Le design occidental nous met hors-concours

Entretien de Jean-Servais Bakyono avec Valérie Oka, graphiste, designer mobilier, prix de la créativité du salon du design et de la créativité textile de Dak'Art 2000

Mai 2000, à Dakar et Abidjan.
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Tu négocies ton entrée par la grande porte dans le cercle restreint des designers en t’adjugeant avec ton œuvre Être 2 le prix de la créativité du salon du design et de la créativité textile de Dak’Art 2000. Comment apprécies-tu ce sacre ?
C’est un réel encouragement, pour moi, parce que cela me laisse croire – j’espère que ce n’est pas seulement une illusion – qu’il va arriver un moment où je pourrai peut-être vivre uniquement du design. Pour moi, c’est le début d’une grande aventure d’autant plus que j’ai trouvé un éditeur qui va commencer par éditer ces objets-là. Et puis, au fur et à mesure, nous allons développer une ligne. L’atout que j’ai par rapport à cet éditeur, c’est que c’est le même qui édite l’artiste américain Hilton McConnico, qui jouit quand même d’une renommée internationale, dans laquelle il va fondre mon travail et mon image de marque. C’est réellement un grand espoir.
Depuis l’avènement du salon international du design et de la créativité textile de Dak’Art, tu es la première Ivoirienne à être consacrée, et dont l’œuvre accède tout de suite à l’édition, passant ainsi à l’échelle industrielle. As-tu suffisamment de garanties pour suivre et l’édition de cette œuvre et sa circulation ?
Qu’entendez-vous par garantie ?
As-tu par exemple déposé les photographies de tes œuvres au Bureau ivoirien du droit d’auteur (Burida) et à l’Organisation mondiale de la protection intellectuelle et industrielle (OMPI) afin de te mettre à l’abri de la copie et de la contrefaçon ?
La seule garantie que j’ai, c’est que l’œuvre entre dans le cadre de ma société qui s’appelle Oka copyrights. Ce qui me permet de travailler en publicité, de signer de mon Oka et de faire des objets. La garantie que j’ai, c’est que c’est un objet qui a été sélectionné par la biennale de Dakar et qu’à l’unanimité personne ne peut se lever et revendiquer sa propriété. Du moins au Sénégal et autant sur le plan international de l’art. Parce que la biennale de Dakar a quand même réuni les principaux acheteurs et directeurs de musée qui vendent au maximum l’art africain contemporain. C’est une garantie virtuelle certes, parce que rien n’est signé sur les papiers. Mais je crois que la plus grande garantie, à mon avis, c’est celle du ciel.
Penses-tu que cette seule garantie divine que tu invoques te mette à l’abri des faussaires qui pourraient, au vu de la photo de l’œuvre, la reproduire voire la copier ?
Que non ! Cela ne me met pas à l’abri. Je crois en la destinée, parce que rien n’arrive au hasard. Et je crois qu’il y a quelque chose d’essentiel, dont on n’a pas discuté, puisqu’on n’a fait que se rencontrer. Ces bougeoirs sont constitués et taillés par rapport aux dimensions : 99 x 27 cm ; le tout est axé sur le chiffre 9 qui est le chiffre de l’accomplissement. Quand je suis arrivée à Dakar, on m’a donné la chambre 531, ce qui fait 9. Le vernissage s’est déroulé le 9 mai. Je ne crois pas que cela relève du hasard. Et puis, je suis fondée à croire qu’on peut prendre tout ce qui est matière, mais peut-être toute la profondeur va rester. C’est cela le plus important et je vais vous donner un exemple : j’ai rencontré un artiste, dont le nom m’échappe (N.D.L.R., Jo Ouakam), qui apparemment a eu une belle destinée créatrice, quelqu’un qui a dû marquer le Sénégal et pour lequel les gens ont énormément du respect. Il a  » pété les plombs « , un peu. C’est hallucinant mais ce monsieur, tout le monde lui donne ce qu’il demande. Parce qu’il a fait de la dignité, la profondeur de son être. Alors que quelqu’un qui a accumulé des milliards en terme de matière, à la fin de sa vie, n’aura pas ce même respect. Si un jour, celui-ci  » pète les plombs « , on va le laisser tomber. C’est pour cela qu’en termes de matière et de forme, il restera la profondeur et ça, nul ne peut la lui prendre.
Ta formation artistique te prédestinait-elle au design qui, aujourd’hui, te révèle, te consacre et te valide en tant qu’artiste ?
Je ne sais pas si j’ai été prédestinée… Cela reste au stade du rêve, parce que je n’ai pas encore concrétisé quelque chose. Cela va venir mais c’est un bon début. Depuis mon enfance, j’ai toujours été attirée par tout ce qu’on pouvait faire avec les mains. J’ai effectué des études d’arts graphiques pour ne pas faire des études d’art ou de sculpture. Parce que, déjà pour mes parents, c’était quelque chose de convenable. En ce sens que la génération de mon père, ce sont des messieurs qui auraient aimé que leurs enfants fassent des études pour devenir businessman, avocat, médecin. Il n’y avait pas cette perception qu’on pouvait bien vivre ou bien gagner sa vie, en faisant de l’art, l’art dérivé du design. Peut-être suis-je une grande bosseuse. Je n’appelle pas cela de la bosse, parce que c’est plutôt de la gymnastique ou avoir du sens. Je crois qu’il faut être à l’écoute de la vie. C’est en ce sens que je pourrais peut-être dire que j’étais prédestinée. Pour moi, l’important c’est de construire et de réaliser sa vie, partant c’est se rapprocher de l’autre, de Dieu.
Sur quoi portaient tes études en arts graphiques ?
J’ai fait des études d’arts graphiques pendant cinq ans à Paris. C’est une école qui donne de larges bases de graphisme concepteur. Et j’ai obtenu un diplôme supérieur d’arts graphiques. Dans ma promotion, certains sont devenus photographes, directeurs de création dans une agence de publicité, d’autres des illustrateurs. À l’issue de mes études, j’ai eu de la chance sur toute ma trajectoire, j’ai travaillé sur un projet de magazine d’arts graphiques, un peu underground. Après cela, j’ai eu des contacts avec un Anglais, Robin Derek, directeur artistique de Vogue qui avait une renommée internationale quant à l’éditorial design. J’ai travaillé deux années avec lui puis il est parti assumer la direction artistique anglaise du magazine Vogue. Parrainée par Robin Derek chargé de designer des personnes du métier, j’ai obtenu un prix du design pour la mise en page des publications.
Tu es issue d’une famille où existe une tradition d’ébéniste  –ton père gérait une importante usine de bois – qui a certainement influencé ton choix artistique.
Peut-être cela a-t-il joué sur mon choix de faire du design. Mais je crois que ce qui a réveillé ma vocation artistique, c’est que j’ai eu la chance de grandir dans une famille aisée, ce qui m’a permis de rencontrer des gens riches et de me rendre compte très vite que ces gens qui brassaient des milliards n’étaient pas forcément heureux. En dehors du business et de l’argent, il doit avoir une autre voie où on peut s’intéresser à des valeurs plus nobles. Étant donné que j’étais plus ou moins douée et attirée par ce qui est manuel, j’ai décidé de me consacrer à un métier artistique. Je ne sais pas si le fait que mon père ait eu une usine de bois m’a réellement inspirée, parce que, au jour d’aujourd’hui, je n’ai pas accès à ces usines. Mon frère me ferme les portes, si bien que je travaille avec d’autres usines de bois que celle de mon père. Je pense que mon père, là où il est, doit s’arracher les cheveux à me voir me démener pour chercher du bois, alors que toute sa vie, il a essayé de construire l’une des plus grandes scieries de bois en Côte d’Ivoire. Je suis fière qu’il y ait consacré toute sa vie. S’il vivait encore, il m’aurait certainement été d’un grand conseil quant à la connaissance des essences, au-delà de l’exercice de mon métier. Je souhaite perpétuer le nom de la famille Oka dans un autre domaine. Mon père était berger, il a commencé à emmener paître les moutons, ensuite il a été instituteur et progressivement il a créé sa société où il a investi toute sa vie. Je ne sais pas si j’y mettrais la mienne. Aujourd’hui, je veux pouvoir vivre du design et diminuer mes activités de publicité. Si j’arrive à bien gagner ma vie et que je peux pratiquer du graphisme pour faire pousser d’autres artistes à mes côtés, ce serait le plus beau cadeau.
L’utilisation d’une essence noble telle que l’iroko, un bois dur à ouvrager, pour concevoir l’œuvre qui t’a installée sur le sommet du podium du salon du design, a-t-elle été dictée par la densité du message à transmettre ?
La pièce s’appelle Être 2 c’est un morceau de bois très simple comportant trois bougies qui représentent en fait toute la partie spirituelle de notre corps, la matière. Ces trois bougies représentent également l’esprit, l’ego et l’intellect. Cet objet en bois qui tient tout seul est merveilleux par sa composition, ne serait-ce que par son existence d’être. Il est un peu penché mais tient debout en équilibre. Et le message, c’est d’être ce qu’on est même si on est un perdu tordu, pour l’essentiel on est solide et en équilibre. À partir du moment où on est en équilibre, c’est qu’on est solide et intouchable. L’iroko, par rapport à tout cela, répond bien à mes attentes.
Quand les bougies sont allumées, leurs flammèches s’infiltrent dans les ouvertures de votre œuvre pour faire surgir une autre forme.
Je ne sais pas si tu l’as remarqué, quand on se lève le matin et qu’on se regarde dans un miroir, on est quelqu’un ; à midi, on est quelqu’un d’autre. Du début de la journée au soir, on passe par différents stades et l’on se rend compte que la personne est différente. C’est ça qui fait la vie. En effet, c’était ma manière à moi de donner la vie à cette pièce. Les flammes ne seront jamais les mêmes, le vent ne sera jamais le même, l’intensité autour ne sera jamais la même. Cet objet va vieillir, la flamme grandir, comme la matière.
Quelle ouverture te donne ce prix de la créativité du salon du design de Dak’Art dont les palmes des deux précédentes éditions – 1996 et 1998 – ont été successivement remportées par des designers ivoiriens ?
Je ne sais pas concrètement en Côte d’Ivoire ce que ce prix peut me donner, parce que nous n’avons pas encore réellement développé le design au terme où Dak’Art veut l’entendre. Le design est une notion occidentale, comme la désignation de la main et de beaucoup de choses. La seule différence, c’est qu’en Afrique, le peuple ne sait pas ce que c’est qu’une simple désignation. Parce que, si on veut vraiment en tenir compte n’importe où on va, où on s’arrête, c’est design. Les gens créent des objets. La création, c’est la forme des objets usuels, et nous en avons dans notre culture, simplement nous ne l’appelons pas du design ; c’est un peu comme la désignation de l’art nègre par les Occidentaux. Ce sont eux qui ont dit que tel objet était de l’art, alors que cela faisait déjà partie de notre environnement. Aujourd’hui, nous les Africains nous sommes confrontés à l’Occident qui par des désignations nous met hors concours, alors que nous sommes dans le concours et dans la compréhension des choses mais nous ne les intéressons pas.

///Article N° : 3130

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