Waberi et Raharimanana : nouvelles fictions

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Nouvelliste, romancier, poète, critique, Abdourhaman A. Waberi est né à Djibouti en 1965. Il réside depuis 1985 à Caen où il est professeur d’anglais. Deux recueils de nouvelles, Le pays sans ombre (Le Serpent à plumes, 1994) et Cahier nomade (Le Serpent à plumes, 1996), et un roman, Balbala (Le Serpent à plumes, 1997) : trois tracés et songes nomades dont les vertus poétiques et narratives vouent le lecteur à une voluptueuse errance.
Poète, dramaturge et nouvelliste, Jean-Luc Raharimanana est né à Antananarivo (Madagascar) en 1967. Il est auteur d’un recueil de nouvelles, Lucarne (Le Serpent à plumes, 1996) et d’une pièce de théâtre, Le prophète et le président (Ubu Théâtre, New-York, 1991).

Waberi : une voix nomade
De quel terroir sourd donc l’imaginaire d’Abdourhaman A. Waberi ? Dans l’un des récits de son premier recueil, Le pays sans ombre, il semble répondre :  » Au commencement était l’ogresse. Puis vinrent les hommes qui la vainquirent. Sa mort donna naissance à cette ville blanche et lépreuse qui porte en son sein le sceau indélébile. Qu’on s’entende : Djibouti (ou plus exactement Jabouti) signifie selon une légende toujours en vigueur la défaite (Jab) de l’ogresse (Bouti). L’ogresse est donc la mère nourricière, le saint patron de cette ville centenaire « .
Djibouti est situé dans la corne de l’Afrique entre l’Ethiopie, la Somalie et la Mer Rouge. Ancienne colonie française de la Côte des Somalis, ce pays qui a acquis son indépendance en 1977, est surtout connu comme un port de passage pour les voyageurs européens du XIXème siècle en partance pour l’Orient. Deux grands groupes ethniques nomades, les Afars et les Issas-Somalis, se le partagent. Tous deux ont une tradition orale fortement enracinée, car la prégnance des contes, légendes, fables n’est nullement l’apanage d’une caste restreinte. Waberi met à profit, en les restituant par une écriture exigeante et qui se veut moderne, l’imaginaire et les procédés stylistiques de cette culture orale : lyrisme et foisonnement voulu des jeux de style, d’images, de symboles, des allitérations et des métaphores. Son écriture tente non seulement de se faire l’écho de la défaite de cette ogresse nourricière, mais aussi de cerner le désir de surmonter la désespérance due aux vexations en tous genres auxquelles sont soumis Djibouti,  » ce pays non abouti « .
Deux mouvements ponctuent Le pays sans ombre (détour : pages arrachées au roman imaginaire puis retour : pages arrachées au pays sans ombre). Le lecteur semble traverser sous l’emprise du khat (la plante de toutes les convoitises dans cette partie du monde) tout comme les personnages des différents récits, une galerie de fous sages et d’ogresses, de sons mêlés, de troglodytes, de corps étuvés et de brouteurs. Le drame du pays (les sévices de la dictature, les frustrations de la jeunesse, la douloureuse construction du chemin de fer, les songes comme seul espoir), face auxquels le conteur nomade n’est nullement indifférent, est recréé par plusieurs tableaux souvent avec âpreté mais non sans nostalgie et tendresse.
Dans Cahier Nomade, le narrateur, tel un nomade ayant pour consolation la parole et errant au gré des saisons, sème des songes là où il passe. La prose sagement élaguée et l’érudition cosmopolite (encombrante en aucun moment) de ce recueil fait penser au captif des labyrinthes piégés par les miroirs, l’Argentin Jorge Luis Borges. Les références à bien des écrivains aussi bien d’Afrique que d’ailleurs a à la fois valeur d’appel, donc d’ouverture à d’autres imaginaires, et d’hommage à des écrivains africains. L’une des trouvailles de ce recueil est sans doute les mues possibles du narrateur ou des narrateurs. En alternant les possibilités du conte, des légendes, et de la nouvelle, le narrateur-nomade se mue avec une subtilité malicieuse en amuseur public, diseur de bonnes aventures, sans cesser d’être poète. Pour rendre la transhumance plus légère, il s’ingénie à l’exercice verbal : l’écriture n’est-elle pas en soi une errance de la parole ? Comme par enchantement, il se transmue avec humour et ironie en joueur coquin ou goguenard au détour de chaque prestation…Gens de… et Face à la lune, les deux récits qui terminent le recueil, constituent deux exercices poétiques en prose menés avec maîtrise et sagesse. La lecture de la prose de Waberi, ou l’écoute de la voix velouté de Daher le muezzin (il n’est autre que l’alter ego du narrateur), fait retentir au fond de nous un bruissement semblable à un proche écho dans un désert lointain. Ses deux chroniques rêvées de son pays réel invoquent une parole salvatrice contre le silence de l’oubli. Ou encore : le refus de l’ampleur du silence.
Raharimanana : poète de la nuit
L’absence d’intrigue dans les récits de Waberi évoque l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana. Tous deux ont à peine trente ans. Leurs premiers livres sont des recueils de nouvelles. Cependant, chez l’un et l’autre, le texte court est un espace ouvert et libéré des procédés dogmatiques de la nouvelle. Si Waberi est un parolier errant, Raharimanana est un poète de la nuit, de la violence due à la marginalité, et de la marginalité due à la violence structurelle des sociétés modernes.
Le style à la fois haché abrupt et véhément de Raharimanana dans Lucarne (Le Serpent à plumes, 1996) scrute à travers douze nouvelles les affres des Humiliés et Offensés non seulement de Madagascar et d’Afrique mais aussi de la condition humaine qui s’y retrouve. Les échos baudelairiens des Fleurs du mal et plus particulièrement du poème « Une charogne », traverse ce livre. D’un récit à l’autre sont mis en scène les damnés de la terre (lépreux, ivrognes, mendiants, sorciers, meurtriers, enfants abandonnés) sans fixation sociale : ils sont condamnés bon gré mal gré à l’errance. Et celle-ci débouche très souvent sur la violence. De plus, ces personnages n’ont dans la plupart des cas ni identité ni état civil. Ou quand ils en ont, leur vraisemblance est plutôt aléatoire : à quoi bon avoir une identité fixe lorsqu’on côtoie sans cesse les immondices, la misère, la putréfaction ou lorsqu’on partage son existence, au jour le jour, avec la mort, l’amour, le viol et la violence ? Est-il nécessaire pour un être condamné d’avance d’avoir une identité ? Sa condamnation n’est-elle pas déjà la marque d’une identité ? Malgré tout, ces pauvres gens s’attachent à la vie, avec force acharnement et une légitime envie non moins humaine d’exister, tout en sublimant parfois la nature, la mer, l’amour et de l’érotisme. Ne semblent-ils pas avoir pour principe : le mal, la souffrance : en vouloir ! En vouloir et exister. EXISTER ! Vibrer, sentir.
Par la ténue poétique, l’absence de couleur locale (si chère aux écrivains de nos contrées), le redéploiement de l’imaginaire de leur terre d’origine, l’appropriation des acquis des autres traditions littéraires, l’aisance et l’inventivité langagières, Jean-Luc Raharimanana et Abdourhaman A. Waberi donnent sans doute un nouvel élan aux lettres africaines d’expression française.

///Article N° : 279

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