Décès d’Émile Ollivier

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       Bonsoir. J’ai préparé le texte suivant pour cette émission spéciale de Radio Lakay diffusée le 11 novembre 2002 – consacrée à la vie et à l’oeuvre d’Émile Ollivier – par écrit, de peur de perdre la voix en parlant de quelqu’un qui m’était si proche et dont je pleure la perte.

       Je partage cette perte énorme qui est celle de la disparition d’Émile Ollivier avec des amis les plus proches. J’envoie mes sentiments profonds de sympathie et de condoléances surtout à sa campagne de tant d’années, Marie-Josée Glémaud (c’est-à-dire, Madame Ollivier), qui a partagé les joies et les épreuves de leur vie commune, et à leur fille Dominique, et à leur petite-fille Mélissa. J’ai parlé avec Marie-Josée et Dominique cet après-midi ; le choc et la douleur sont partagés.
       Émile Ollivier était un grand homme – j’ai du mal a dire « était », il restera toujours une présence vivante avec moi – un homme d’une très grande sensibilité, un romancier avec un grand talent lyrique, un homme d’une curiosité intellectuelle et philosophique énorme.
     Dans son « quartier général » de la Brûlerie Saint-Denis sur la Côte-des-Neiges, non loin de l’Université de Montréal où il a passé sa carrière de professeur, Émile Ollivier régnait… Il y tenait régulièrement salon, dehors quand il faisait beau, sinon parfois en face, au café de la librairie Olivieri – une librairie avec un nom si approprié pour un auteur qui aimait discuter parmi et autour des livres. Les réunions fréquentes autour d’un café, une cigarette et d’un livre ou un journal lui permettaient de discuter de la politique, de la littérature et de la vie avec ses amis montréalais de tous les horizons et où figuraient souvent d’autres personnes de la « dyaspora » haïtienne comme lui.
     Haïti est resté profondément ancré dans le coeur d’Émile Ollivier : il suivait les actualités, participait aux débats, rêvait comme tant d’autres au retour dans son pays natal après la chute de la famille Duvalier et à l’avènement d’une société démocratique en Haïti. Il ne faut pas oublier qu’Émile Ollivier est également un auteur québécois, lauréat du prestigieux Prix du Livre de Montréal pour son roman Passages en 1991 – ce roman qui reste mon préféré – et en 2000, il a été élu membre de l’Académie des Lettres du Québec. Sa renommée traverse les continents et les océans : auteur dit « néo-québécois », Émile Ollivier est publié à Montréal et surtout à Paris, aux Éditions Albin Michel pour la plupart de ses romans, et chez Le Serpent à Plumes où il était l’un des premiers écrivains à figurer – avec la réédition de Mère-Solitude en 1994 – dans la nouvelle maison d’édition. Il était lauréat du Prix Carbet de la Caraïbe pour Les urnes scellées en 1996, Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres de la France et Chevalier de l’Ordre national du Québec.
     Quand je l’ai revu la dernière fois, il y a six semaines à Montréal, il partait pour Ottawa où il devait délibérer, en tant que président du jury du Prix du Gouverneur Général, sur la pré-sélection du lauréat pour cette année. Il se plaignait d’avoir plus de 600 titres dont les membres du jury devaient faire la sélection. La lauréate du Prix du Gouverneur Général 2002, la romancière Monique LaRue, recevra le prix la semaine prochaine à Ottawa, le 19 novembre, sans la présence du président du jury. À titre posthume, Émile Ollivier recevra lui-même un chèque en tant que finaliste pour le Prix du Gouverneur Général 2002 — dans la catégorie « essais », séléctionnés par un autre jury — pour son texte, Repérages.
     C’est pour vous dire qu’il restait actif jusqu’à la fin de sa vie, hier. Nous sommes extrêmement bouleversés par la nouvelle de cette mort ; il n’avait que 62 ans. La santé fragile de « l’homme aux pieds poudrés » était connue : pour les séances de dialyse faites chez lui, à Notre-Dame-de-Grâce – ou en voyage, à New York, à Tokyo, à Paris ou, par exemple, à Hammam Sousse en Tunisie – il gardait une sérénité devant ce destin de dialysé, un stoïcisme admirable. Infatigable, il dirigeait quelques thèses après sa retraite en 2000 et ce n’est que cette année, en 2002, qu’il est devenu officiellement « professeur émérite » de l’Université de Montréal. Sa mort va nous priver des projets d’écriture qui resteront inachevés : il commençait à peine à jouir de cette liberté de temps offerte par la retraite pour entamer ces projets qui vont, très malheureusement, disparaître avec lui.
     Je vais beaucoup regretter nos conversations en partageant une pause-cigarette, un verre de rhum, un beau dîner préparé par Marie-Josée ou dans un restaurant parisien ou montréalais, et les discussions après nos sorties, comme pour une exposition de peinture haïtienne à Paris ou une pièce d’Ariane Mnouchkine à Montréal. [On a rigolé après cette pièce à Montréal : on s’est vus sur trois continents en 2000.] Les discussions menaient toujours à un texte dont il recommandait la lecture ; il s’intéressait énormément aux cultures diverses de notre monde et aux discours médiatiques qui accompagnaient les événements politiques et culturels. Il m’a fait découvrir José Semprun, par exemple, et nous avons trouvé beaucoup de points en commun par des lectures appréciées des auteurs, tels Monique Proulx ou Régine Robin.
     Professeur Christiane Ndiaye, de l’Université de Montréal, a préparé un numéro spécial de la revue Études littéraires consacré à l’oeuvre d’Émile Ollivier. Dans ma contribution – où je parle certainement de son oeuvre avec beaucoup plus de sang-froid que maintenant – je parle d’Émile en tant qu’écrivain « enracinerrant » (utilisant le terme de Jean-Claude Charles) – c’est-à-dire, un auteur qui « tient compte à la fois de la racine et de l’errance » – et je me rappelle que j’ai souligné l’humilité de ce grand écrivain : « À mon humble avis » est une expression qu’on entendait souvent de lui en personne, comme dans ses écrits. C’est rare d’entendre un écrivain de cette stature parler sans être fat ou excessivement fier de ses propres talents. Mais Émile était cet écrivain rare, sensible et attentif. Émile Ollivier a contribué un beau texte, paraît-il, à ce numéro spécial des Études Littéraires qui sortira en décembre 2002 ou en janvier 2003. Mais comme Christiane Ndiaye me l’a dit cet après-midi, elle, comme nous autres, n’avions jamais pensé que ce serait un numéro posthume…
      Je préfère terminer sur une note positive. Vous savez peut-être que j’ai un site web sur les cultures francophones insulaires, « île en île ». Il y a deux ans, j’ai enregistré Émile Ollivier dans son bureau à l’Université de Montréal : il a lu pour les internautes sa nouvelle, « La supplique d’Élie Magnan » que vous venez d’entendre joué par votre hôte de Radio Lakay, Jean-Junior Joseph. C’était le premier auteur à prêter ainsi sa voix au site, qui maintenant contient beaucoup d’autres enregistrements. La voix d’Émile est ainsi immortalisée, comme elle l’est déjà par l’écrit, dans son oeuvre de fiction diverse. Si je retrouve l’enregistrement original, il me semble que j’ai dû avoir capté le rire d’Émile, vers le début ou la fin de l’enregistrement. Mais même sans l’entendre, je pense que ses lecteurs connaissent ce rire si haïtien d’Émile Ollivier, le rire devant l’impossible, devant la beauté et l’imprévu de la vie. Je sais également que, malgré l’adversité politique et physique, Émile Ollivier était un homme profondément heureux : une carrière d’enseignant qui lui plaisait, une campagne belle, chaleureuse et intelligente qui l’aimait et qui l’accompagnait, et une reconnaissance pour son oeuvre d’écrivain.
     Il y a quinze jours, j’étais en Haïti où j’ai parlé avec le professeur et écrivain René Bélance qui m’a raconté quelques expériences avec ses étudiants pendant les années. Il s’est rappelé d’un élève des années 1950, époque où il enseignait au lycée Alexandre Pétion à Port-au-Prince : cet étudiant avait fait un si bel essai que le professeur Bélance l’a lu devant les autres étudiants, prédisant, correctement devant eux, un romancier en herbe chez le jeune lycéen, Émile Ollivier. Malheureusement, la carte que j’ai adressée à Émile d’Haïti ne trouvera pas son destinataire chez lui, parti trop tôt aux Champs-Élysées des écrivains de l’autre monde.
     Honneur et respect, Émile, ta voix ne mourra pas.

www.radiolakay.comwww.lehman.cuny.edu/ile.en.ile///Article N° : 2693

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