La musique haïtienne : grande Histoire et petits dieux

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Ni fusion ni métissage : pour Emmanuelle Honorin la musique haïtienne est plutôt une  » juxtaposition des formes, amalgamées par le temps « .

En Haïti, j’ai cherché de la musique, et j’y ai trouvé de l’histoire. Je m’y suis dit que plus qu’ailleurs, les artistes étaient des passeurs, des passeurs d’histoire, enchaînés peut-être. Enchaînés à un épisode fondateur qui vit dans ma tête comme un gigantesque opéra végétal : je veux parler de cette nuit du 14 août 1791, où les tambours ont changé le cours du destin de l’île qui deviendra la première république noire au monde. Cette nuit où les Dieux de la Foudre et les sociétés secrètes, les tambours des marrons, guidés par Boukman, l’esclave jamaïcain d’origine mandingue, ont retenti de toutes les grottes, convergeant vers la clairière du Bois Caïman, le lieu du pacte. Les rythmes congos et petro des tambourineurs ont fédéré en un orage, cent une – dit-on – nations africaines, qui ne parlaient pourtant pas la même langue, vers une révolution qui reste une des plus méconnues de l’histoire.
De musique, avec ce je-ne-sais-quoi d’à la fois circulaire et immobile, il ne me reste qu’hallucinations rythmiques, fifres échappés des mornes, et, des Dieux, très présents, qui dialoguent, font des caprices, protègent ou jouent la comédie.
La musique que j’ai vécue en Haïti est une rencontre entre la grande histoire et celle de ces petits dieux familiaux venus d’Afrique, de ces forces invisibles domestiques qui possèdent les adeptes  » afin de laisser le grand Dieu tranquille  » comme l’avait confié le commandeur, Amazon Welganst, secrétaire général, chef d’  » escadron  » et prêtre vaudou, dans l’une de ces maisons abritant hommes et génies intercesseurs,  » péristyle  » dans le Sud du pays.
Quand je repense aux voyages effectués à partir des années 97–98, pour ce vaste collectage sonore que nous avions appelé, avec Charles Najman,  » fond des nègres /fond des blancs  » (1), je me dis que nous avons vécu un phénomène surréaliste, comme un voyage sidéral, sidérant, rendu d’autant plus spectaculaire au regard du collectage dans les îles voisines si proches et si lointaines qui auraient surdimensionné une complexité musicale. Je pense à Cuba, évidemment. Cette force de l’histoire en son, elle passe à mon sens par la sève, le sang des paysans dans ce pays où comme ailleurs, mais en pire, l’arrogance citadine a occulté l’être rural qui pourtant constitue plus de 70 % de la population. Ce fut l’occasion de rencontres de personnages extraordinaires, de créateurs d’histoires, biographes et conteurs, musicologues détournés à jamais du CNRS. Ce fut une série de voyages à la crête des apports nègres et européens, comme une sorte de greffe d’une France figée fin 17ème-18 ème, sur une Afrique recrée, idéalisée, rêvée. Un voyage au-delà des commémorations, au sein de la « guinin » paysanne, une Afrique mythique, reconstituée, peuplée de dieux « libérateurs de l’esclavage » et de sensuels  » plaît-il ? « , qui a su mêler avec humour et allégresse menuets et contredanses aux cérémonies vaudoues.
Ici plus qu’ailleurs, j’ai considéré la complexité musicale, non pas comme une fusion, encore moins comme un métissage, mais comme une juxtaposition de formes, amalgamées par le temps. Je peux en donner quelques images à travers des situations concrètes. Certaines parmi d’autres, puisque que nous n’avons pas cessé d’aller de surprises en surprises. L’exemple dont je parle ici se situe dans le sud du pays, mais j’aurais aussi pu choisir Jacmel, avec l’accueillant temple vaudou de Mme Nerval, ainsi qu’à quelques mètres de là, la maison de son mari accordéoniste, où encore celle de Donais Forestal, un  » commandeur  » des Hauts de Miragoane.
Génie blanc
7e Section rurale des Cayes. Nous sommes dans une région montagneuse du sud du pays. Petite cour en terre battue. Asson, un jovial septuagénaire s’approche avec un instrument qu’un « Blanc » a donné à son grand-père. Il est un des derniers violonistes de la région. C’est la fierté du groupe (un collectif qui s’appelle Premye Nimewo), car ailleurs, le « violon » est un tambourin frotté avec le pouce qui bourdonne comme un rugissement modulé.« Erzili Freda Dahomey, tu es la plus belle… » Amazon lance une ode à la déesse de l’amour, qu’il imbrique avec les « Coiffez-vous » et « Allez saluer les dames » d’une danse galante. Dans cette région où certaines cérémonies vaudoues sont nommées Bal Loa (« Bal des esprits »), ou « loa blanc », les danses de cour appellent quelquefois la déesse Erzulie. Venue du Dahomey, elle a aimé « les Blancs ». Elle est une belle mulâtresse créole, exigeante, qui apprécie aussi la langue de Voltaire.
Asson entame une mélodie répétitive en maintenant son violon tête en bas. Les « Reines », les vieilles mères et tantes – qui sortent d’on ne sait où – initient une danse maniérée en attrapant le bas de leur robe à fleurs. Deux couples esquissent des figures codées avec des entrechats. Il s’agit d’un de ces « menuets »,« menwat » créole, qui a subi, suivant l’expression de l’historien haïtien Jean Fouchard, « l’irrévérence d’improvisation qui aurait détonné à la Cour de Versailles ». L’ensemble interprète ensuite une série d’airs de danses allant des annonces (rythmes dérivés d’un répertoire militaire), aux Laserenal (« sérénades ») puis des danses plus récentes mais en parties oubliées aujourd’hui : la chaîne (anglaise) et la polka, les quadrilles et valses, les visites, les lanciers… C’est qu’on danse dans cette maison. Un musicien d’un autre morne, Zéphirin Cupidon, nous avait affirmé que chez lui « on fait aussi Scottish et Blues, c’est-à-dire des contredanses un peu plus tristes et plus lentes… ».
Les danses européennes se sont métamorphosées sur les plantations au contact des chants à répons des traditions africaines et des danses de fécondité bantoues, les calendas et les chicas (nommées aussi menuet-congo), en bref des « impudiques gymnastiques des nègres » comme le note, Moreau de Saint Mery, le premier ethnographe colonial. Elles ont été transmises principalement par l’intermédiaire des « nègres à talents », esclaves auxquels le maître enseignait des spécialités, qui pouvaient être « bon violon » ou « donner du cor« . Ils finissaient par jouer « de la belle manière » lors des récréations hebdomadaires, soupapes à la rébellion. Ce sont eux aussi qui, à Cuba, ont donné naissance à la tumba francese, en fuyant dans l’Oriente avec leur maître à l’approche de la révolution haïtienne dès 1792-93. Ainsi métamorphosée, la contredanse a survécu à la période révolutionnaire et ses héritiers continuent à animer les « bal loa », ou les « bambôches » plus profanes. Cette histoire, j’aurais aimé l’inverser. J’ai rêvé de ramener ce que les esclaves ont trouvé chez ceux qui l’ont perdu : en d’autres termes d’apporter la contredanse haïtienne dans les campagnes françaises. Une manière de renverser les perspectives de  » la route de l’esclave  » puisque les dépositaires de l’influence coloniale française sont aujourd’hui les paysans d’Haïti. Si les Blancs ont créé la contredanse, les esclaves se la sont appropriée. Aujourd’hui, les danses de cour ne se dansent pas à Versailles mais dans le monde rural haïtien.
Retour dans les montagnes du Sud
Un champ de vétiver s’étire à perte de vue. On entend l’écho décalé des musiciens de la société Premye Nimewo qui se hèlent à coup de trompes de lambis. Ils se nomment ko music, référence au protocole militaire « corps de musique » pour certains ou, à l’anglais « court music » pour d’autres. Nul ne sait précisément. Chacun est son propre historien ici où peu de professionnels d' »la vil » s’aventurent.
Ces musiciens-paysans en tout cas ont gardé les références aux structures et aux anciens grades militaires : ils s’appellent « colonel », « major », ont aussi leur « porteur de bannières » et leur « tambour de basque » pour les défilés populaires…
Un à un, ils s’assemblent autour du poteau-mitan, centre symbolique de l’espace sacré du vaudou. C’est la fin de la journée, l’eskwad est terminé. Chacun rentre du travail, flûte ou « fer » (version locale de la clave cubaine), « vaccine » (trompe en bambou), ou tambour, à la main. Cet « escadron », mode de travail communautaire, qui résulte de la parcellisation des lopins de terre – unique gage de survie et d’indépendance – n’a pas de sens sans son accompagnement musical. En forme d’un  » cumbite « , les musiciens sillonnent les champs et donnent courage aux travailleurs, qui leur répondent à l’unisson.
Rara
Entre Carnaval et Carême, comme toutes les petites sociétés, qui vivent au rythme du calendrier agraire (et catholique), les musiciens de Premye Nimewo font des sorties publiques. Avec les mêmes instruments, ils défilent lors des « rara », formes cousines des congas de carnaval à Cuba – qui là-bas, à quelque 60 km de l’autre côté de la mer des Caraïbes, sont jouées avec des cornets de Chine (apportés par les Chinois, qui ont été une main d’œuvre tardive de remplacement sur les plantations) et des instruments plus lustrés. Les bandes descendent des mornes, avec les figures parodiques de l’histoire, leurs reines, leurs porte-étendards, leurs « major-joncs » qui font tournoyer des bâtons étincelants ou donnent des coups de « fouet-zombis » en proférant des grivoiseries. Le rythme entêtant et hallucinatoire des vaccines est un lent crescendo qui envahit les routes. Les trompes soufflées, discontinues, alternent avec les blagues et les dialogues chantés. La foule grossit à chaque carrefour et déferle bientôt en un torrent baroque et impudique. Les pieds foulent le sol, jusqu’en une figure-vertige de la mémoire nommée « chargeopié », pure parodie de l’esclavagisme où des danseurs avancent – des kilomètres durant – comme enchaînés par les talons. Puis, la procession disparaît comme en songe…
Pour ceux qui dansent dans cette terre des descendants des Nègres-marrons, dans cette Guinin, protégée par Cousin Zaka, le Dieu des paysans avec sa besace molle (la « macoute ») et son chapeau, l’histoire est incarnée. La Guinin est la matrice commune aux diverses ethnies africaines, groupes principalement soudanais, dahoméens et bantous, aux coutumes et aux langues différentes, venus fournir en main d’œuvre la « perle des Antilles », le plus beau fleuron des colonies qui assurera au 18ème à lui seul, les trois quarts du commerce sucrier des ports français.
En Haïti, dans toutes ces « poussières d’îles », la créolisation a généré autant de musiques que de villages, que de maisons peut-être. Cultures orales, elles s’offrent le luxe d’échapper au fichier des musées et des conservatoires. Ici, mon pays, c’est plutôt la « cay mwen », « ma maison » et si devant sa porte Monsieur Asson décide que le « violon » est un tambourin « à peau de cabrit« , nul le saurait le contredire.
La palette est infiniment riche, et ces musiques trop peu connues, trop vite édulcorées sous des formes qui ont sciemment ou non répondu à un certain exotisme. Phénomène d’urbanisation et d’américanisation oblige. C’est un processus d’exagération et de contradiction qui mue en permanence l’univers caribéen, mais on sait bien aujourd’hui l’influence qu’ont pu avoir ces formes sur moultes expressions modernes. Car tout cela n’est pas bien loin de ce qui s’est passé fin 19ème avec les field hollers (crieurs des champs) des champs de coton, et l’avènement du blues qui s’en suivit…
Pour l’heure, je ne remercierai jamais assez tous ces paysans-musiciens qui nous ont ouvert les portes avec une jovialité sans égale. Il y a dans ces expressions brutes et urgentes, non pas un lieu de mémoire, mais bien l’affirmation d' »être ce que l’on est ». C’est aussi la quintessence de cette sensation commune à toutes musiques caribéennes, qu’elle soit nommée compas, belair, son, salsa, reggae, trova ou ragga, celle « du son de flûte qui parfois monte par clair de lune, à l’heure où les alizés retombent dans la mer, où les marrons se serraient les uns contre les autres, cependant que les esprits des morts se déployaient, menaient des rondes sans fin autour du feu, pareils à un vol de moustique qui danse dans le soir… » (2)

1. Fond-des-Nègres et Fonds-des-Blancs sont deux villages du sud haïtien séparés de quelques kilomètres. C’est à Fond-des-Nègres, haut lieu du vaudou, que vit le groupe d’un accordéoniste nommé Fragile Fatal. Fragile, comme le corps haïtien qui semble avoir perdu, avec la dictature et la misère, ses dernières défenses immunitaires et Fatal comme la souveraineté et l’irréductibilité de sa culture. Par un des accidents les plus singuliers de l’histoire haïtienne, on trouve encore à Fond-des-Blancs des descendants du régiment polonais retournés contre l’armée du beau-frère de Napoléon, venue pour tenter de rétablir l’esclavage. Fond-des-Nègres et Fond-des-Blancs résumaient la singularité de la musique rurale haïtienne : une  » France rêvée, greffée sur une Afrique idéalisée « , comme le disait Charles Najman.
2. André Schwarz-Bart, La mulâtresse solitude.
Retour sur des notes de voyage lors du collectage du disque « Fond des nègres-fonds des blancs ». Buda Music/Adès

Discographie :
-« Fond des nègres/fond des blancs », Buda Music/Adès.
– Haïti chérie/ Corason Night and Day

Emmanuelle Honorin est chargée de programmation pour plusieurs événements et productions autour des musiques du monde depuis une quinzaine d’années et photojournaliste indépendante.
Diplomée de l’Université d’ethnologie de Paris VII, elle travaille sur les chants populaires et musiques liées aux cultes de possession. Elle découvre Haïti par la réalisation d’un article photo-texte dans GEO en 95. Le disque né d’un collectage de plusieurs mois dans les campagnes haitiennes « Fond des nègres/fond des blancs, musiques paysannes d’Haïti » qu’elle a réalisé en collaboration avec Charles Najman, constitue le premier recensement de ces musiques à la diversité et à la richesse méconnues. Elle a conçu, dans le cadre du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, le programme Le bal Loa (bal-meringue à l’accordéon et cérémonie vaudou paysanne d’Haïti, co-production Grande Halle de la Villette/ Ville de Strasbourg) et dirigé l’enregistrement du barde Ti-coca (chez Network/Harmonia Mundi) en Europe. Lauréate de la villa Médicis hors les murs 99, elle poursuit ses travaux sur le marronnage des musiques de la zone Caraïbes à travers photos, textes et son. Elle est par ailleurs co-auteur du film tourné en milieu vaudou, Les illuminations de Madame Nerval (1999) de Charles Najman.
Elle est en charge actuellement des musiques du monde au magazine GEO.///Article N° : 3290

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