Conscience politique, rêveries poétiques : autour de la notion d’engagement

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 » Sans cesse le poète feint/
Il feint tellement/
Qu’il arrive à feindre la douleur
La douleur qu’il ressent vraiment « 
Fernando Pessoa

 » L’invocation à la pluie dans le Sahel «  de Francis Bebey, composition musicale complexe et pathétique a-t-elle jamais eu la prétention de provoquer le déluge dans le Tibesti ? Que l’art dénonce, pourfende de mille et une formes (Guernica de Picasso, Les raisins de la colère de John Steinbeck) tout en rêvant l’harmonie signifie-t-il qu’il a prétention à provoquer La Révolution ? Nous sommes tous d’accord sur l’inanité d’une réponse positive à la question, tant les voies du Grand Chambardement sont impénétrables. Il y a ceux qui ont dansé sur la musique de Fela Anikulapo Kuti sans jamais comprendre les significations de ses chansons, ceux qui, jeunes étudiants sous une dictature tropicale, ont trouvé dans les paroles de Pierre Akedengue et les romans de Sony Labou Tansi les ferments nécessaires à la construction et l’affinement de leurs engagements citoyens !
Mais pour qui sait ce que les postures médiatiques et les affirmations tranchées cachent de malaise profond, la question se doit d’être retournée : à supposer, primo, que l’art en général, et la littérature en particulier servent à autre chose que provoquer la révolution, l’écrivain a-t-il encore le droit de chercher des voies médianes à maintenir pérenne l’inquiétude politique au cœur de son œuvre ? Impossible de faire semblant : quant on pose à un écrivain africain (ou même à celui qui renie le qualificatif, voire la réalité de la catégorie identitaire) la question de l’engagement, il va sans dire que seul intéresse son interlocuteur le volet politique de l’affaire, eu égard à l’image catastrophique du continent où se trouvent ses racines premières. À supposer aussi, secundo, qu’aucun contrat ne lie l’écrivain à ses racines, pourquoi diable alors se permet-il de convoquer les bribes de sa mémoire identitaire quand bon lui semble et de s’offusquer quand on en vient à cracher sur la tombe où sont censées reposer les reliques putrides de son insaisissable africanité ?
Certaines réponses au débat en cours tendent à imposer l’idée que l’inscription du politique au cœur de la démarche de l’écrivain africain serait préjudiciable à son œuvre. En niant la fausse conscience d’une responsabilité collective, elles veulent accorder place à l’individu souverain, postmoderne et citoyen du monde, érigeant les mots en objet de jouissance pure. Ce qui n’est pas impossible en soi, mais soulève tout de même une question : de quel ordre, alors, la jouissance, quand autour de soi le vacarme de l’écroulement des certitudes devrait justement porter à une approche plus complexe des débats ? Il me semble que la fermeture du champ des questionnements risque de nuire à la possibilité même de découvrir d’autres applications à l’art, à la littérature qui est toujours ce qu’on proclame et le contraire de la proclamation. Quittons Sartre, allons plus loin que Leiris, ce dernier admirable questionneur et inventeur du concept de tauromachie littéraire ! Nous tombons alors dans la vraie complexité d’un débat aux questions sans cesse renouvelables. Florilège :  » Si l’engagement désigne, dans une première approximation, le geste par lequel un sujet promet et se risque dans cette promesse, entreprend et met en gage quelque chose de lui-même dans l’entreprise, dans quelle mesure ce geste, entre caution et pari, détermine-t-il des choix d’écriture, contraint-il des modes de lecture ? En quoi cette notion définit-elle ou conteste des axiologies possibles de la littérature ? Quelle articulation entre esthétique et éthique requiert-elle ? Comment, à quoi l’écrivain s’engage-t-il dans l’écriture ? S’engage-t-il à ou dans quelque chose dont il attend des résultats, et lesquels ? Que met-il en gage dans l’écriture ? Qui juge de cet engagement (instances de régulation et de sanction) ? L’engagement s’exerce-t-il indifféremment ou différentiellement dans l’espace du texte, à ses marges ou hors de lui ? Quelles sont dans le texte, s’il existe, les traces de cet engagement ? A quoi le reconnaît-on ? Comment le mesure-t-on ? L’engagement politique, historique, social de l’écrivain est-il strictement lié à celui de l’écriture, ou lui est-il indépendant ? Peut-on même utiliser un seul terme pour désigner ces deux phénomènes, ou cela relève-t-il d’une illusion discursive ? L’engagement littéraire existe-t-il autrement que dans la logique d’échange qui lie l’écrivain à son lecteur (ou à ses lecteurs) ? Dans quelle mesure les pratiques – si diverses par ailleurs – de la lecture, du commentaire, de la traduction peuvent-elles même être pensées en termes d’engagement ?  »
A ce niveau, les réponses aux questions deviennent sérielles, et la littérature, avec ses usages multiples, acquiert une densité, une charge insoupçonnée d’élément perturbateur, ce qui nous oblige à re-questionner la richesse herméneutique possible de la notion d’engagement littéraire. Car pas plus que l’art pour l’art, l’engagement pour l’engagement n’a de valeur intrinsèque s’il ne célèbre que la primauté du viol collectif sur la masturbation. Les Surréalistes se faisant rattraper par la Guerre d’Espagne ont dû méditer longtemps la phrase de Louis-Paul Fargue :  » une phrase parfaite est au point culminant de la plus grande expérience vitale « . Le propre de toute génération littéraire est de simplifier les positions et les idées de la précédente.
Dans le cas d’espèce de la littérature africaine contemporaine, une certaine confusion semble être née des objectifs des discours et contre-discours sur la Négritude, mouvement qui plaçait l’Afrique au cœur de sa réflexion mais n’en n’oubliait pas pour autant l’ouverture au monde, ni d’ailleurs les préoccupations esthétiques. Par contre, l’effet pervers d’une telle confusion sur le discours de la nouvelle génération, la mienne bien sûr, serait la revendication d’un certain esthétisme prétendument  » pur « , véritable piège à l’imagination littéraire. Si la Négritude a échoué (cqfd), si Yambo Ouologuem s’est renié, et Soyinka amendé auprès de Senghor, reste une vérité que même aucune posture parnassienne ne peut nier : une autre imagination de l’Afrique par la littérature est possible et nécessaire, et cela sans doute par une ambition littéraire plus complexe que celle qui nous pousserait uniquement dans les belles petites histoires poétiques, celles qui feraient seulement de nous de véritables néodécadents aptes à décrire comment la racine pourrit mais refusant (ou incapables) de projeter le futur ou la possibilité de nouvelles racines dans l’œuvre. Au regard de nos frustrations identitaires réelles, et de nos capacités à maîtriser ou non les grandes tendances de la littérature, pourquoi diable refuserions-nous, si l’envie nous en prenait, d’être encore plus novateurs et, par panache, de réussir ce que les autres auraient échoué à faire ? L’enjeu possible si le débat sur l’engagement vaut d’être prolongé et approfondi entre écrivains africains contemporains, serait, à mon humble avis, la question des formes littéraires nouvelles à trouver pour imaginer et expérimenter d’autres manières de dire l’Afrique à travers le temps et l’espace, le vœu n’a rien à voir avec un quelconque patriotisme, mais découle de la reconnaissance accrue de la difficulté à renouveler l’imaginaire qui porte nos créations et à être présent là où le débat a de l’intérêt. Peut-être y sommes-nous déjà attelés sans pouvoir argumenter clairement la démarche !
Lorsqu’il composa son chef-d’œuvre musical, A love supreme, John Coltrane vivait presque dans le dénuement avec sa femme et ses deux enfants. Marginal déjà dans le champ du jazz, il fit à ce moment-là son chemin de Damas et décida de consacrer une œuvre à célébrer la bonté de Dieu. Drôle d’engagement, pourrait-on dire, pour une œuvre considérée comme simplement virtuose au regard des commentaires qui l’entourent, alors que, aujourd’hui encore, à San Francisco, en Californie, au Saint John’s African Orthodox Church, la liturgie et le chant s’improvisent autour de cette œuvre énigmatique décrite par son auteur lui-même comme étant explicitement dévotionnelle. Je donne cet exemple pour dire que si le contexte explique les idiosyncrasies, la réception de l’œuvre par contre échappe totalement au créateur, il ne peut contrôler la lecture qu’on fera de son œuvre à travers l’espace et le temps. L’exil, de plus en plus fréquent, du créateur africain, le place systématiquement aux marges d’un monde et d’un lectorat auquel il est implicitement obligé de s’adapter.
Seulement, vu de loin, les choses se compliquent : l’attente du public africain n’est pas la même que celle du public européen, et en soi, il n’y a rien d’anormal à cela. Un jour, en comparant les réactions d’une classe d’étudiants africains et français à En attendant le vote des bêtes sauvages de feu Ahmadou Kourouma, j’en suis arrivé à une certitude relative. Là où certains voyaient du politique échevelé et à peine baroque derrière le subtil romanesque, d’autres pointaient du doigt une réflexion sur le merveilleux inspiré d’une fable africaine moyenâgeuse ! D’où l’idée qu’au fond, l’écrivain n’écrivait ni pour l’un ni pour l’autre public. Il peut s’inventer un horizon d’attente où le désir commercial le dispute à l’inscription légitime au sein d’un corpus mondial de littératures, la fameuse République des Lettres, pour reprendre une expression conjoncturelle. Mais à la différence du cinéaste, par exemple, il se trouve qu’il n’a qu’un outil limité, le verbe, et une chance absolue : qu’il soit issu de la culture chrétienne ou pseudo-animiste, l’outil de travail possède cette faculté de postuler un au-delà des choses, une matérialité sensible dont seul son lecteur possède la clé.
Dans son inoubliable pièce de théâtre Cho’bun (Le tertre), le dramaturge coréen O Tae’Sok imagine le drame des prisonniers d’une île menacée par une grave pollution écologique. De cette île, on n’en sort que de deux manières : en mourrant naturellement (on bénéficie alors de l’interdiction d’être enterré sur l’île dont le sol est trop spongieux et la nappe phréatique fragile) ou en commettant un crime, la loi de l’île soumettant à la déportation sur le continent tout présumé coupable d’assassinat. Face aux questions récurrentes de l’engagement, le drame métaphysique d’O Tae’Sok me semble le mieux résumer la situation de la génération d’écrivains à laquelle j’appartiens. Personnellement, l’engagement politique ou non de l’écrivain me paraît une démarche à la fois philosophique et de survie, une conception globale de l’art, laquelle sans être systématique, dépend foncièrement des contextes et de la personnalité de chacun et des limites de ses ambitions. La mort d’un Ken Saro-Wiwa au Nigeria et les silences de Camus en France pendant la guerre d’Algérie portent chacun, à sa manière, l’empreinte de cette dialectique malaisée. De Mishima mettant fin à son oeuvre et se faisant hara-kiri pour, semble-t-il, protester contre la décadence des valeurs spirituelles d’un certain Japon, et notre génération qui passera sans livrer un combat autre que consumériste, qui serait le plus pathétique ?  » Ô, mon Henri, abreuve-toi d’Idéal. Le bonheur d’ici-bas est ignoble, il faut avoir les mains bien calleuses pour le ramasser…  » (Stéphane Mallarmé, Lettre à Cazalis, 3 juin 1863).

Kangni Alem est né à Lomé, au Togo en 1966. Titulaire d’un diplôme en sémiologie théâtrale et d’un doctorat de littérature comparée, il a fondé l’Atelier Théâtre de Lomé, où il a signé, entre autres, les mises en scène de Mère Courage de Brecht, La Route de Wole Soyinka et Récupérations de Kossi Efoui. « Remercié » de Radio-Togo pour raisons politiques en 1992, il vit aujourd’hui à Bordeaux, où il poursuit ses activités de dramaturge, de traducteur, de romancier et de critique littéraire. Il a notamment publié Rachid Boudjedra, la passion de l’intertexte (essai, Presses universitaires de Bordeaux, 2001), Atterrissage (théâtre, Editions Ndzé, 2002), Cola cola jazz (roman, Dapper, 2002, Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire 2003), La Gazelle s’agenouille pour pleurer (nouvelles, Le Serpent à plumes, coll. Motifs, 2003) et une nouvelle intitulée « Les silences du commandant Maîtrier » dans Dernières nouvelles de la Françafrique (Vents d’ailleurs, 2004).
///Article N° : 3418

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