’est imposée : dans chaque être humain il y a une part animale et une part humaine. Et si on est arrivé à de telles atrocités, c’est parce que la part animale prend le dessus. Nous avons donc commencé à fonder notre histoire sur ça, en espérant que ceux qui écoutent et adhèrent à cette histoire se poseront simplement la question : ou j’en suis de ma dualité ? Est-ce que j’ai laissé la part animale prendre le dessus sur la part humaine ou est-ce l’inverse ? Mais récemment, je me suis rendue compte que le fondement de cette conclusion était faux : les animaux ne se mangent pas dans la même communauté. Ils chassent, ils sont plus agressifs, plus brutaux avec les autres animaux, mais pas avec leurs proches. Peut-être qu’on devrait plutôt apprendre à être des animaux.
Je n’ai pas de formule magique ou une stratégie politique pour ramener la paix dans le monde, mais je pense fondamentalement qu’il est important qu’individuellement chacun fasse cet examen de conscience.
JMMO : Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans la direction des acteurs ? Je pense notamment au président, à l’épouse du président, au colonel..
J’ai eu quelques difficultés dans la direction d’acteurs pour trois raisons : la première c’est que la majeure partie de mes acteurs sont des amateurs et jouaient pour la première fois dans un film. Les militaires sont des vrais militaires. Le colonel Théo est un commandant de l’armée Burkinabé ainsi que les capitaines N’gové et Youba. Edna (Naky Sy Savané) et Soumari (Georgette Paré) et Tomoto (Rasmané Ouédraogo) sont des acteurs professionnels. La deuxième raison c’est le choix de la langue de tournage, le français. Mes acteurs étaient plus crédibles quand ils s’exprimaient dans leur langue que dans le français. Mais le choix du français était un choix scénaristique car il fallait une langue commune et c’est le français, comme dans plusieurs pays africains francophones.
Il y a eu aussi la volonté de caricaturer certains personnages comme le Président qui est un mélange de plusieurs présidents africains Bongo, Kerekou, et d’autres  » dinosaures  » du monde politique.
Olivier Barlet : C’est une nuit de libération de la parole, mais de quelle vérité s’agît-il ?
La vérité intrinsèque, la vérité intérieure, la vérité individuelle. Ce n’est pas la notion de la vérité au sens large. Mais à quel moment se dit-on qu’on n’est plus une représentation ? C’est l’instant où on se met à nu pour la première fois devant un miroir. Là on ne peut plus tricher. C’est de cette vérité que je voulais parler. Un sage a dit un jour  » La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde, c’est la mort « .
OB : La violence pose la question de sa représentation. J’ai beaucoup aimé son évocation dans le film. Fallait-il la montrer ou seulement l’évoquer ?
Il était évident pour nous que la violence et la cruauté ne devaient pas être exposées avec complaisance, mais intégrées à une progression dramatique, comme un voyage initiatique où le spectateur rencontrera ses propres démons et apprendra (c’est ce que je souhaite) à les terrasser.
Je ne pouvais traiter de l’atrocité sans la montrer, mais il n’était pas question de faire un remake de ces journaux télévisés, de ces photographies et de tout ça. Comment la matérialiser ? Par des fresques, par le conte (très important dans la tradition africaine) par le rêve, par les visions mais aussi par la scène du barbecue qui est une reconstitution fidèle de la mort de mon oncle. Il était important pour moi de montrer cette violence sous toutes ces formes.
OB : Le film insiste sur la ritualisation. Tu sembles dire que malgré la réconciliation orchestrée dans la sphère publique, il faut quelque chose du domaine de l’intérieur des individus.
Absolument, le côté officiel ne suffit pas. Les belles phrases de réconciliation sont des notions abstraites, belles mais abstraites, difficilement praticable quand on a vécu des atrocités et quand on a souffert dans sa peau. Tant qu’on n’a pas résolu individuellement un problème, on ne peut en trouver la solution. On est obligé de passer par là. Je me suis beaucoup inspirée du deuil et surtout du deuil en Afrique : on y est très entouré pendant les premiers jours. Et on a l’impression qu’on accepte mieux la perte de l’être cher. Mais quand les gens s’en vont, on rentre dans une souffrance atroce. Quand j’ai perdu mon père, j’ai eu du mal à en faire le deuil. Je versais des larmes de crocodile, simplement pour montrer à tous que je chérissais mon père et que j’étais triste. Mais quand tout le monde est parti, j’ai vraiment commencé le deuil et cela a duré deux ans. Tous les jours, de minuit à trois heures du matin, je pleurais la mort de mon père, et je le voyais tantôt dans la souffrance, tantôt dans la gaieté. Il a fallu que je passe par cette étape pour accepter son absence et remplacer la douleur par des souvenirs heureux. Maintenant, je n’ai plus de douleurs car j’accepte sa présence virtuelle tous les jours à mes côtés.
OB : Par contre dans le film une femme résout son problème par la vengeance.
Oui, parce qu’on appréhende les problèmes de différentes façons. Dans des situations dramatiques pour s’en sortir il faut s’accrocher à quelque chose: Edna pour vivre, a besoin de vérité sur les circonstances de la mort de son fils. C’est la seule raison qui la décide à se rendre à la fête organisée par les bourreaux de son fils. La vérité. Elle a besoin d’elle pour à accepter la mort de son fils. Une fois que ce désir est accompli l’idée de la vengeance fait surface et cela est profondément humain. Et la vérité devient invivable car la douleur est encore plus vive. Le désir de vengeance plus fort. Edna est un personnage contradictoire, à la fois monstrueux et profondément humain. Un peu comme le tristement célèbre  » général Mosquito « , qui déclarait  » Je m’étais promis de faire quelque chose pour que le pays change « , et qui finit par couper les bras des enfants (« Manches longues ou manches courtes ? « ), ou encore ce  » Général tout nu » qui, après avoir massacré beaucoup de monde, se convertit soudain et se mit à prêcher l’Evangile aux carrefours, en tenue d’Adam… Edna, comme Théo, va jusqu’au bout de sa trajectoire. Je crois qu’à un moment donné, il faut en arriver à un sacrifice ultime, un peu comme le Christ.
OB : Il faut y perdre une part de soi ?
Il le faut. On ne peut essayer de sauver sa peau dans son entité propre.
JMMO : Pourquoi la tuer ? Est-ce une manière de la condamner ?
Sa mort , comme celle de Théo, est un sacrifie pour un espoir de paix. Et ce sacrifice est nécessaire. Il me semble qu’au-delà des colloques, des tribunaux, des accords de paix etc. il faut arriver à un sacrifice ultime. Lequel ? je n’en sais rien… mais il le faut.
OB : Je suis très frappé à quel point on suit le schéma de la tragédie classique : cette nécessité de la mort pour aller plus loin. Est-ce ton inspiration ?
Oui. Nous nous sommes inspirés de certaines tragédies de Shakespeare. Et aussi, bien sûr, du message du Christ, parce que je suis fondamentalement chrétienne. Des amis qui avaient lu le scénario m’ont dit que ça les faisait penser à  » Hamlet « , « Macbeth « . Ces textes ont confirmé le choix d’écriture : Avec mon coscénariste, nous avons voulu écrire une histoire aussi tumultueuse et violente qu’une pièce de Shakespeare, renforcer son intensité en lui appliquant les règles de la tragédie classique : unité de temps, unité de lieu, unité d’action.
OB : Le colonel n’est-il pas un personnage fondamentalement chrétien ? On a l’impression qu’il signifie que l’homme est bon et peut donc avoir du recul par rapport aux actions qu’il commet.
Dieu a créé l’Homme bon et l’homme s’est détourné de Dieu. J’ai toujours été frappée par les témoignages des rescapés du génocide du Rwanda. Malgré les pires atrocités qu’ils ont pu subir ils sont restés fondamentalement chrétiens. En les écoutant ou en les lisant, j’ai le sentiment qu’ils ont la Bible à portée de la main et qu’ils y vont puiser ce qui les aide à surmonter. Théo était probablement habité par le démon quand il commettait ces atrocités. Dieu est bon et il crée l’homme à son image, mais l’homme est libre, il peut faire l’expérience du mal.
OB : Les gens qui commettent des atrocités regrettent-ils vraiment ce qu’ils ont fait ?
Je ne suis pas sûre qu’ils ne soient pas tourmentés par les remords. Je suis sûre qu’ils doivent raconter leurs exploits parce qu’ils veulent paraître forts et importants. Mais la nuit, est-ce qu’ils peuvent dormir ? J’ai regardé le film d’André van Inn sur la réconciliation en Afrique du Sud et je voyais ces gens qui racontaient comment ils avaient commis des atrocités et j’ai compris qu’un acte n’est jamais gratuit. Les atrocités sont souvent faites pour un instant de sublimation de l’être, cette volonté d’être supérieur, d’être égale à Dieu. Mais quand l’acte est fini, quand on regarde ce qu’on a commis, je suis sûre qu’on doit avoir un sentiment de regret et de dégoût.
OB : Tomoto est l’homme du peuple. Lui, il ne se pose pas cette question du regret. Ses réactions sont viscérales et en même temps il s’adapte énormément.
Il est fondamentalement fataliste. Beaucoup de gens, je pense, se retrouveront dans ce personnage. Il est déclencheur parce qu’il ne croit pas. Dans ce genre de situations, on voit souvent la population complètement tétanisée et fataliste. C’est pour ça que j’ai mis à la fin du film ce plan d’un troupeau de moutons libérés, qui courent en tous sens C’est vraiment ça. A un moment donné, on est des moutons. Peut-être par impuissance, on se laisse mener, manipuler, orienter.
OB : Le film se termine sur une dictée, une sorte de conclusion historique sur la traversée du monde noir. Etait-ce le désir d’inscrire les génocides en Afrique comme le produit de l’Histoire ?
Je ne veux pas les circonscrire à l’Afrique. Les événements montrent que c’est une réalité universelle. Partout dans le monde, sans éducation, on n’est rien. Si on ne sait pas d’où on vient, on ne peut pas aller vers quelque chose de positif. Il faut l’enseigner aux enfants, leur montrer ce qui était atroce, ce qu’il faut refuser de faire, quelle est la démarche à bannir. Si on ne sait pas quelle est la douleur, on ne peut pas l’éviter. On a besoin de savoir ce qui s’est passé. Sinon on est condamné à le répéter indéfiniment…

///Article N° : 3661

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