Festival Gospel et Racines 2004 : le Bénin jette un pont entre l’Afrique et sa diaspora

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En août dernier s’est déroulée au Bénin la troisième édition du festival Gospel et Racines. Manifestation pluridisciplinaire prestigieuse, initiée par le gouvernement béninois, cet événement se veut un carrefour de rencontre et de réflexion entre l’Afrique et sa diaspora. Une vocation très ambitieuse qui ne manque ni d’intérêt ni d’interrogations. Cette année, la Caraïbe était à l’honneur.

Un chef d’Etat qui se déplace en personne pour venir inaugurer un festival culturel, cela n’est fréquent nulle part, ni Afrique ni ailleurs. C’est pourtant bien le président béninois Mathieu Kérékou qui a donné, comme les années précédentes, le coup d’envoi du festival Gospel et Racines 2004 au Palais des Congrès de Cotonou. Il faut dire que cette manifestation n’est pas un simple divertissement culturel. Elle émane de l’Agence béninoise pour la réconciliation et le développement (ABRD), une agence publique, créée par le gouvernement béninois en 2001, qui a pour but de rapprocher l’Afrique et sa diaspora, par le biais de programmes culturels, scientifiques et économiques.
Gospel et Racines représente le point d’orgue du volet culturel. En programmant des groupes de gospel d’Afrique, d’Europe et d’Amérique, des stars de la musique africaine (cette année Manu Dibango) et les meilleurs artistes locaux, le festival entend attirer le public noir le plus large possible, notamment les Afro-Américains.  » L’objectif principal de cette manifestation, souligne son directeur, le pasteur Simon-Pierre Adovèlandé, c’est de permettre la rencontre de l’Afrique et de sa diaspora. Nous voulons nous rencontrer, échanger et réfléchir aux principes d’une réelle et nécessaire réconciliation entre les Noirs descendants d’esclaves, disséminés à travers le monde, et l’Afrique.  »
La réconciliation comme cheval de bataille
Ce n’est évidemment pas un hasard si ce concept de réconciliation a émergé au Bénin il y a déjà quelques années. Personne n’ignore l’importance du port de Ouidah dans la traite négrière, durant plusieurs siècles. Les comptoirs côtiers de l’ancien Dahomey, mais aussi les chefferies traditionnelles, ont joué un rôle essentiel dans le commerce d’esclaves. Sagbohan Danialou, l’un des chanteurs béninois les plus populaires, le rappelle dans l’un de ses titres. L’esclavage, chante-t-il, est  » un péché commun entre Noirs et Blancs. Les Noirs disent que c’est la faute des Blancs mais ce sont eux qui ont vendu leurs fils les plus valides.  »
Au Bénin, l’histoire de l’esclavage reste encore inscrite à fleur de lieux, à fleur de noms, tels les patronymes des anciens maîtres esclavagistes : de Souza, d’Almeida… L’héritage de cette histoire complexe structure encore bien des aspects de la société contemporaine. Nouréini Tidjani-Serpos, adjoint au directeur général de l’Unesco pour l’Afrique, lui-même d’origine béninoise, n’hésite pas à le rappeler :  » Jusqu’à aujourd’hui, la blessure créée par l’esclavage n’est toujours pas refermée au Bénin. Toute notre littérature orale est pleine de cette histoire qui a des conséquences jusque dans la vie politique nationale. C’est pourquoi, à mon sens, la première réconciliation doit avoir lieu au sein de la nation. Nous avons des cérémonies pour cela, comme celle du sintùtù. Mais nous n’avons encore rien fait pour calmer la mémoire béante de colère qui demeure ici. Pourtant, nous devons d’abord nous réconcilier avec nous-mêmes, nous guérir, pour être une nation en paix et pouvoir dialoguer avec nos frères de la diaspora.  »
Rien de simple donc dans ce concept de réconciliation, né en Jamaïque dans les années 1930 puis repris par la nouvelle Afrique du Sud à travers ses commissions  » Vérité et Réconciliation « . Au Bénin, ce concept se charge en outre d’une résonance chrétienne soulignée par la célébration de la musique gospel. Le pardon accompagnerait la réconciliation… Cette dimension n’est pas étrangère à la volonté du chef de l’Etat béninois. Membre d’une congrégation protestante américaine très implantée au Bénin  » Action Faith « , le président Kérékou a tenu à cette résonance religieuse du festival.
S’il permet indéniablement d’engager un débat de fond, ce concept de réconciliation ne fait cependant pas l’unanimité.
L’impact de Christiane Taubira
Invitée vedette de cette troisième édition de Gospel et Racines, Christiane Taubira-Delannon, députée guyanaise à l’Assemblée nationale française, aura su donner au festival de grands moments de témoignage et de réflexion.
En cette année 2004, proclamée par les Nations unies année de commémoration de la lutte contre l’esclavage et son abolition, la venue de celle qui réussit à ce que la France reconnaisse l’esclavage comme crime contre l’humanité* est apparue hautement symbolique. Sa conférence sur l’histoire de l’esclavage** et les témoignages de ses combats ont trouvé un écho considérable auprès du public.  » Le combat que je porte trouve ici une résonance particulièrement dense, reconnaît la députée, car nous avons la même histoire en partage. Nous nous rencontrons sur l’essentiel, l’existentiel, l’ontologique. Nous arrivons à partager quelque chose de profondément intime. Il y a une véritable communion ici qui me remplit de bonheur.  »
Nouréini Tidjani-Serpos confirme :  » Les Béninois s’identifient totalement au combat de Christiane Taubira. Ils ont pris sa loi, bien qu’elle s’applique essentiellement à la France, comme la leur.  » Ce qui n’a pas empêché l’ancienne candidate du Parti radical de gauche (PRG) aux dernières élections présidentielles françaises de les interroger sur le statut juridique que le Bénin doit aussi conférer à son histoire et à son héritage.
Convaincue de la nécessité de renforcer les liens entre l’Afrique et sa diaspora, Christiane Taubira n’adhère cependant pas au concept de réconciliation.
 » Pour ma part, je l’invalide, explique-t-elle. Il n’a pas de raison d’être. Il y a incontestablement des malentendus entre nos peuples, des malentendus internes à l’Afrique, aussi. Mais peut-on parler de réconciliation ? Simplement, explorons l’Histoire, interrogeons-la sur les clefs qu’elle a à nous offrir pour nous comprendre nous-mêmes. (…) Ce concept de réconciliation assèche, il empêche de voir la magnificence du monde. Et pourtant, nous sommes l’avenir du monde. Nous sommes nous-mêmes en exploration de nos identités composites, tellement complexes. La question n’est pas de se réconcilier mais de savoir ce que nous voulons faire de cette diversité-là.  »
Les échos africains de la créolité
Penser des identités plurielles, les revendiquer, est justement au cœur du mouvement de la créolité. Depuis une vingtaine d’années, de plus en plus d’artistes et d’intellectuels antillais se reconnaissent dans ce concept qui affirme une identité socioculturelle propre aux Caraïbes. Quels échos ce mouvement peut-il produire en Afrique ? En quoi peut-il aider à reformuler les identités locales ? En choisissant d’inviter plus d’une trentaine d’artistes antillais, le festival faisait le pari d’une rencontre et d’un enrichissement mutuel.
Sous l’intitulé  » Kréol Attitude « , Gospel et Racines proposait une série d’événements destinés à faire découvrir et comprendre la diversité créole : conférence, exposition d’arts plastiques, soirée de gala proposant concert, défilé de mode et gastronomie. Pour beaucoup d’artistes, cette invitation constituait leur première venue sur le continent africain. Les réactions et les discours ont différé mais tous s’accordent sur l’indéniable intérêt de la rencontre.
Valérie John, plasticienne martiniquaise, relate :  » Ma découverte des bandelettes de pagne m’a permis de déconstruire une pratique artistique classique, qui n’était pas mon miroir et d’en trouver une autre plus proche de moi : un être blason, composite, diffracté, en perpétuel mouvement… « .
Ernest Bruleur, plasticien originaire de la même île, témoigne quant à lui :  » Je ne célèbre aucun retour en Afrique, tout simplement parce que je suis Antillais. C’est un autre peuple. Mais l’aventure artistique que je vis ici me passionne. En rencontrant les artistes béninois, je m’aperçois que nous avons les mêmes problèmes, même si nous travaillons dans des espaces différents, avec des techniques différentes. Cette rencontre nous permet d’affirmer une position commune dans ce contexte de mondialisation. Nous ne voulons pas que le monde soit un village américanisé, uniformisé. Nous, artistes antillais comme béninois, nous continuerons d’affirmer nos différences pour préserver au maximum la diversité culturelle.  »
Que possèdent en partage Antillais et Africains ? Qu’ont-ils de spécifique ? Comment peuvent-ils apprendre à se connaître et établir les bases d’un dialogue fructueux ? Quel type de coopération instaurer ? Autant de questions soulevées par les artistes caraïbéens, notamment Ernest Pépin, célèbre poète et romancier guadeloupéen, venu donner une brillante conférence sur  » les traits essentiels de la créolité « .  » La créolité, résume-t-il, permet de repenser la notion d’identité. Il s’agit fondamentalement d’une théorie de l’identité mosaïque, qui ne se limite pas à un espace géographique. De multiples créolisations sont à l’œuvre de par le monde, en Afrique comme sur les autres continents. Ce concept peut avoir une réelle portée mais si l’on veut faire fonctionner une fraternité entre l’Africain et l’Antillais, il faut qu’il y ait de part et d’autre un discours d’égalité.  »
Pour le professeur Tidjani-Serpos, les échos africains de la créolité remontent déjà loin :  » Avec le retour des esclaves affranchis revenus s’installer sur le continent, nous connaissions déjà ce concept en Afrique, rappelle-t-il. Tout le long de la côte, du Libéria au Bénin, on les appelle d’ailleurs les crios « .
Gospel au Palais, racines en ville
 » Gospel et Racines, une semaine riche en gospel pour fortifier nos racines ! « , tel était cette année le slogan télévisé du festival. Chaque soir, deux programmes différents étaient proposés. D’un côté, des soirées de gospel, dans la luxueuse Salle Rouge du Palais des congrès de Cotonou, réservées à ceux qui ont les moyens de se les offrir (prix du billet : 3000 FCFA). De l’autre, une grande scène en plein air au milieu de la place Lénine, dans le quartier populaire d’Akpakpa, d’accès gratuit, sur laquelle se produisent les artistes  » Racines « , autrement dit locaux. Résultat : deux espaces presque antinomiques, pour des publics tout à fait distincts, qui donnent l’étrange impression d’un festival un peu  » schizophrène « .
Pourquoi séparer si nettement gospel et racines ? L’un et l’autre style n’auraient-ils pas eu avantage à partager des scènes communes ?
Quoi qu’il en soit, les artistes ont bien souvent su enflammer le public. Côté gospel, la découverte d’une jeune chanteuse togolaise à la voix renversante, Noélie et les Kingdom Builders, et la prestation de l’excellent ensemble nigérian Olouwagbemissoke restent des moments mémorables. Côté Racines, Jean Adagbenon, Jospinto, Alèkpéhanhou, Anagonou Vodjo ou encore H2O (le rap étant considéré comme  » Racine « …) ont déchaîné la foule jeune et enthousiaste de la place Lénine.
Outre les concerts, l’exposition, les conférences et la Nuit créole, le festival proposait une journée d’animation à Ouidah. Cette ville-mémoire, qui accueillit déjà les premières retrouvailles entre le Bénin et sa diaspora lors de la mémorable manifestation Ouidah 92, organise chaque année un pique-nique sur la plage, non loin de la Porte du non-retour. Festivaliers africains, américains, caraïbéens et européens s’y sont retrouvés pour échanger puis visiter les lieux de mémoire de la traite. Depuis 1992, la ville ne cesse de les restaurer (le fort portugais, la place du marché aux esclaves, la route menant au fort…), témoignant de la volonté politique de préserver et d’institutionnaliser ce patrimoine. Pour le professeur Tidjani-Serpos, il s’agit  » de faire en sorte que le silence ne retombe plus jamais sur ce phénomène historique « .
En 1999, le président Kérékou avait initié la Conférence internationale des leaders pour la réconciliation et le développement. C’est alors qu’avait été décidé la création du festival Gospel et Racines. Cinq ans plus tard, l’événement a certes su démontrer son intérêt. Il attire non seulement de plus en plus de membres de la diaspora mais surtout s’intègre dans un vaste programme de coopération économique entre le Bénin et les Etats-Unis (une ONG Réconciliation et Développement s’est créée en 2003, en Louisiane, à Bâton Rouge).
Reste à atteindre une véritable dimension de réflexion.  » Ce festival a l’ambition et la capacité de devenir un rendez-vous essentiel mais il faut y développer la rigueur, la méthode et l’exigence d’évaluer, souligne ainsi Christiane Taubira. Par delà les moments de liesse, d’échange, cet événement peut constituer le lieu où l’on se retrouve pour faire le point sur les différents chantiers et où l’on prend des décisions importantes en sachant que l’on pourra les évaluer l’année suivante. Ce festival doit atteindre l’excellence…  »
Par delà son rôle indéniablement politique, le festival Gospel et Racines aura cette année encore bruissé du souffle d’un idéal panafricain. Sa quatrième édition, prévue du 31 juillet au 7 août 2005, devrait avoir pour invité d’honneur le Brésil et pour parrain la légende du football brésilien : l’ancien joueur Pelé.

* Christiane Taubira est à l’origine de la loi du 21 mai 2001, votée par l’Assemblée nationale française, qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité.
** Voir son livre : L’Esclavage raconté à ma fille, ed. Bibliophane-Daniel Radford, 2002.
///Article N° : 3635

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Les images de l'article
Dominique Coco et son groupe durant la Nuit créole © Charles Jackotin
Le Palais des congrès où se déroulait le festival © Charles Jackotin
Ernest Pépin devant la Porte du non retour © Charles Jackotin
Manu Dibango en concert © Charles Jackotin
Christiane Taubira-Delannon © Charles Jackotin
Soirée gospel au Palais des Congrès © Soirée gospel au Palais des Congrès





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