Le Brésil n’est pas un paradis !

Print Friendly, PDF & Email

Rio de Janeiro, 11 mars 2004.
À peine arrivé, je ressens comme un malaise diffus. Ce mélange, ce brassage multiracial et multiculturel tant vanté quand on parle du Brésil sont bien au rendez-vous, visible, tant par la variété des nuances des peaux, que par les traces patrimoniales qui attestent des bruits et des fureurs de l’Histoire de cette ancienne colonie portugaise devenue plus grande, plus riche que son ancienne métropole, donc incontrôlable. À Santa Teresa où je loge, quartier bohème et célèbre pour être le repaire des plus grands artistes de Rio, je sens davantage le bouillon en parcourant les boutiques des artisans, les cultures amérindiennes côtoient celles africaines et européennes, pour le plus grand étonnement du touriste lambda.
Néanmoins, quelque chose me disait : regarde bien, observe bien, c’est trop beau pour être vrai ! Le vieux Chester Himes, à l’affût, me murmurait aussi sa rengaine dans le creux de l’oreille : le jour où tu trouveras un seul pays au monde où le Noir n’a pas de problèmes, fais-le moi savoir !
En attendant, un peu de distraction. Les télés annoncent à grands coups de pub l’événement du mois,  » Senna in Concert « , un show immense pour fêter les dix ans de la mort du pilote de Formule 1, Ayrton Senna. Gilberto Gil, himself, le ministre de la Culture montera sur scène pour chanter le modèle brésilien de  » courage et de discipline « . À la Une du plus grand quotidien de Rio de Janeiro, le lendemain, je découvre que les préoccupations des cariocas (outre le long week-end de l’adultère qui commence jeudi soir, la feijoada du samedi, le foot, la plage du dimanche) n’échappent pas à la banalité du monde capitaliste. Une des deux grandes firmes de bière locales (appelons-la Cerveja A) venait d’assigner en justice le très populaire chanteur Zeca Pagodihno pour diffamation. L’affaire a de quoi faire rire le Professeur Muniz Sodré, ancien élève de Barthes et distingué professeur de Communication à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro : le chanteur ayant longtemps vanté la qualité de Cerveja A s’est retrouvé sous contrat avec Cerveja B et obligé de dire, pour les besoins de la pub, qu’il mentait lorsqu’il proclamait que Cerveja A était la meilleure bière du Brésil. Cela vaut peut-être un procès, mais comme dirait le Professeur Sodré sirotant sa caipiroska (1), si la publicité est un jeu, a-t-on le droit de mentir, d’avouer ou de faire croire qu’on a menti ? Le senhor Pagodinho en sera quitte pour nous concocter, certainement, un nouveau titre, relatif à l’affaire, sur son prochain album tant attendu !
Finie la récréation, il me fallait retourner à ma quête (un trop grand mot, je crois), c’est-à-dire essayer de comprendre la place du Noir dans cette société brésilienne. Quand on est Noir, et qu’on circule à travers le monde, on apparaît aux yeux des autres comme  » Africain  » ou  » Américain « , chacun de ces statuts étant, bien sûr, connoté différemment. Dans le quartier populaire de Rio Vermelho à Salvador de Bahia, à la recherche désespérée d’un coiffeur pas trop cher, l’envie me prend d’acheter du pinha ; le vendeur, constatant la pauvreté de mon portugais m’interpelle :  » Americano ?  »  » Yes « , mentis-je, fatigué. J’en fus quitte pour une facturation trop salée à mon goût pour trois minables corossols. Tous les Noirs d’Amérique sont-ils si riches ? Plus tard, confortablement assis et dirigeant dans une langue approximative la séance de coupe de cheveux, je me vois demander encore si j’étais un touriste américain. Cette fois-ci, j’ai joué carte sur table, décliné ma généalogie : non, je n’étais ni touriste ni Américain, mais écrivain, originaire du Togo et vivant en France.  » Ah, Africano !  » J’en fus quitte pour un autographe (merci Jorge Amado), une remise de 1 real sur le tarif global, et la promesse d’envoyer un exemplaire de mon livre au jeune coiffeur si jamais j’arrivais à le faire traduire en portugais. De l’Afrique, aucun des jeunes Noirs dans le salon de coiffure n’avait une idée précise, à part leur bruyante admiration pour les Lions du Sénégal, vainqueurs de l’équipe nationale de France, laquelle avait commis l’erreur inqualifiable d’éliminer le Brésil à la finale d’une certaine Coupe du Monde !
Trop urbanisés, mes interlocuteurs, ou trop occidentalisés (est-ce la même chose ?) pour nourrir quelque revendication par rapport au continent d’où sont venus pour beaucoup d’entre eux leurs ascendants lointains. Seule une vendeuse bahianaise, le soir même, dans un restaurant populaire, aura la gentillesse de nous rappeler à mon ami Alain (Martiniquais, donc Français et Noir) et moi-même que par la couleur de nos peaux nous étions du même creuset, et que nous n’avions pas à douter de la qualité de son service, alors même qu’elle nous tendait un piège commercial grossier, dans lequel nous nous sommes précipités sans réfléchir. Humain, trop humain !
Au fond, que suis-je vraiment venu chercher ? A supposer, d’ailleurs, que je connaisse les contours précis de ma propre recherche. Pour paraphraser Spinoza, je dirais que, comme celui de chien, le concept d’Afrique n’aboie pas et ne passe pas partout de la même manière. C’est un concept trop soluble dans le Brésil contemporain, miné par un racisme très subtil qui peut bluffer l’observateur inattentif. Certes, nous sommes dans un pays où l’insulte raciale est passible directement d’une peine de prison, où la discrimination positive vient de faire son apparition il n’y a pas longtemps, mais où la discrimination raciale n’en court pas moins les rues et les administrations, ce pays revendiquant plus sa  » latinité  » que quelque fierté nègre ou indienne, affichant ostensiblement ses villages à l’italienne ou à l’allemande, ses traditions  » vieille Europe  » lorsqu’on descend plus bas au sud du Minas Gerais et du Rio Grande do Sul. Les Portugais ont massacré, empoisonné les Indiens, l’Empire et la République ont fini de les enterrer, et même le Président Lula da Silva, avec toute sa bonne volonté, peine à les ressusciter. Quant aux Noirs, eh bien, ils se sont mélangés le long des siècles aux Blancs, aux Indiens, entre eux, mais la couleur de leur peau reste rédhibitoire, ce qui pousse d’ailleurs beaucoup d’entre eux à privilégier les mariages avec plus clairs de peaux qu’eux afin d’éclaircir davantage l’épiderme de leur progéniture. Oh, génétique, quand tu nous trompes ! Tous ces vieux complexes étudiés par Fanon, Memmi ont encore la vie dure dans une société où l’on continue de croire à l’infériorité des citoyens d’ascendance africaine. Hypocrisie pour hypocrisie, même le vocabulaire peine à affronter le réel : comment désigne-t-on un Noir au Brésil ? Negra, preto, ou moreno ? Gilberto Freyre, célèbre et respecté sociologue brésilien, a tenté de populariser ce dernier terme, partant du postulat que le métissage des races (miscegenation) étant consommé depuis la sortie de la senzala, les Africains et leurs descendants seraient devenus plus métis (gris alors ?) que Noirs. Ce que rejettent quelques militants de la cause Noire, et pour cause : même l’Histoire enseignée dans les manuels de l’école publique a d’étranges bégaiements, qui continue de célébrer une nation latine, dont les vrais bâtisseurs seraient tous de souche européenne. Quel affront historique pour les filles et fils d’esclaves indiens et africains, redevenus alors des bilboquets de la République conquérante ! D’ailleurs, au sortir de l’Abolition, combien d’États n’ont-ils pas tout fait pour pousser hors de leurs murs les Noirs, dont ils avaient peur que la culture ne se propage et ne  » contamine  » la leur ? Relire Jorge Amado, La boutique aux miracles !
À Recife, l’Etat d’origine de Freyre, Jorge Arruda et Lindivaldo Júnior ont une passion commune : le combat pour la revalorisation de la culture et de l’apport au patrimoine historique et intellectuel de ceux qu’ils appellent systématiquement les  » Afro-Brasileiros « . Le premier dirige une ONG spécialisée dans l’alphabétisation des jeunes illettrés des favelas, le second la division Culture Afro-Brésilienne au Département de Documentation et de Formation Culturelle à la Mairie de Recife (la Prefeitura). Le chantier est vaste, tant demeurent immenses les problèmes identitaires des Noirs eux-mêmes, dans ce Brésil très européanisé dans ses superstructures. D’abord, il a fallu reconquérir l’usage de la place São Pedro, l’un des plus vieux  » supermarchés d’esclaves  » de Recife, sur la place de l’Église du même nom, à l’intérieur de laquelle, on conférait par le baptême une âme au nègre. Tout un symbole. Y lancer, ensuite, comme à Bahia, l’idée d’une fête hebdomadaire, le  » Terça Negra  » où sont remis à l’honneur les traditions musicales et carnavalesques de l’afoshé et du maracatu, ces formes profanes du candomblé, encore appelées  » candomblés pour rire « . Jusqu’au bout du petit matin, entre deux ou trois tours de reggae brésiliens, reine et roi du maracatu paradent en tête de leurs troupes de danseuses. Terriblement nâgos, parfois fons ou éwés, les rythmes des tambours m’attirent vers l’estrade. Je reconnais là une certaine Afrique, indéfinissable certes, mais forte et renouvelée. Et je m’étonne, le lendemain, quand Júnior m’explique les rivalités qu’il a fallu surmonter pour mettre ensemble les diverses écoles de maracatu : chacune d’elles, par ses propres recherches, s’estimait la plus pure, la plus traditionnelle, la plus fidèle dans le détail aux vraies traditions africaines. Mais de quelle Afrique s’estiment-elles les légataires authentiques, ne pus-je m’empêcher de lui demander, quand on sait que le paradigme africain homogène lui-même n’existe pas ? Que des Éwés et des Minas déportés du Togo sont devenus Nâgos au Brésil ? Júnior s’emporte, il s’en fout que les experts dénombrent 45 voire 50 Afriques différentes, seule lui importe le trait commun à toutes ces célébrations, à tous ces discours sur l’Afrique, le partage de la même spiritualité, celle-là bel et bien africaine. Je m’incline, d’ailleurs avais-je le choix, je venais juste de lire presque les mêmes conclusions sous la plume du Professeur Muniz Sodré, dans un article inédit intitulé  » Allégresse et corporéité afro-brésilienne  » qu’il m’avait passé avant mon départ de Rio :  » Il n’y a pas (…) un paradigme africain. (…) Tout de même la diversité des réalités socio-économiques et des traditions culturelles converge-t-elle vers des points paradigmatiques communs, dont l’un c’est l’attitude mystique nommé animisme par la rationalité théologique à l’occidentale. Il s’agit en fait de l’expérience du sacré dans toute sa radicalité.  »
La spiritualité  » animiste  » donc, au secours des méthodes de reconstruction sociale des jeunes Brésiliens d’ascendance africaine, pourquoi pas, surtout que ne rien leur proposer serait les laisser vagabonder comme des âmes mortes, dans un pays où les guette la déstructuration sociale, le chômage et l’appât du gain facile.
Yasmina Traboulsi, romancière de mère brésilienne et de père libanais, vivant à Londres, et que le hasard des rencontres littéraires a mis sur mon chemin me confirme la dure réalité, elle qui a eu à enquêter dans les favelas et les prisons de Salvador pour écrire son premier roman Les enfants de la place, Mercure de France, 2003. 80% au moins des détenus des prisons du Brésil sont des Noirs jeunes, une statistique presque nord-américaine si on la compare aux chiffres de la délinquance juvénile au pays de Madame (Mademoiselle ?) Condoleeza Rice, la secrétaire à la Défense du Président Gorges Bush. Dimanche 28 mars 2004, en feuilletant les pages du plus vieux journal de Bahia, le Correio da Bahia, je tombe sur un reportage de 8 pages consacré à l’esclavage moderne, triste réalité du Brésil du 21e siècle, dans le bidonville de Roda Velha, municipalité de São Desidério, à environ 1.000 Km de Salvador. Tous les exploités de ce no man’s land sont des Noirs et des Mulâtres !
Les tiraillements des Noirs du Brésil entre diverses cultures expliquent bien l’importance qu’ils accordent à leur relation avec l’idée d’Afrique, ce territoire où sont restés les esprits des dieux, les Orishas, qu’il s’agit de faire revenir dans les terreiros, à chaque culte, par la tête, le corps des fils et filles de saint du candomblé. D’où l’importance de ces lieux traditionnels à l’intérieur des villes modernes (Cf. Muniz Sodré, O Terreiro e a Cidade, éd. Imago, 2003). Ils disent la mémoire de la débâcle des royaumes africains, le lien avec l’histoire de l’arrivée des captifs dans le Nouveau Monde, l’acceptation de la nouvelle donne sociale, ainsi que celle du changement dans la continuité. Les Noirs du Brésil ne sont plus des Africains, ce sont des Afro-Brésiliens, exactement comme le sont les Noirs d’Amérique, des Africains-Américains.
Quid alors des esclaves africains qui, au 19e siècle, quittèrent Salvador de Bahia, le Piauí, Recife ou São Luis pour retourner au Nigeria, au Bénin, au Togo et au Ghana, que sont-ils redevenus, eux qui ont eu à subir l’ostracisme, le rejet de leurs consanguins ? Comment sont encore perçus aujourd’hui leurs descendants, dont les ancêtres ont été aussi accusés d’avoir pratiqué à leur tour la traite négrière vers le Brésil ? Comme des petits-fils d’esclaves, des Africains ou des Afro-Brésiliens ? L’Histoire nous joue parfois de ses tours tordus qui nous empêchent de répondre sereinement à certaines questions. À moins de trouver une forme aux réponses, ce qui reste ma position, au moment de quitter le Brésil : écrire un roman pour tenter de stabiliser un tant soit peu ces  » flux et reflux  » de la mémoire entre les mille et une Afrique et ce Brésil que je veux encore croire un peu africain, à l’instar du poète afro-brésilien de Recife, Solano Trindade. (2)

1. Version moderne de la caïpirinha traditionnelle, où l’on remplace la cachaça, le rhum brésilien, par de la vodka, qu’on mélange avec du citron vert et du glaçon.
2. Né à São José, Pernambouc, en 1908, Francisco Solano Trindade demeure l’une des figures noires les plus marquantes de la lutte contre la discrimination raciale au Brésil. Entre 1930 et 1960, sa poésie a inspiré nombre de militants afro-brésiliens actifs dans la défense de la culture noire (Cantares ao meu povo, Tem gente com fome e outros poemas…). Militant politique, il fut l’un des fondateurs du Teatro Experimental do Negro et du Mouvement dénommé Frente Negra Brasilieira. Accusé d’activité communiste sous la dictature, il fut arrêté et assigné à résidence à Rio de Janeiro. Sa mort, le 20 février 1974, a laissé un grand vide dans la communauté afro-brésilienne.
///Article N° : 3339

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire