« Traduire d’une écriture à une écriture »

Entretien de Taina Tervonen avec Jean-Pierre Richard

Février 2003
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Dans la biographie de Jean-Pierre Richard, traducteur littéraire depuis 1982 et responsable du DESS de Traduction littéraire professionnelle de l’université Paris 7, William Shakespeare, Lord Byron et Rudyard Kipling côtoient Alex La Guma, Njabulo Ndebele et Chenjerai Hove. La littérature africaine est  » le jardin secret « ,  » le domaine de prédilection  » de Richard – un jardin bien cultivé puisqu’il a traduit près d’une trentaine d’auteurs africains, y compris un auteur écrivant en swahili, Adam Shafi Adam. Il est également le traducteur d’auteurs noirs américains, tels que John Edgar Wideman.
 » La littérature africaine est le parent pauvre de la traduction « , dit-il, affirmant que les références africaines ne font pas sa carte de visite chez les éditeurs.

Comment le discours sur la traduction a-t-il évolué en vingt ans ?
Il y a une évolution, effectivement. Je le vois dans ma propre expérience. Il y a quinze-vingt ans, j’étais prêt à traduire en enjolivant un peu. Puis j’ai assisté à une rencontre entre Ismaël Kadaré et son traducteur, aux Assises de la traduction littéraire en Arles. Kadaré nous a expliqué comment fonctionnait sa rude syntaxe de montagnard albanais, complètement à l’opposé du  » beau style  » français. Cela a été une prise de conscience. Depuis, je cherche à respecter au mieux l’écriture originale, même si elle est très dérangeante en français.
Certains chercheurs parlent du besoin d’une  » africanisation du discours  » dans la langue d’arrivée. Comment travaillez-vous vous-même ? Cherchez-vous des références chez des auteurs africains francophones ?
J’essaie d’évaluer le rapport du texte original à son public à lui, à son lectorat. Ce sont des écritures africaines, certes, mais en même temps profondément originales, des écritures en soi. Je lis les auteurs africains parce que je trouve chez tous un certain esprit par rapport à la langue, une certaine flamboyance. Mais je la retrouve également chez des auteurs américains ou d’autres aires géographiques. Il y a une part d’africanité et une part propre à l’écrivain et faire la part du général et du particulier n’est pas toujours évident.
Comment évaluer concrètement le rapport au public ?
Dans le cas de Chenjerai Hove, cela voulait dire : est-ce de l’anglais, du shona, de la traduction du shona ? Il fallait identifier le texte d’origine. À mon avis, l’écriture de Hove n’est ni de l’anglais qu’on parle couramment au Zimbabwe, ni du shona traduit en anglais. C’est l’écriture de Chenjerai Hove, elle est singulière.
Ce que je trouve passionnant chez lui, c’est justement cette volonté de croiser les deux langues et d’écrire au milieu, là où tout peut arriver, où tout est possible. Dès lors, on ne produit dans la traduction aucun idiome attesté, que ce soit en Afrique ou ailleurs. On est dans la création, ce qui laisse une plus grande marge de manœuvre. Je pense qu’il est plus facile de traduire ce type d’écriture singulière que de traduire par exemple du pidgin.
Vous vous considérez donc comme un re-créateur de l’œuvre dans une langue différente.
Oui, c’est de la création. Il faut que je trouve dans la langue d’arrivée un équivalent dynamique de la langue de Hove, un équivalent qui produise les mêmes effets. Ce n’est pas une traduction d’une langue à une autre, mais d’une écriture à une écriture.
Comment trouvez-vous cette écriture : par intuition ou par une méthode plus analytique ?
Les deux. Il y a des domaines où l’instinct, ou je dirais plutôt l’habitude, fait que le traducteur sait épouser le mouvement de la phrase, comme le conducteur d’une voiture épouse celui de la route. Que l’on traduise Hove ou Shakespeare, c’est ce mouvement de la phrase qu’on traduit. Parfois, des analyses plus poussées sont nécessaires, par exemple pour le choix des temps. Cela a été le cas pour le dernier roman de Hove, Ancestors, qui débute avec une scène d’accouchement, répétée plus tard dans le récit. Je me suis demandé de quoi la première scène pouvait être la répétition et je me suis aperçu qu’il s’agissait sans doute du début de Things Fall Apart, de Chinua Achebe. Le premier texte était la répétition d’un mythe fondateur, mais en creux cette fois, sur le mode négatif. Cette analyse m’a conduit à choisir un temps autre que celui que, d’instinct, j’aurais choisi : non pas le passé simple de la contingence historique mais un plus-que-parfait à dimension mythique.
On ne soupçonne pas ces analyses en lisant le texte ! Le lecteur a toujours l’illusion de lire l’original en lisant la traduction.
C’est aussi le but de la traduction : que le lecteur adhère à ce qui est proposé, que son imaginaire fonctionne à partir des métaphores proposées.
Comment faire adhérer le lecteur quand on transmet une écriture d’un entre-deux qui peut être dérangeante ?
Je cherche effectivement un caractère provocateur, rocailleux de l’écriture en français. On introduit  » l’étranger dans la langue « , pour perturber  » les mots  » trop purs  » de la tribu « . On essaie de dérouter le lecteur, de le dépayser. C’est aussi une indication de l’origine : ça vient d’ailleurs, accueillons cet étranger dans notre langue. Mon souhait, et je crois que c’est aussi celui de Hove, c’est créer du possible. Comme il le dit lui-même, la littérature est l’exploration des possibilités. C’est aussi une vision politique et philosophique des choses, pas simplement un choix esthétique. L’engagement de Hove est aussi dans la façon dont il se situe par rapport aux langues : ni du shona, ni de l’anglais, mais ailleurs. En français, j’ai essayé de le situer ailleurs aussi.
Je retrouve les mêmes problèmes avec la littérature africaine-américaine. Certains traduisent le parler des ghettos américains par le langage black-blanc-beur, on se croirait dans les banlieues marseillaises. La référence d’origine est complètement perdue. Toute la difficulté est de recréer un français que ne soit pas un français standard mais celui d’un ghetto – et qui ne soit pas en même temps le parler d’un ghetto existant en France. Trouver des expressions qui jamais ne renvoient à une référence franco-française particulière.
Quel a été l’élément le plus difficile à faire passer en français dans les textes de Hove ?
Le rythme, comme toujours, d’ailleurs. Respecter la répétition que le français tolère beaucoup moins que l’anglais. Or chez Hove, il y a plus de répétitions que l’anglais n’en use lui-même habituellement. Il fallait faire passer en français cette saturation du texte par la répétition. J’ai tantôt repris mot pour mot, tantôt modulé, l’objectif étant en toutes circonstances de recréer l’effet original de répétition, quitte à utiliser des vecteurs différents.
Vous avez évoqué au début de notre entretien la tentation d’enjoliver. Est-ce une tentation qui vous guette toujours ?
Je ne l’ai plus, mais je l’ai eue, notamment pour le roman d’Adam Shafi Adam : la tentation de banaliser, d’aplatir, de normaliser. Ne pas être assez audacieux, avoir peur de l’étranger. La traduction a longtemps été très normative.
Les éditeurs ont-ils aussi cette peur de l’étranger ?
Certains ont peur d’un manque de lisibilité qui effraierait le lectorat. Pourtant, le lectorat a beaucoup mûri depuis vingt ans. Des textes venant de cultures lointaines ont été accueillis et le français a été violenté, renouvelé, par des auteurs francophones. La créolité a également joué.
Certains chercheurs ont tendance à considérer l’original comme une traduction, pour la littérature africaine.
C’est une vision un peu mécaniste. Ce serait à l’auteur de répondre. Moi, je vois le produit fini, un anglais qui n’a rien de canonique ou de standard, qui est sans doute dans une certaine mesure africain mais qui est avant tout et surtout l’anglais de Hove, avec des incrustations de langues qui ne sont pas forcément du shona et qui ne sont pas traduites, d’ailleurs. Je me demande si tous les lecteurs zimbabwéens connaissent tous ces termes-là, ou bien est-ce pour créer un effet d’étrangeté à l’intérieur même de ses textes anglais, pour le lecteur anglophone ?
Existe-t-il à l’heure actuelle des théories de traduction qui prendraient en compte cette multiplicité des langues dans les ouvrages africains ou postcoloniaux par ailleurs ?
Oui. On parle beaucoup de la carnavalisation de l’anglais. Les théories postcoloniales en littérature sont utilisées aussi dans la traduction, en Angleterre en particulier, avec l’apport de chercheurs indiens. Certains théoriciens brésiliens parlent, eux, d' » anthropophagie  » : des traducteurs n’hésitent pas à glisser des pans de littérature brésilienne dans des textes provenant d’autres aires culturelles. C’est une façon de mettre de l’étrangeté au centre. Susan Bassnett, en particulier, travaille sur ces questions. Elle montre comment la traduction et l’écriture de fiction se rejoignent dans certains pays : un traducteur ne se prive pas de transformer le texte qu’il reçoit pour en faire son objet à lui, sa création à lui. Nous n’en sommes pas encore là en France : les éditeurs accepteraient-ils ? Il m’arrive de glisser dans les romans de Hove des échos de Rimbaud… Je trouve que certains imaginaires se rejoignent.

Petite bibliographie concoctée par J.P. Richard :
« La littérature africaine d’expression anglaise en traduction française ». Dossier spécial, TransLITTERATURE 2 (décembre 1991) : 5-41. [Revue d’ATLAS et de l’Association des Traducteurs littéraires de France, 99 rue de Vaugirard, 75006 – Paris]
BASNETT, Susan et TRIVEDI, Harish, eds., POST-COLONIAL TRANSLATION (THEORY and PRACTICE). Londres et New York : Routledge, 1999, 201p. ISBN 0-415-14745-X
BASNETT, S. et LEFEVERE, A., eds, TRANSLATION HISTORY AND CULTURE. Londres : Cassell, 1995
CHEYFITZ, E. THE POETICS OF IMPERIALISM: TRANSLATION AND COLONIZATION FROM The Tempest TO Tarzan. New York et Oxford : Oxford University Press, 1991
DE CAMPOS, Haroldo, METALINGUAGEM & OUTRAS METAS: ENSAIOS DE TEORIA E CRITICA LITERARIA, 4e édition revue et augmentée, Sao Paulo : Perspectiva, 1992
DELISLE, J. et WOODSWORTH, J, eds. TRANSLATORS THROUGH HISTORY. Amsterdam et Philadelphie : John Benjamins, 1995
HERMANS, T., ed., THE MANIPULATION OF LITERATURE: STUDIES IN LITERARY TRANSLATION. New York : St Martin’s Press, 1985
LAL, P. TRANSCREATIONS: SEVEN ESSAYS ON THE ART OF TRANSCREATION, Calcutta Writers’ Workshop, 1996
NGAUGAI wa THIONG’O. DECOLONISING THE MIND. (THE POLITICS OF LANGUAGE IN AFRICAN LITERATURE). Oxford : James Currey, 1986
————. MOVING THE CENTRE: THE STRUGGLE FOR CULTURAL FREEDOM. Londres : James Currey, 1993
RICARD, Alain. LITTERATURES D’AFRIQUE NOIRE. DES LANGUES AUX LIVRES. Paris : CNRS Editions /Karthala, 1995
ZABUS, Chantal. THE AFRICAN PALIMPSEST. INDIGENIZATION OF LANGUAGE IN THE WEST AFRICAN EUROPHONE NOVEL. Amsterdam and Atlanta : Rodopi, 1991.
« Traduire l’autre Amérique ». XIVe Assises de la Traduction littéraire (Arles 1999). Arles : ATLAS / Actes Sud, 2000, p. 105-25
« Traduire la Caraïbe ». XIXe Assises de la Traduction littéraire (Arles 2002). Arles : ATLAS/ Actes Sud, à paraître, novembre 2003
RICHARD, Jean-Pierre. « Traduire l’ignorance culturelle ». PALIMPSESTES 11 (1998) :151-60, Paris : Presses de la Sorbone Nouvelle-Paris III.
SOYINKA, Wole. MYTH, LITERATURE AND THE AFRICAN WORLD (1976). Cambridge : Cambridge University Press, 1990///Article N° : 2850

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