« La soumission, le résignation, le silence… je suis affreusement contre ça ! »

Entretien de Marian Nur Goni avec Ousmane Aledji

Vitry sur Seine, juillet 2003
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Rencontre avec Osmane Aledji, dramaturge et metteur en scène béninois de la compagnie Agbo n’koko, qui dans sa dernière création Imonlé met en scène un cri d’alarme pour la dignité de l’homme.

J’ai lu quelque part que le nom de la compagnie « Agbo n’koko », veut dire, en langue yoruba, « défi », ce n’est pas anodin par rapport au métier que vous faites…
Pas du tout ! Le nom a été choisi à dessein car dès le début on savait que ça n’allait pas être facile, que de s’engager dans les métiers de l’art et plus particulièrement du théâtre relevait plutôt de la gageure pour les Africains que nous sommes, qui n’avons ni espaces, ni soutien, ni références, … il fallait se lancer là-dedans ! C’était donc un triple défi vu sous cet angle-là, d’où le nom Agbo n’koko. C’est un défi à la fois personnel par rapport à l’homme que je suis – plutôt exigeant – pour quelqu’un qui a été enseignant puis journaliste et qui a tout laissé tomber pour aller faire du théâtre mais aussi artistique par rapport au théâtre en Afrique, aujourd’hui.
…dans la pièce il y a une maxime : « lorsque quelqu’un te traite de prétentieux, ne répond rien, il faut de la prétention pour soulever un grain de sable, il n’y a pas de création sans prétention » !
Quand je suis parti pour créer ce spectacle Imonlé, je n’avais pas que des amis dans le milieu professionnel des coopérants au Bénin, il y a des gens qui ne voyaient pas forcément d’un bon oeil que j’aille suivre quelque chose de plutôt particulier à tous points de vue, il n’y avait pas vraiment un texte consistant au début et eux en voulaient un avant de se prononcer.
Je leur disais :  » le texte va naître pendant la création « , dès lors, on a commencé à me traiter de tous les noms de diable : révolté, fou, rebelle, prétentieux, bref toutes les épithètes qu’on pourrait coller à un artiste… malheureux (rires), on me les a collées !
Ça m’a secoué, je me suis dis : puisque tout le monde dit que tu es prétentieux, il faut l’être, tout ce que vous me reprochez, je le revendique ! Vous perdez votre temps à me traiter de prétentieux, pour moi la prétention est l’essence même de mon être, elle est à la base de l’écriture, de mon travail de créateur … qui suis-je ? Pour qui je me prends pour prétendre être auteur, pour prendre en otage, comme je le dis souvent, vingt, quarante, cent personnes (le public, bien sûr !) et leur dire, imposer ma parole … c’est de la prétention ! Alors, vous ne m’insultez même pas… vous dites ce que je suis. Et même pire, pour moi, c’est un compliment !
Ça fait mal que les gens vous agressent avec ces mots-là, mais quand on les a intégrés, quand on a dépassé tout cela, ça devient une force !
Donc vous avez intériorisé toutes ces attaques pour les traduire en une force créatrice, pour aller plus loin…
Voilà ! Je crois que cette colère-là a nourri Imonlé, la colère des agressions que je recevais… en effet, c’est la première fois que je fais quelque chose de ce genre, de complètement délirant, la première phrase qui n’a rien à voir avec la deuxième etc., d’habitude je suis dans les textes plutôt bien écrits avec les personnages (délirants ou pas), mais c’est une pièce de théâtre, alors que là, j’ai beaucoup de mal à dire : « ça, c’est une pièce de théâtre ! ».
Pour moi, c’est de la parole sur la scène, je veux pas nommer ça, je le laisse faire aux autres. J’avais envie de faire ça et puis les autres, ils en jugeront !
Justement, par rapport à cette parole en scène, comment se fait-il que lorsque je regardais le spectacle, je ne me suis pas aperçue de passer de phase en phase, de la première partie où l’on est transporté au royaume yoruba où le femme est reine, et on suit la légende du masque guèlèdè, à la deuxième partie, très poignante, où l’on écoute l’histoire fulgurante et dramatique de Lumumba, à la troisième partie où les peuples du monde entier qui souffrent sont présentés ? Quel est le secret de « fabrication » ?!
On a procédé par glissements.
Le problème était posé dès le début : qui parle sur la scène ? L’Africain ? Non, … l’Africain ? Non !!
Il n’y a pas que l’Afrique sur la Terre et la Terre n’existe pas non plus sans l’Afrique.
Bon, alors, qui parle sur la scène ? L’Homme. Et l’homme il est où ? Il est au Kenya, il est en Irak, il est aux Etats-Unis, il est en France, donc, l’homme tout simplement.
A partir du moment où l’homme parle, son propos n’est plus un propos africain, mais d’homme : malgré les frontières, malgré les différences nous demeurons des hommes.
Je partais de mon histoire personnelle, yoruba, puisque pendant longtemps, jusqu’à trente ans, je ne la connaissais pas : si je n’avais pas crée Imonlé je n’aurais jamais percé le mystère du masque Guèlèdè, qui reste une divinité en milieu yoruba encore aujourd’hui, un milieu d’où je suis originaire (je suis un prince yoruba). C’est à l’occasion de la création de Imonlé, donc, que je me suis investi dans cette recherche, je suis allé voir les gens pour demander qu’on me raconte ce que ce masque (qui a été récemment classé par l’Unesco patrimoine mondial – immatériel – de l’humanité) représente. L’écriture m’a amené à réconcilier, à faire la synthèse des neuf légendes que l’on m’a rapporté, pour me rapprocher le plus possible de la vérité des choses.
Aussi, je crois profondément en toute la poésie qu’il y a dans nos langues africaines et j’ai pensé que je trahirais l’esprit d’une incantation, d’une litanie, si je la traduisais en français.
Tout en sachant qu’il y aura forcément toute une partie de l’incantation qui restera secrète au spectateur français ou francophone…
C’est une façon de dire : « venez me chercher ! »…, j’ai été moi même me découvrir, me fouiller, alors, pourquoi j’offrirais ça gratuitement aux gens ?
Dans un spectacle, il y a la part du chemin que le public se doit de faire, que je lui laisse faire.
Il y a quelque chose d’éminemment important au théâtre : c’est que quand le public sort, il continue la réflexion, que le spectacle qu’il vient de voir repasse dans sa tête… si on arrive à produire ça dans l’esprit d’un spectateur, on aura atteint son but !
Il n’y rien de plus beau que la liberté d’interpréter ce qu’on vient  » d’avaler « , de voir, de recevoir.
C’est à ce moment là, en découpant le texte et en le multipliant par mille que ça vit !
Sur scène la parole s’élève comme un cri universel contre l’indifférence.
On a passé tout notre temps à fuir, à avoir peur, mais si nous fuyons tout le temps, qui affrontera finalement ce monde-là ? Nos enfants ! Et que diront-ils de nous ?
La peur est une première mort, comme je le dis dans le spectacle : « la soumission, le résignation, le silence, je suis affreusement contre ça », j’ai horreur de l’indifférence, de la froideur.
La froideur, pour moi, c’est la mère des abominations. Alors, qu’est-ce qui nous amène à nous renfermer ? On tue par ici, par là ça pète, ça brûle, tout le monde regarde ça en spectateur et puis passe à côté. Pourquoi ? Parce que on a peur !…
Je dis : non ! Disons les choses, quoi que cela nous coûte.
De toute façon, chacun assume : que vous ayez choisi de parler, vous assumerez vos paroles, comme ceux qui choisissent de se taire, assumeront leur silence
A l’école on nous a appris que quand vous n’avez rien à dire, taisez-vous. Je dis, non ! L’homme a toujours quelque chose à dire, il doit avoir toujours quelque chose à dire. A partir du moment où on renonce à la parole, il faut pouvoir assumer son silence. Des gens diront que c’est logique qu’on tue par ici et que par là ça soit la fête, que vingt mille missiles en une nuit soient tirés sur un quartier, et à côté on danse, on dit que le monde est logique et c’est comme ça… je dis non, ce n’est pas logique, ça deviendra logique quand nous deviendrons des bêtes et que nous assumerons notre état de bestialité.
Disons-le : ce n’est pas logique même si les gens nous traitent de grandes gueules.
Je prends appui sur des personnages historiques, martyrs, qui on proféré, à un moment donné de leur vie, une parole intéressante pour les contemporains d’aujourd’hui que nous sommes ; c’est justement pour ça que je dis que derrière les masques guèlèdè, derrière les propos authentiquement yoruba, lingala ou fon qu’il y a dans ce spectacle, il y a le monde.
L’Afrique n’existe pas dans ce spectacle, il y a que l’homme et l’homme tout simplement.
De plus, quand je parle du Rwanda, ou de la Yougoslavie ou de la Tchétchénie, c’est pour dire aussi que l’Afrique n’a pas le monopole de la barbarie, je refuse que les médias de l’Occident ressassent ça à longueur du jour, il faut que les gens arrêtent de nous prendre pour des sauvages.
Et pourtant dans le spectacle l’Afrique est bel et bien nommée…
Quand je dis que l’Afrique n’existe pas dans ce spectacle, je dis que je ne voudrais pas qu’on le réduise à l’Afrique et aux Africains qui chialent et qui dénoncent.
C’est l’Afrique colonisée mais aussi l’Afrique fautive.
Il y a Jomo Kenyatta qui dit quelque chose d’essentiel dans ce spectacle :  » Quand les Blancs sont arrivés chez nous, ils avaient la Bible et nous, nous avions la terre, ils nous ont appris à prier les yeux fermés et quand nous avons ouvert les yeux, les blancs avaient la terre et nous, nous avions la bible « , quand je suis tombé sur ça…
Et vous avez trouvé ça comment ?
J’ai eu le bonheur d’avoir un père assez documenté sur l’histoire de l’Afrique précoloniale, coloniale, et post-coloniale, donc il y a plein de documents sur lesquels je tombe dessus fortuitement – les grands noms, leurs paroles, leurs actions – quand je vais fouiller et je me nourris de tout ça. Quand je suis tombé sur ce passage, je me suis dit :  » bon Dieu, comme il a raison ! « , les colonisateurs quand ils ont débarqué en Afrique, ils se sont appuyés sur les missionnaires de l’époque et donc sur la religion, mais je me demande si, comme disait Jomo Kenyatta, on a pas encore les yeux fermés…
Comment la pièce est perçue par le public africain ?
Jusque là, tous ceux que j’ai écouté sur ce spectacle m’ont dit  » mon frère, je suis très fier que quelque chose de cette sorte ait pu naître.. « .
Le plus grande fierté que j’ai de travail, c’est moins la réussite artistique que le sentiment que cela déclenche chez le public, chez quelqu’un qui vient voir le spectacle. Quand une vieille dame bretonne de soixante ans vient me voir, les larmes aux yeux, et me dit  » M. Aledji, merci de nous apporter ça, nous, on sait rien de tout ça « , et cette dame n’a rien à voir avec le milieu professionnel bourgeois, c’est quelqu’un qui vit au quotidien, comme on vit chez nous en Afrique ; cela me fait du bien.
En Afrique, on a fait presque tous les festivals francophones.
Il y a eu quelque nostalgique, quelque mélancolique, ou encore quelque ignorant qui m’a reproché le fait d’avoir traité l’histoire de Lumumba comme je l’ai traité dans le spectacle parce que pour eux, Lumumba n’aurait pas fait mieux que Mobutu, si on l’avait laissé en vie… il y a eu des ces gens-là et des Congolais en plus, ça m’a affreusement choqué ; d’autres encore m’ont dit  » est-ce que ce ne serait pas mieux de ranger ça ? C’est du passé … « , je leur ai dit :  » pour vous c’est du passé, moi, c’est maintenant que j’ai décidé de le dire, vous n’êtes pas obligés de m’écouter.  »
Donc il y a eu ça aussi, mais c’est une minorité ; la grande majorité des gens applaudit vraiment à se faire mal. A Lomé, par exemple, les gens ne nous ont pas laissé jouer, ils jouaient pratiquement avec nous ! Ils étaient là ! Ça a été vraiment une des meilleures représentations, parce que ce pays est oppressé par une dictature depuis près de quarante ans et je leur apportais une parcelle de liberté et ils se sont sentis là-dedans !
Que représente la figure de Lumumba pour vous, dans le spectacle ?
Quand je parle de Lumumba, c’est moins de Lumumba que je parle que de ces millions de gens anonymes qui ont vécu la même histoire, des gens qu’on a séquestré dans une prison et qu’on a abattu comme des chiens, d’autres qui se sont levés pour lutter et qu’on a abattu très tôt.
Quand j’indexe Lumumba, c’est son histoire que j’indexe, il y a des millions de Lumumba, tués dans l’anonymat et dont personne n’entendra jamais parler.
Petite curiosité finale : est-ce que l’article paru dans Télérama(1) dédié à votre compagnie, à votre spectacle et vos péripéties pour jouer au festival camerounais Retic(2) vous a aidé par la suite ?
Certainement beaucoup de gens ont connu Agbo-n’koko et moi même, par cet article-là, par l’ampleur que Télérama a ici dans le lectorat français et au pays. Il y a des gens qui ont commencé à voir les choses autrement, des clichés qui sont en train de tomber, qu’une compagnie béninoise ait quatre ou cinq pages dans Télérama, ce n’est pas tous les jours que ça arrive ! J’espère encore susciter de l’intérêt pour mon travail !
Les hommes, on en rencontre quand même ! (Comme avec ce journaliste).
L’écriture, la mise en scène pour moi sont des prétextes de rencontres humaines.
J’écris, bien sûr, parce que j’ai appris à faire ça, j’aime faire ça, mais avant et après ça il y a l’homme qui reste et quand on part avec le seul but de travailler, d’exploiter un talent, on a échoué : je veux autre chose que le talent brut ! Et avec ces comédiens, ça a vite très bien marché, la création, les moments de créationsont été des moments de fête, on venait à la répétition, on prenait du bon vin, de la bonne bière et du poulet et on travaillait en une ambiance très détendue, vraiment de la famille.
Je fais un casting par projet, quand je veux créer un spectacle. J’ai une liste de comédiens avec qui j’ai déjà travaillé mais il n’y a pas de systématique chez moi en matière de distribution, il y a les exigences du texte, mes exigences d’homme et ensuite de metteur en scène et puis la disponibilité du comédien que j’ai en face.
D’une expérience à une autre, les hommes peuvent changer…

1. L’article est paru dans le Télérama n° 2763 du 25 décembre 2002
2. Retic : Rencontres théâtrales internationales du Cameroun
///Article N° : 3028

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