Nouvelle Afrique sur Seine : les romans de la nouvelle génération d’écrivains africains en France

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Odile Cazenave

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En 1996, Odile Cazenave publiait aux éditions l’Harmattan, un essai, Femmes rebelles dans lequel elle signalait l’émergence, à partir des années 80, d’une nouvelle génération subversive d’écrivains femmes stigmatisant ce que Pierre Bourdieu appelle la domination masculine. Sept ans plus tard, elle revient sur la scène critique avec un livre consacré à la nouvelle génération des écrivains africains résidants en France : Afrique sur Seine, qui complète Femmes rebelles pour constituer un diptyque sur les  » innovations  » actuelles dans le roman post colonial africain francophone.

A quel moment, vous est venue l’idée d’écrire ce livre ? Quel a été l’élément déclencheur ?
Lors de mon travail sur mon essai, Femmes rebelles, j’avais déjà remarqué que les romancières africaines du continent avaient un regard différent de celui de leurs consœurs qui écrivaient depuis la France. La même remarque s’est imposée pour les auteurs masculins. Cela a suscité mon intérêt. J’ai voulu en savoir davantage. Il n’y a pas eu un réel événement déclencheur en particulier, mais juste le fait qu’une réflexion m’a conduite à une autre. C’est autour de 1998 que j’ai commencé véritablement à travailler à ce projet. Tout de même, il faut noter que la fin des années 90 correspond à la sortie simultanée de plus d’une quinzaine de textes et l’émergence de voix nouvelles, et que donc, je voyais là un processus dynamique que je voulais comprendre.
Comme je l’ai indiqué dans mon avant-propos, il y avait certaines questions que je voulais examiner et notamment si ces auteurs, hommes et femmes, constituaient un mouvement littéraire, une nouvelle diaspora à l’image de la génération précédente : si l’on pouvait parler d’une génération, qui par-delà l’âge des auteurs, tous dans la vingtaine ou la trentaine, et leur lien d’écriture, la France, rassemblait des caractéristiques communes qui faisant que l’on pouvait penser à un phénomène de nouvelle littérature, un corps littéraire autonome, s’écartant des voies du roman postcolonial du continent ; ou si au contraire, on était en face de voix multiples, exprimant simplement leur individualité.
Il y avait également la question du regard qui m’intéressait, quant à sa direction, sa portée, sa teneur. En d’autres termes, si c’était un regard engagé, et si la question se posait encore aujourd’hui. Inversement, je voulais voir en quoi ces écritures pouvaient introduire de nouveaux paramètres en fonction de l’espace d’écriture, Paris. Deux aspects m’intéressaient particulièrement, à savoir en quoi ces écritures portaient-elles la marque d’une identité postcoloniale et si, face à un phénomène de mondialisation galopante, l’incidence du lieu d’écriture continuait à constituer un facteur pertinent.
A la page 13 de votre essai, vous parlez de la Nouvelle Afrique sur Seine (sans doute un clin d’œil au film Afrique sur Seine de Paulin Vieyra). Mais sur la première page de couverture, on lit plutôt Afrique sur Seine. Comment expliquez-vous ce décalage ?
Votre observation est exacte. La question se pose. Effectivement, je voulais à travers ce titre faire un clin d’œil au film de Paulin Vieyra, Afrique sur Seine co-réalisé avec Mamadou Sarr en 1995, et qui aborde la question de l’identité culturelle des jeunes africains en France dans les années 50 et de leur rapport au continent africain. C’était également essayer de voir en quoi la nouvelle génération qui faisait l’objet de cette étude se distinguait de la précédente, de celle qui renvoyait au temps de la Négritude. Au départ, je voulais intituler mon essai : Nouvelle Afrique sur Seine, mais l’éditeur avait peur qu’avec l’ajout du sous-titre, qui était à mon avis indispensable, on aboutisse à un titre trop lourd répétant le mot nouvelle. Nous sommes donc arrivés à ce titre final, Afrique sur Seine. Une nouvelle génération de romanciers africains à Paris. J’ai tout de même voulu y faire allusion, d’où sa mention à la page 13. J’espère que cela n’aura pas trop prêté à confusion.
Vous faites dans votre livre allusion à la littérature dite beur. Quels sont les points de convergence et de divergence entre ces deux littératures ?
Le parallèle me paraissait important à établir de par certains points de convergence, notamment le fait que ces nouvelles écritures, comme dans le cas du roman dit beur (aujourd’hui, on préfère les termes de franco-maghrébin ou roman issu de l’immigration maghrébine), sont apparues dans le courant des années 80 ; qu’il y avait un climat, un contexte socio-économique en France qui constituait une toile de fond à certains romans. On retrouve ainsi certaines thématiques communes, autour de l’environnement urbain et du rapport à la ville, au centre et à ses banlieues, autour de la question d’identité post-coloniale, de ce que le processus de migration ou d’immigration déclenche dans l’identité individuelle, mais au sein de la famille et de la communauté.
Par-delà ces points de convergence, apparaissent des traits distinctifs : d’une part, et c’est un point important, il s’agit dans le cas des romanciers africains, à quelques exceptions près, d’une première génération, qui est arrivée à Paris en tant que jeune adulte, qui a encore en mémoire différée la construction imaginaire du pays d’origine. Les questions identitaires vont se poser différemment, la dynamique au sein de la famille, de la communauté, présentant certaines différences (la question de la langue, du conflit familial n’apparaît pas de la même manière). Surtout, les romanciers et romancières eux-mêmes, ne se réclament pas d’un mouvement, d’un ensemble. Là où le roman beur renvoyait à une question et un slogan mis en place par la jeunesse beur, le droit à la différence (ni français ni arabe), ces écritures demandaient d’abord à être reconnues pour leur individualité : le fait qu’elles exprimaient un choix personnel. Ce qui, quelque part, peut être interprété comme une demande, un rejet également de ce qui était encore au début des années 80 la mission implicite d’une littérature engagée. S’ils rejettent étiquette et classification, c’est la forme narrative même, avec du côté du roman africain très peu de récits de témoignage. Le regard est très vite passé d’un désinvestissement face à l’Afrique / les Africains, à un roman qui examinait des questions de fragmentation d’identité pour finalement considérer la question sous l’angle de l’expérience de migration/d’immigration et d’un(e) protagoniste ou d’un ensemble de personnages au sein d’une communauté. Donc des points de convergence, de divergence, dans leur évolution.
Aujourd’hui, là où les romanciers africains à Paris font partie intégrante de la scène littéraire parisienne et française, où un roman comme Le Ventre de l’Atlantique (2003) de Fatou Diome a constitué le phénomène de la rentrée littéraire de l’automne passée, le roman franco-maghrébin passe plus inaperçu. Aujourd’hui, il y aurait un travail à faire sur les parallèles entre romanciers maghrébins et africains à Paris quant à la direction du regard, les nouvelles trajectoires et enjeux pour la littérature francophone écrite depuis La France ou l’Hexagone (si l’on veut inclure la littérature antillaise également).
Votre essai ouvre une piste féconde entre les écrivain de la diaspora africaine anglophone et francophone. Pourquoi n’avoir pas consacré un chapitre à cette comparaison ?
La première version du manuscrit comportait tout un chapitre portant justement sur la production anglophone à Londres et sur celle de la diaspora antillaise. Mes différents lecteurs ont trouvé que cela alourdissait l’analyse, j’ai donc restructuré, coupé et simplement esquissé dans ses grandes lignes ce qui se passait à Londres dans les mêmes années. J’envisage à présent d’écrire un long article qui reviendra plus en détail sur ces parallèles. Ce qui a retenu mon attention lorsque j’ai examiné un peu la production anglophone diasporique, c’était d’une part le fait que la génération plus ancienne, avec quelqu’un comme Buchi Emecheta, pouvait choisir comme centre de focalisation la Jamaïque et une protagoniste jamaïcaine (dans The Family), avec simplement un ou deux personnages du Nigeria à la périphérie. Aujourd’hui, on a un regard plus diversifié dans le roman diasporique francophone, mais jusqu’à la fin des années 90, une telle démarche où l’on verrait par exemple comme protagoniste un personnage antillais ou beur ou maghrébin est inexistante. De ce point de vue, Alain Mabanckou innove avec son roman Et Dieu seul sait comment je dors (2001). Cela ne signifie pas qu’il n’ y a pas eu jusque là des romans se situant aux Antilles. Henri Lopes par exemple l’a fait avec Sur l’autre rive (1992), mais ici les Antilles restent un simple prétexte, ne prennent pas d’épaisseur. La protagoniste est originaire d’Afrique et le récit nous fait repartir vers le continent africain et les raisons du départ du personnage. Un texte comme Hermina (2003) de Sami Tchak démontre plus avant cette amorce de tournant. Avec Cuba et les Caraïbes comme point de départ, mais aussi l’Europe ou les USA et Miami, il crée un flux nouveau qui nous amène à réfléchir à la question d’une mondialisation de l’expérience de migration et d’immigration. Pour en revenir à la diaspora anglophone, et à une génération plus jeune, il se présente également le cas de quelqu’un comme Ben Okri, pour lequel, la distance avec le Nigeria est justement ce qui lui permet d’avoir le recul nécessaire à l’écriture, son regard restant tourné vers le Nigeria et le continent africain. Et là, il y aurait des parallèles intéressants à faire avec des auteurs comme Gaston-Paul Effa, Kossi Efoui ou Abdourahman Waberi. La thématique également diffère, le rapport à, l’espace d’écriture et de résidence. Voilà, c’est quelque chose que j’aimerais creuser plus.
J’ai aimé le chapitre consacré à la réception. Il recoupe certaines de mes préoccupations !
Il me semble qu’il y a un gros travail à effectuer en tant que critiques littéraires sur cette question. Là aussi, je n’ai fait qu’esquisser certains aspects. La question du marché de publication, d’où sont publiés les textes, qui les lit, la fonction de l’internet, la diffusion de l’information, un rapport nouveau à l’écrivain, dans les rencontres littéraires, dans la possibilité de joindre l’écrivain(e) par courrier électronique, tout cela crée une nouvelle dynamique qu’il nous faut examiner de plus près. La question que je me suis posée, c’est en quoi l’espace d’écriture, mais aussi de publication et de lecture (la présence du lectorat) influence ou non ces nouvelles écritures ? Quelle peut-être la marque d’un lectorat essentiellement français (en étant conscient du fait que ce lecteur n’est pas nécessairement franco-français). En quoi cela modifie-t-il les données traditionnelles de départ, c’est-à-dire la présence d’un double lectorat français/ francophone africain ? Qu’est-ce qui intervient dans la reconnaissance d’un écrivain, de sa médiatisation, comme par exemple Calixte Beyala, ou Fatou Diome par le public ?
Vous avez été dans une certaine mesure effectué un travail pionnier sur les romancières africaines, vous le faites encore sur l’écriture de l’immigration. Quelle surprise nous réserve prochainement Odile Cazenave ?
Je ne sais pas si pionnière est le mot qui convient, mais enfin, disons que j’aime bien avoir une vue d’ensemble. J’essaye de mettre les textes à plat, voir ce que l’on peut dégager en termes de dynamique, de processus. Que ce soit dans l’un ou l’autre essai, j’ai eu beaucoup de plaisir à y travailler, parce que dans un cas comme dans l’autre, ce sont des écritures qui prouvent leur vitalité. Actuellement, je travaille (en collaboration avec Patricia-Pia Célerier) à une analyse du renouveau de l’expression artistique, esthétique de la littérature africaine des années 90 à de nos jours. Sur un plan strictement personnel, je veux revenir à la question de nouvelles géographiques dans la littérature africaine et antillaise, ce que cela signifie d’écrire depuis Paris, New York, Abidjan ou Johannesburg (ce qui fait l’objet d’un cours que j’enseigne en ce moment à l’université de Harvard). Bien, je ne vais pas tout révéler, sinon ce ne sera plus une surprise !

Odile Cazenave. Afrique sur Seine, Une nouvelle génération de romanciers africains à Paris, Paris, L’Harmattan 2004, 311 pages, 25,50 euros.///Article N° : 3273

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