Griots et griottes : de Bamako à Paris

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Le djeli moderne doit faire face aux contraintes de la société contemporaine. Esquisse de la situation que vivent les griots maliens d’aujourd’hui.

Nous sommes des sacs à parole,
nous sommes les sacs qui referment des secrets plusieurs fois séculaires.
L’Art de parler n’a pas de secret pour nous,
sans nous les noms des rois tomberaient dans l’oubli,
nous sommes la mémoire des hommes,
par la parole nous donnons vie aux faits et gestes des rois devant les jeunes générations.
Je tiens ma science de mon père djeli Kedian
qui lui la tient aussi de son père ;
l’Histoire n’a pas de mystère pour nous ;
nous enseignons au vulgaire ce que nous voulons bien lui enseigner,
c’est nous qui détenons les clefs des douze portes du manding…
Mamadou Kouyaté (1)

Lorsqu’il m’a été proposé d’écrire un article sur les griots pour Africultures, j’en ai parlé à Souleymane Sangaré, mon cousin, mon  » grand-frère  » comme on dit chez nous, qui vit à Bamako, au Mali. C’est donc un travail de famille qui a été réalisé ici et nos différentes recherches nous ont menés vers trois griots, trois personnalités différentes. Habib Diabaté, du clan des Diabaté, vit à Bamako, Mah Damba, djelimusso (2), réside depuis plusieurs années en France et s’évertue aux respects et au maintien des traditions avec ses enfants. Siré Camara, de l’Association des griots urbains, s’est découvert un talent pour raconter des histoires et a décidé d’en faire son métier, contre l’avis de ses parents.
Mais avant de dresser leur portrait, il m’a semblé intéressant d’évoquer le monde de la djeliya (3) tel qu’il apparaît aujourd’hui en tenant compte de l’émergence d’une nouvelle catégorie de personnes se disant  » griots  » mais dont l’attitude va à l’encontre du fonctionnement traditionnel de ce dernier. Cet aspect, peu connu du public, est pourtant d’une importance réelle si l’on veut comprendre la perception des  » griots  » actuels : ces individus ont toujours été à la fois adulés et craints, mais aujourd’hui certains font également l’objet de mépris et de ce fait influent sur la réputation des griots en général. Néanmoins, les  » vrais griots  » ont su garder leur place dans la société et préserver certains aspects de leur fonctionnement traditionnel.
La citation de Mamadou Kouyaté – celui qui a raconté la version de l’épopée de Soundjata Keita ayant inspiré le livre de D.T. Niane – définie parfaitement le terme de djeli. Longtemps considérés comme les troubadours des temps modernes, les djelis ont vu leur rôle se modifier au cours des derniers siècles. Dans la société traditionnelle, le djeli jouait un rôle prépondérant, il était le membre de la cour le plus influent, à la fois porte parole du roi mais également la voix du peuple. Lui et sa famille étaient alors à la charge de leur diatigui, leur  » patron « , leur  » hôte « , celui envers qui il devait respect, fidélité et loyauté.
Le djeli dans les contraintes du monde moderne
A l’époque, le djeli ne jouait pas seulement pour divertir, mais aussi pour enseigner : c’est lui qui était chargé d’éduquer les enfants de ses diatiguis (4) en leur contant l’histoire de leur famille. La colonisation a fortement modifié le rapport entre les djelis et leurs diatiguis : les enfants sont envoyés à  » l’école des Blancs  » où une tout autre histoire leur est enseignée. Quant aux chefs coutumiers, ils sont souvent dans l’incapacité de subvenir aux besoins de leur propre famille – comment alors prendre en charge celle de leurs djelis ? Par ailleurs, les personnalités actuelles ne sont plus les descendants des rois et des guerriers d’autrefois. Certains djelis se lieront ainsi aux riches, quelles que soient leurs origines, dès lors qu’ils sont en mesure de subvenir à leurs besoins.
Le djeli ne chante plus les louanges de la même manière qu’autrefois. Aujourd’hui, plutôt que de baser ses louanges sur une connaissance approfondie de la famille, certains djelis auront recours à la flatterie : ainsi, si vous êtes un Keïta, le djeli contera les louanges du célèbre Soundjata alors que vous n’êtes pas nécessairement un descendant direct. De leur côté, ceux qui reçoivent ces louanges sont eux-mêmes sensibles à ce type de flatterie, car, il faut l’avouer, les Maliens – et ils ne sont pas les seuls – sont très friands de toute référence à leur passé. De même, les femmes aiment être admirées, porter les plus beaux vêtements, distribuer les plus beaux cadeaux, le plus d’argent. Il m’est arrivé de voir des femmes  » se dépouiller  » d’un bracelet ou d’une bague en or, voire de billets de 100 euros ou des tissus brodés valant de 300 à 500 euros pièces, pour les offrir à la griotte qui chantera ses louanges.
Le djeli moderne est aujourd’hui indépendant : il doit payer un loyer et subvenir aux besoins de sa famille. Comment faire lorsque l’on n’a pas fait d’études et que la seule formation que l’on ait suivie est celle de la djeliya ? Il n’est pas rare de voir, dans les rues de Bamako, des djelis traverser la ville à la recherche d’une fête où ils pourraient  » s’incruster « . Les jours de mariages, ils sont les premiers arrivés à la mairie. Ils sont parfois rejetés, qualifiés de  » parasites « .
Est-ce pour ces raisons que certains djelis trouvent leur statut si méprisant qu’ils préfèrent inciter leurs enfants à faire des études afin de leur assurer un meilleur avenir professionnel ? Si certains vont tenter de concilier leur fonction de djeli avec une autre profession, d’autres refuseront d’assumer la relève et fuiront l’appellation de djeli – mais peuvent-ils réellement fuir et fermer les yeux sur ce qu’ils sont de par leur naissance ? Même s’ils n’en assument pas la fonction, leur djamu, leur nom, les trahira car, même aujourd’hui, on reconnaît un djeli par son patronyme. Les Diabaté, les Kouyaté, les Dramé sont et seront toujours des djelis :  » on naît djeli, on meurt djeli  » et selon la tradition, les djelis doivent se marier entre eux afin de consolider les clans.
Une nouvelle génération de djelis improvisés
Paradoxalement, depuis quelques années, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle génération de djelis qui n’ont pas hérité du métier et qui pourtant en font leur gagne-pain, ce qui pourrait expliquer le climat d’hostilité qui aujourd’hui entoure les vrais djelis. En effet, de nos jours, tous ceux qui chantent ou jouent d’un instrument de musique sont considérés à tort comme des djelis. Poussés par la pauvreté, les gens émigrent vers les villes, ce qui a pour conséquence de gonfler le chômage ; certains décident donc de faire le choix du gain facile en choisissant la pratique musicale. Cette nouvelle classe de djelis a une méconnaissance de la signification profonde du rôle du vrai djeli, leur objectif étant de soutirer le plus d’argent possible, alors qu’à l’origine, le djeli n’avait pas de rétribution fixe, chacun connaissant ses devoirs envers lui.
L’an dernier, j’ai assisté au mariage de ma cousine au Mali, dans la région de Kayes, d’où est originaire ma famille qui y est très connue. Lorsque la djelimousso a chanté mon fassa, mes louanges, il a fallu non seulement que je la récompense, elle, mais que je récompense également tous les autres djelis présents ce jour-là. L’une des griottes a refusé le billet que je lui tendais, estimant que je lui devais beaucoup plus. En effet, puisque je venais de France, je devais avoir des millions à distribuer, alors pourquoi se contenter d’un seul billet ! Ce qui importait était l’endroit d’où je venais, on ne s’occupait pas du statut que je pouvais y avoir, puisque j’aurai très bien pu n’être qu’une étudiante ou tout simplement une chômeuse ayant mis ses dernières économies dans son billet d’avion !
Comme le soulignait Massa Makan Diabaté, célèbre djeli malien, écrivain de son état, les vrais griots ne sont pas ceux qui paradent partout à la recherche de pitance.  » Le bon griot est le gardien des traditions, le garant des coutumes, le dépositaire de la mémoire collective, un rempart contre toute forme d’acculturation « . (5)
Heureusement, il existe encore de vrais djelis, des professionnels détenteurs de vaste répertoire et d’une technique élaborée. Un jour, j’ai entendu parler d’un djeli qui avait tout arrêté parce que ses diatiguis, la famille à laquelle il était rattaché, étaient décédés. Plutôt que de se trouver de  » nouveaux clients « , il avait préféré prendre sa retraite, laissant ses enfants prendre la relève.
Peut-on pour autant penser que le vrai djeli est amené à disparaître un jour ? Je répondrai que non, car tant qu’il demeurera le point central de la culture en Afrique de l’Ouest, le dépositaire de son histoire, rien ne réussira à l’ébranler !

1. In D.T. Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue. Paris, Présence Africaine, 1960.
2. Djelimusso, mot Bambara désignant la griotte.
3. On désigne par la djeliya, l’activité du djeli.
4. Les diatiguis sont les hôtes des djelis.
5. Citation de Bakary Soumano, chef de l’association des griots du Mali, à Bamako, décédé en 2003.
Fatou Sangaré est assistante administrative pour le programme de l’université Columbia à Paris.///Article N° : 3622

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