Pour une société civile forte et dynamique

Entretien de Patrice Nganang avec Célestin Monga

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Célèbre intellectuel de la diaspora camerounaise, Célestin Monga exprime ici ses questions, critiques et positions.

Vous êtes installé aux Etats-Unis depuis plus de dix ans : retournez-vous souvent au Cameroun ?
Je ne suis pas installé aux Etats-Unis. J’y réside. L’Amérique a eu la générosité de m’accueillir et de m’offrir d’autres perspectives. Je lui en sais gré. Mais je ne m’y suis pas installé, au sens d’y implanter mes racines et mon imaginaire. Je ne suis donc jamais vraiment parti du Cameroun, sauf physiquement. J’y ai effectué quelques voyages évidemment. Pour humer l’air du village. Regarder la couleur du ciel. Me reconnecter au brouhaha de Douala. Y confronter le regard des enfants. Admirer l’élégante désinvolture des vendeurs à la sauvette et l’héroïsme des marchandes de la rue. Et me ressourcer à travers le courage de tous ceux qui s’y battent de mille manières pour donner un sens à leur vie.
Les Camerounais de la diaspora ont-ils une responsabilité particulière par rapport au Cameroun ?
Oui. Ils ont le bénéfice d’une riche expérience du monde, et le devoir de partager le savoir auquel ils ont accédé grâce aux sacrifices consentis par les paysans camerounais. L’école publique gratuite qui leur a offert l’instruction était financée par la taxation implicite qu’ont subie les planteurs de café, de cacao et de coton. Malheureusement, beaucoup de Camerounais de la diaspora pensent que le fait d’avoir été à l’école et d’avoir obtenu des diplômes leur donne des droits particuliers sur le Cameroun… Les milliers d’entre eux résidant aux Etats-Unis sont les plus aisés du point de vue matériel. Travailleurs, dynamiques et entreprenants, ils tirent bien profit de l’ouverture et de la flexibilité de la société américaine. Ils constituent un des groupes sociaux les mieux formés et certains mènent des carrières remarquables dans le secteur privé et dans les grandes institutions internationales. Mais leur poids politique est plutôt négligeable : ils sont organisés en groupuscules animés par des ambitions microscopiques. Et ils souffrent des mêmes déficits psychologiques que leurs compatriotes restés au pays : nombrilisme, individualisme, absence d’ambitions qui dépassent le soi, etc. Sans le savoir, la plupart d’entre eux sombrent progressivement dans la dépression… Ils devraient s’inspirer du désir d’écrire l’histoire collective et de la modestie individuelle qui caractérisent les organisations sociopolitiques chinoises, coréennes ou juives.
Vous travaillez pour la Banque Mondiale : les décisions que vous prenez concernent-elles le Cameroun, indirectement ou directement ?
Pas vraiment. Ces dernières années, j’ai travaillé comme Economiste principal au Département Europe. Mes responsabilités consistaient notamment à conseiller les gouvernements des trois pays baltes de Scandinavie (Estonie, Lettonie, Lituanie) qui ont rejoint l’Union européenne en mai 2004. J’ai également travaillé sur l’Arménie et l’Albanie. Avant cela, je m’occupais du Burkina Faso. Mais à compter du mois de septembre, je travaillerai avec François Bourguignon, qui est le nouvel Economiste en Chef et Vice Président Senior de la Banque Mondiale. A ce titre, j’aurai probablement l’occasion de m’impliquer dans les grands thèmes de réflexion qui intéressent l’Afrique. Je pourrai donc me reconnecter à la conversation sur le développement du Cameroun.
La Banque Mondiale a été ces derniers temps sous le feu de nombreuses critiques, formulées par des intellectuels altermondialistes, dont nombreux viennent de pays qu’on dit sous-développés. Doit-on supposer que vous vous distanciez de ces voix ?
Le fait d’être un « intellectuel altermondialiste » ou d’être originaire d’un pays sous-développé comme vous dites ne vous offre pas de copyright sur la vérité ou sur la raison. Une grande partie du brouhaha « altermondialiste » n’a aucun sens… Ce mouvement est actuellement un patchwork incohérent qui réunit toutes sortes d’idées contradictoires. L’économie est une science qui prétend s’appuyer sur une certaine rigueur et ne saurait se satisfaire de la bâtardise idéologique des slogans altermondialistes. Quant à la Banque mondiale, elle me paraît être son plus grand critique. Les quelque 10 000 personnes qui y travaillent ont très souvent chacune leur propre opinion. Ils sont très critiques vis-à-vis de l’institution et vis-à-vis d’eux-mêmes. C’est pourquoi, en soixante ans d’existence, la Banque mondiale s’est réinventée plusieurs fois, changeant son focus, sa mission, ses objectifs et ses méthodes de travail. J’espère ne pas trop vous décevoir en vous avouant que je suis fier d’appartenir à cette institution où j’apprends chaque jour quelque chose de nouveau, dans des domaines aussi variés que la finance, l’éducation, la santé, le développement rural, l’environnement, la politique de construction et de financement d’infrastructures, etc.
Avez-vous une opinion personnelle sur les discussions actuelles concernant la mondialisation ?
La mondialisation est simplement le constat d’interconnection des marchés des biens et services et des marchés de capitaux. C’est ce qui permet à deux Camerounais comme vous et moi de travailler aux Etats-Unis et de générer des ressources pour nos familles restées au pays. C’est ce qui permet à des étudiants de Bamako de suivre dans l’Internet des cours d’économie dispensés par les meilleurs professeurs et les Prix Nobel du Massachusetts Institute of Technology. C’est ce qui permet aux militants de droits de l’homme au Sénégal de s’informer en temps réel des abus et des violations commises par le gouvernement soudanais à l’encontre des populations du Darfour… Le phénomène ne disparaîtra pas de sitôt, car il est stimulé par le progrès technologique et l’apparition d’une citoyenneté et d’une culture « globales ». La mondialisation représente certes une menace pour certaines branches d’activités économiques en Afrique et ailleurs, car elle implique une ouverture souvent brutale des frontières, et l’arrivée sur les marchés anciennement nationaux de nouveaux concurrents mieux préparés et plus agressifs. Mais la mondialisation représente également une opportunité extraordinaire pour les petites économies qui doivent exporter des biens et services pour accroître leurs ressources en devises nécessaires au règlement de la facture des importations et au paiement de la dette extérieure. Je vous fais remarquer d’ailleurs qu’avec la globalisation, le marché d’un pays comme le Cameroun ne se réduit plus à 16 millions de consommateurs, mais s’étend pratiquement à l’ensemble de la planète – ce qui offre des possibilités de croissance très importantes. Tous les pays du monde qui ont pu accroître leur revenu par habitant et réduire la pauvreté ont tiré profit de la mondialisation. Au lieu de gémir en permanence sur ces méfaits, qui sont réels, il faudrait plutôt imaginer des stratégies pour en exploiter les meilleures opportunités.
Dans la mouvance de la mondialisation, la place et même la nécessité de la dissidence semble elle aussi devenir de plus en plus problématique, tant aux Etats-Unis que dans nos pays. Avez-vous un jugement général à émettre sur notre temps ?
Je ne partage pas votre pessimisme. C’est au contraire le refus de la mondialisation et l’unilatéralisme d’une certaine frange de l’opinion publique en Occident qui constituent des menaces au besoin de dissidence. Nous vivons une époque où l’arrogance et la peur des groupes conservateurs en Occidentaux affrontent la colère et le nihilisme des pauvres du Tiers-Monde. Le résultat est non pas le choc des civilisations (selon l’expression superficielle de Samuel Huntington), mais le découragement collectif et l’effritement des ambitions humanistes. Mais ceux qui étudient l’histoire du monde sur la longue durée peuvent identifier divers épisodes aussi tristes, parfois plus tragiques que l’époque que nous vivons. Pourtant, les ressources de l’esprit humain sont illimitées. Malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, souvent à juste titre, le capitalisme a au moins une qualité importante : sa capacité à secréter et à s’accommoder d’une certaine dose de dissidence. A côté de la désolation et des tragédies africaines qui font la une des journaux, il y a également une Afrique dynamique, inventive et optimiste. C’est celle des petits commerçants de la rue, des artistes, des écrivains, des créateurs de bonheur et de spiritualité. Ecoutez la musique de Rokia Traoré, de Samite ou de Richard Bona, et vous comprendrez que de temps meilleurs s’annoncent. L’espoir est un concept vide tant qu’il n’exprime pas la volonté de donner un sens à sa vie et de prendre en main son destin. L’Afrique doit se fixer de nouveaux objectifs et s’offrir de nouvelles utopies. Lorsqu’on ne sait pas où on va, peu importe le chemin que l’on prend…
Ecrivez-vous toujours ?
De temps à autre, il m’arrive de commettre des fragments dont je ne suis pas convaincu qu’ils soient publiables pour l’instant. La distance par rapport au pays me permet de m’affranchir des fantasmes de notre société. Les mystères de l’exil, le fait de me sentir seul ici sur les rives du Potomac, d’être un citoyen incomplet de deux mondes, comme scindé en deux, tout cela m’aide à renouveler mon métabolisme et à densifier mon regard sur les choses. Les expériences de la vie font que le monde me semble plus difficile à déchiffrer qu’il y a dix ou quinze ans, ce qui me rend plus circonspect dans mes jugements. Mais je continue d’écrire.
Dans vos écrits (du moins ceux que je connais) transparaît une vision de l’intelligence comme porteuse d’espoir : l’intelligence des peuples à organiser et a gérer leurs affaires. Est-ce que je me trompe ?
Je m’intéresse à l’élégance de la souffrance et de la misère, aux orthodoxies sociales, et à la manière dont les sociétés africaines s’émancipent des traumatismes de l’histoire. J’essaie d’observer comment les mythes et obsessions enfouies au plus profond de nous-mêmes se libèrent subrepticement de notre subconscient. Je m’intéresse au délire d’effusions cosmiques que l’on appelle la vie en Afrique : le silence bruyant des rébellions qui ne se traduisent pas par des théories mais par des comportements ; les ruses et les recours qu’utilisent les vaincus pour échapper à l’autorité des pouvoirs illégitimes ; la solitude de la communion qui rythme la vie en Afrique ; le déficit de dignité et de confiance en soi, qui est peut-être la maladie de l’âme dont les Africains souffrent le plus ; la cordialité de la souffrance, l’utilisation esthétique de la défaite, pour parler comme Octavio Paz. Et aussi cette espèce de fraternité agressive, qui ne s’exprime malheureusement que devant la mort… Les thèmes de réflexion ne manquent pas.
Le pouvoir de la subversion est une autre force qui me semble courir à travers vos textes. Y croyez-vous toujours ?
Lorsque je vivais à Douala, mon mentor le Cardinal archevêque Christian Tumi, avec qui je passais des heures à discuter de tout, se fatiguait à m’expliquer comment le Dieu auquel lui il croit a offert à l’être humain une aptitude à la subversion qui est aussi indispensable à la survie que l’oxygène. Malgré les arbitraires de l’histoire, des frontières et des nationalités, trois choses définissent l’identité camerounaise aujourd’hui : la frime (cette idée à la fois stupide et élégante que nous sommes meilleurs que les autres, et qui nous pousse à travailler un peu plus pour nous convaincre de ce fantasme) ; le football, espace où notre mentalité collective entrevoit l’échelle de valeurs et l’idéalisme que chacun de nous porte en soi ; et le désir de subversion, consubstantiel à notre histoire, et incarné par des personnages aussi divers que Martin Paul Samba, Douala Manga Bell, Ruben Um Nyobe, Osende Afana, Monga Beti, Joseph Tchundjang Pouémi, Manu Dibango, Francis Bebey, Roger Milla, Richard Bona, et de très nombreux autres.
Votre voix a été profondément influente durant les années 80-90, surtout sur la scène publique camerounaise. Le banquier a-t-il pris les devants aujourd’hui ?
J’aime bien prendre parfois du recul et réévaluer la pertinence et l’efficacité de mon action. Il faut s’arrêter de temps à autre, faire le point sur soi-même, se regarder dans un miroir pour ne pas avoir de mauvaises surprises. Edgar Allan Poe nous offre une belle leçon de modestie dans une de ses nouvelles : il raconte l’histoire d’un homme d’une tribu antarctique qui voit pour la première fois un miroir et s’écroule au sol, horrifié par l’image qui y est reflétée…
Votre défense de l’importance d’une société civile demeure en écho dans mon esprit : que pensez-vous de la scène politique au Cameroun aujourd’hui ?
L’alternance démocratique que les Camerounais ont fermement exigée au début des années 1990 n’a pas eu lieu parce que les leaders d’opposition ont trop misé sur l’appui de l’Occident. Notre tort est d’avoir cru que la communauté internationale serait aussi bien disposée à notre égard qu’elle l’a été pour les pays d’Europe de l’Est ou d’Amérique latine. L’Occident a consacré d’énormes moyens au soutien de l’émergence de systèmes démocratiques en Pologne, en Roumanie, en Slovaquie, etc. Mais lorsqu’il s’est agi du Cameroun, du Congo ou du Rwanda, le monde dit civilisé ne nous a offert que son scepticisme et son mépris. Par ailleurs, le travail politique d’éducation et de mobilisation des populations que nos propres leaders devaient mener a souvent été bâclé. Dans de nombreux pays, le jeu politique s’est réduit à une triste course au pouvoir entre des aventuriers affamés. La politique est devenue une sorte de médiocre strip-tease où chaque soi-disant leader va vendre sa conscience au plus offrant. Pour les populations plongées dans la misère, rien ne change. L’émergence d’une société civile forte et dynamique, inspirée par les valeurs et idéaux républicains, me paraît le meilleur moyen de construire le type de citoyenneté dont nous avons besoin pour soutenir la démocratie et le développement. Mais il faut faire attention de ne pas inclure les organisations mafieuses dans ce que l’on appelle société civile…
Votre retour définitif au Cameroun est-il envisageable ?
Encore une fois, je n’en suis jamais parti. Contrairement à Cioran, mon philosophe préféré qui se définit comme un apatride métaphysique parce qu’il se sent détaché de tout pays, je me sens très africain, et très camerounais. Je n’aurais cependant pas l’outrecuidance de penser que le pays a besoin de moi, et qu’il est de mon devoir d’essayer de jouer un rôle quelconque dans sa trajectoire. Je prends au sérieux le précepte fondamental du taoïsme, qui recommande de vivre sa vie en imitant l’eau, en ne faisant aucun effort, en envisageant l’existence calmement.

Célestin Monga, Camerounais, notamment auteur de Anthropologie de la colère – société civile et démocratie en Afrique (L’Harmattan), est Senior Economist à la Banque mondiale à Washington.///Article N° : 3537

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