à propos de La Colère des dieux

Entretien d'Olivier Barlet avec Idrissa Ouedraogo

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Le film semble conduire à une question centrale, question posée au spectateur, de savoir quel est ce « quatrième pouvoir » que l’Afrique a refusé et qui lui aurait permis de trouver sa place dans le monde. Le film ne le dit pas, je suppose donc que cela reste une question posée ?
On ne le sait pas, effectivement, mais on peut supposer que l’Afrique, à l’exemple du pays mossi, est entrée dans un cycle de combat et de violences pour le pouvoir, pour l’honneur et la dignité en oubliant la cohésion du peuple pour faire face à un ennemi plus fort qu’eux. Les forces célestes n’étaient pas avec eux. Les conditions objectives étaient déjà là car les forces coloniales ont conquis l’Afrique relativement facilement. Les peuples étaient entredéchirés, il n’y avait plus d’armée, seulement des hommes au pouvoir ressemblant déjà aux Etats modernes africains, aveuglés par l’égoïsme et le crime : la question du pouvoir est loin d’être réglée. On peut penser, comme on a des traditions orales et mystiques, que les dieux sont fâchés contre nous.
Dans le film, Salam ne croit pas l’incarnation de l’aigle et lance sa lance pour le tuer. Ce refus de croire est montrée comme une erreur historique.
Tout à fait. Accepter que quelqu’un ait le même pouvoir que soi revient à partager le pouvoir. C’est ça le problème actuel : les guerres fratricides correspondent à un refus de partage du pouvoir. On en revient à la nature humaine dans les grands proverbes qui disent tous que le bien sera par le mal et que le mal nous guette.
La morale de fin : « Ne jamais t’inquiéter de la pensée des autres et les persuader de s’inquiéter de la tienne » est une proposition de réponse ?
Oui, le pouvoir peut gouverner à sa guise mais il manque l’application de ce proverbe dans le sens du bonheur du peuple. Les dirigeants ne suivent pas la morale du pouvoir qui devrait être un engagement envers le peuple, conformément à leur contrat d’investiture.
Pour traiter de cela, on entend que tu reviens aux origines mais il me semble que tu as adopté un traitement filmique différent : la caméra se rapproche en gros plans ou plans moyens, le récit est fragmenté et les ellipses multipliées, le montage est rythmé tout en gardant ce regard sur la savane en plan large qui est la marque de « Yaaba » ou « Tilaï »… Cette modernité de l’écriture semble chercher à répondre à la question posée.
Déjà dans « Kini & Adams », il y avait de grands acteurs. C’est encore le cas ici mais bien sûr, « la plus belle femme au monde ne peut donner que ce qu’elle a » : il n’est pas facile de trouver de bons comédiens sur le Continent. A force de travail et de répétitions, on arrive à un résultat. Dans « Yaaba » et « Tilaï », on prenait les qualités immédiates des gens. Dans « Kini & Adams », la forme était assez lisse car il y avait de gros producteurs dedans, pour que le film accède à un large public. Ici, c’est différent : la certitude qu’on ne peut compter sur personne faisait que le film nous appartenait, avec ses défauts. C’était pour moi une véritable renaissance car même dans « Yaaba » ou « Tilaï », le cadre était fixé, posé, pour t’aplatir. Ici, c’est la quête d’une liberté d’écriture que je cherche au-delà du récit lui-même que nous ne pouvons traiter comme on le veut sans avoir les finances nécessaires. On a le même problème avec Cissé et Sembène : notre marge de progression est complètement limitée, si bien qu’on a tendance à faire ce qu’on sait faire. Ici, j’avais envie de prendre des risques : quand on est dans le plan large, on peut tout se permettre, mais là, on prend le risque du jeu des acteurs en se situant au-dessus du regard des autres. Je fais ce film pour les gens d’ici, pour qu’ils puissent le voir, une histoire racontée avec une écriture qui nous soit propre. Si je me dis que le jugement des autres importe peu et que c’est mon existence et mon expression qui importent, et au-delà de moi-même celles des images africaines, la progression vers l’image numérique va se généraliser. On est même en train de se demander si on ne devrait pas projeter les films dans leur support original en numérique dans les salles. Nous devons chercher notre voie.
La bande-son m’a beaucoup frappée, d’une grande fluidité, les musiques se succédant de façon très évocatrice. Quel a été le rôle de Manu Dibango ?
La musique et le son font partie de nos recherches. A l’oreille, ce qui peut exprimer le plus de peines, de joies etc, c’est le piano, mais il n’existe pas dans nos cultures. Nous avons des instruments qui n’ont pas été modernisés, ce qui donne l’impression de tourner sur soi. J’ai donc voulu un musique moderne qui puise dans les musiques traditionnelles. Dans de nombreux films situés dans les villages, l’image écrase le son. On perd une identité dans le traitement des films : tout se ressemble, tout est copié au niveau du rythme et des effets. Avec Manu, qui est un grand musicien, je me suis dit qu’il fallait faire attention à cela et la seule musique que j’ai gardée a été pour faire basculer le film dans le temps moderne avec l’arrivée du Blanc. La musique d’ensemble qu’il a composée est très belle et je l’utiliserai certainement par ailleurs, mais sur ce film, je voulais laisser la place au traditionnel. Je n’avais jamais écouté tant de musiques traditionnelles nationales et j’ai été éberlué de leur richesse et leur diversité. Le son numérique permet de grandes choses, permettant de rivaliser avec les autres musiques de film.
La fin est plutôt mortifère : on retrouve Cheikh Amidou Kane ou le suicide des esclaves emportés par la traite… Une dominante des récits d’Afrique…
Le jeune homme se rend compte qu’il n’avait pas tout le pouvoir. Nous sommes à une époque où les pressions mystiques sont essentielles. Tanga a la force du feu pour se métamorphoser. Lui a la force de l’aigle qui est au-dessus de toutes les forces humaines. Mais en tuant celui qui lui a donné le pouvoir, il est ramené à sa vulnérabilité d’homme. Il a le choix entre l’humiliation et la honte, et être l’homme qu’il a voulu être, brave et courageux. La mort est un acte courageux, le courage de dire qu’on est devenu inutile. Sa femme comprend qu’il ne reviendra plus. Il est un héros pour lequel on dit que la mort vaut mieux que la honte : la dignité est au-dessus de tout. Mieux laisser cela en héritage.
La grosse dent en début de film semble être une initiation de départ préparant cette fin.
Je voulais construire un film autour de Boukari Koutou (dit Ouobgho), frère du naba Sanem, qui avait refusé le traité proposé par Binger en 1891 et poursuivi la guérilla contre les Français jusqu’en 1898. Pour des raisons évidentes de financement, je n’ai pu le faire, mais cette histoire d’un grand empereur naissant comme dans les grandes légendes mais aussi en réalité avec cette dent mal formée comme signe de la vengeance future. On dit que le vrai roi est celui sur lequel on peut cracher.
Ce que je n’ai pas pu faire non plus, c’est un regard sur l’histoire comme sur la réalité d’aujourd’hui. Pour les nouvelles générations, un héros n’est pas forcément celui qui résiste. Elles ont besoin de repères et de valeurs pour pouvoir bouger. On ne peut pas résister avec des lances et des flèches au fusil à répétition. Quand on voit le grand héros qu’était Lumumba avec Mobutu, on voit un naïf politique : il a tout fait pour se faire tuer ! Il faut faire extrêmement attention à la représentation par l’image de notre passé pour ne pas tomber dans l’inverse de ce qu’on veut exprimer. J’ai donc choisi de bâtir une histoire romancée sur ce grand chef qui avait une dent et de glisser plutôt vers un point de vue intérieur que vers la confrontation avec l’homme blanc. Nous connaissons mal le terrain que nous avons préparé pour l’arrivée du Blanc.
Ce type de retour sur l’Histoire n’est-il pas encore tabou ?
Tout le monde sait que si le Blanc à conquis facilement, c’est qu’il a profité de beaucoup de complicités. L’esclavage s’est fait avec des Noirs vendant les hommes aux Blancs. Mais cela n’excuse pas que des peuples sont venus exploiter d’autres peuples. La colonne Voulet-Chanoine comportait cinq Blancs et 400 tirailleurs sénégalais face à cinq millions d’habitants autour. S’ils avaient eu le courage et la certitude des hommes d’avant et les gri-gri signifiant la protection des dieux, ils n’auraient pas pu progresser. Le courage n’y était plus et la peur avait pris le dessus. On avait perdu les valeurs ancestrales.
On en revient au titre « La Colère des dieux » : les dieux se fâchent contre l’attitude des gens ?
Oui, mais cela ne doit pas être ce qui justifie la pénétration coloniale. Cela aurait pu être d’autres que les Blancs. Aujourd’hui, nous sommes indépendants mais on continue d’agir contre l’intérêt collectif et l’Afrique ne bouge pas non plus. C’est un éternel recommencement : les guerres, l’égoïsme, la grande finance internationale, le cycle de la dette, les catastrophes ingérables…
On retrouve comme un écho à cela dans l’architecture des décors du film les successions de triangles suggérant chez les Bambaras le serpent de la vie.
C’est vrai que le village où j’ai tourné est peuplé de Diabaté du Mali qui sont devenus des Mossis. Ils ont perdu la langue mais ont conservé les signes.

Ouagadougou, 28 février 2003///Article N° : 2782

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Idrissa Ouedraogo © Olivier Barlet





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