Extinction des soleils des Indépendances

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Faire d’Ahmadou Kourouma un témoin, à la mode romanesque, de l’Afrique contemporaine est à la fois vrai et simpliste. Car il est aussi le témoin de la surdité européenne devant des évidences pas toujours bonnes à rappeler. La preuve par son premier roman,  » Le soleil des Indépendances « , publié au Canada en 1968 et en France, un pays davantage concerné, deux ans plus tard seulement. Et Kourouma n’était pas davantage du genre à faire l’impasse sur les maux que l’Afrique s’inflige elle-même, sans l’aide de ses anciens colonisateurs. En cela, son œuvre – essentielle pour comprendre un continent toujours plus complexe qu’il y paraît – dénote par rapport aux discours convenus, de quelque bord qu’ils soient. Son discours, si discours il y a, est politiquement peu correct.
Sa vie, déjà, participe aux grands bouleversements africains : né en Côte-d’Ivoire en 1927, il est passé par le Mali, l’Indochine et la France avant de rentrer dans son pays d’origine. Plus tard, plus ou moins contraint et forcé par les circonstances, il a vécu en Algérie, au Cameroun et au Togo. Sa vision en a été transformée, ses convictions s’en sont renforcées.
Ecrivain classique sur son continent dès son premier roman, il a peu à peu pris la place qu’il méritait dans les littératures francophones, débordant largement d’une audience limitée à l’Afrique pour trouver, avec  » En attendant le vote des bêtes sauvages  » (prix du Livre Inter 1999) et surtout  » Allah n’est pas obligé  » (prix Renaudot et Goncourt des Lycéens 2000), l’audience qu’il méritait.
Car Kourouma, en manipulant l’oralité avec un choix de mots digne des plus grands, nous fait entendre des voix au naturel. D’où que vienne son lecteur, il est posé sous l’arbre aux palabres ou exposé aux pires moments de la vie d’un enfant-soldat. Il semble n’y avoir aucune barrière entre la pensée de ses personnages et la compréhension d’un Européen, en partie parce que toutes les logiques, si différentes soient-elles, sont prises en compte dans les mêmes histoires : plusieurs versions, ou au moins plusieurs explications coexistent souvent à l’usage des uns et des autres. La parole est à la fois une et plurielle, soumise aux interprétations diverses.
Sa vie en France – il avait épousé une Lyonnaise – n’avait pas fait de lui un auteur compromis à son public potentiel. Au contraire : son dernier roman,  » Allah n’est pas obligé « , est sans doute celui qui va le plus loin dans la recherche d’une voix authentiquement africaine – et profondément blessée par les guerres qui déchirent certains êtres dès leur plus jeune âge. L’authenticité n’est pas pour autant gardienne d’une pure tradition : c’est dans un métissage sans limites morales que s’exprime Birahima, à travers des langues apprises au hasard des pages de différents dictionnaires.
Quatre romans, ce n’est pas beaucoup. Et c’est énorme. Après  » Les soleils des Indépendances « , on avait même pu craindre que tout était dit : il avait fallu attendre le deuxième roman jusqu’en 1990.  » Monnè, outrages et défis « , le livre le moins populaire de Kourouma, est aussi celui où il trouvait sa manière définitive, et mériterait bien d’être redécouvert, jugé sur ce qu’il représente de transgression par rapport à une littérature africaine (au moins francophone) qui, sans lui, ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui : un formidable vivier dans lequel bouillonnent des sentiments contradictoires et des enjeux pour demain.

///Article N° : 3251

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