Casser les clichés : à propos de Bedwin Hacker

Entretien d'Olivier Barlet avec Nadia El Fani

Cannes, mai 2002
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Pourquoi ce sujet pour un premier long métrage ?
Ce qui m’habitait le plus, c’était une réflexion sur le pouvoir de l’information et de la télévision. Je ne fais rien de didactique et avais des images assez oniriques au départ, quelqu’un qui avait des pouvoirs magiques, impossibles à réaliser ! L’idée m’est venue d’une pirate informatique, pour une prise de parole. J’avais envie de dire qu’au Sud de la Méditerranée on trouve des esprits libres. Nos images ne sont pas diffusées au Nord et il en ressort un malentendu terrible qui fait croire aux gens qu’on est des arriérés et qu’on ne vit pas en 2002.
Donc une volonté d’inverser le rapport Nord-Sud.
Absolument. Et cela à travers ce qui aujourd’hui parle le plus aux gens, avec des images purement occidentales : la télévision.
Il y a aussi l’idée que les immigrés peuvent avoir un pouvoir dans une société.
J’aurais aimé avoir davantage de moyens pour tourner à Paris. Notre histoire au Maghreb est complètement imbriquée à la France, et notre culture est qu’on le veuille ou non très francophone. En France, on a pas la réciproque, comme si on avait pas besoin de nous alors que main d’œuvre, tourisme, culture nécessitent l’apport maghrébin… Notre apport est refusé.
Ce rapport est repris dans l’histoire d’amour du film.
Oui, Kalt représente la liberté : elle avait le choix de « devenir quelqu’un » dans cette société française mais a préféré une société où elle n’est pas libre, ce qui est en fait le sommum de la liberté. Julia est celle qui essaye de contenir la liberté des autres et Chems est celui qui, comme la plupart des gens, croit qu’il est libre mais se trompe tout le temps.
Tu cultives des personnages de femmes libres.
Depuis le premier de mes courts métrages, mes personnages féminins sont plus que libres. Pour moi, banaliser la liberté d’une femme est le meilleur moyen de l’imprimer dans la tête des gens au Maghreb. Je n’ai pas envie de faire des constats d’échec. Je peux dire que, vivant en Tunisie jusqu’à maintenant, comme je suis j’ai vécu. La liberté est un combat. En Tunisie, par rapport à d’autres pays arabes, on est très libres, même si c’est dans le non-dit, dans les chaumières… Je connais beaucoup de femmes vivant de façon très marginale, par exemple ayant des enfants sans être mariées etc.
Ton film semble une réponse à l’intégration du regard occidental dans les films du Sud.
On attend de nous des films formatés. Jamais en Tunisie on ne m’a dit que Kalt n’était pas une femme tunisienne alors que je l’ai souvent entendu dans les commissions de financement européennes. Ce n’est pas toujours dit de façon explicite mais c’est là. Cela m’a été dit clairement dans des débats publics. Je m’habille avec des pantalons de cuir et assez rock et le fais autant à Tunis qu’ici. Nous ne sommes pas « la Tunisie », mais en faisons partie. Il n’y a pas qu’une seule Tunisie et je ne vois pas pourquoi nos films devraient représenter obligatoirement la majorité des Tunisiens. Musique, danse, couscous, médina… J’ai eu envie de reprendre ces thèmes mais de façon décalée : les femmes sont dans la médina mais s’y retrouvent à se saouler et manger une soupe de pois chiches en pleine nuit, Kalt installe une antenne moderne en plein désert, le père boit avec les femmes dans la fête etc. Il s’agit de casser les clichés en montrant que c’est aussi possible et présent dans notre culture. C’est un racisme à l’envers de refuser à notre culture sa modernité.
Les commissions du Nord sont composées de professionnels. Ont-ils ces clichés dans la tête ?
Je crois que ça fait partie de la politique d’un pays. Mon film a été soutenu dès le début par Hubert Bals, a obtenu le prix de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie en tant que scénario, un grand festival de New York l’a sélectionné pour lui trouver des distributeurs, à la Francophonie, j’ai eu à l’unanimité les aides au scénario, à la production et à la finition. Je n’ai pas acheté les gens de la commission et je ne suis pas de ceux qui téléphonent… Je pensais tellement faire quelque chose de nouveau que tout le monde allait foncer ! Je me suis rendu compte que cela allait contre une certaine habitude.
Le côté thriller du film répond à un besoin de ne pas se couper d’un public.
J’avais envie de parler aux jeunes en priorité et en fait il plaît un peu à tous les publics. Je ne voulais pas qu’il soit rébarbatif pour un public maghrébin. Mais avant tout, je voulais une héroïne maghrébine qui soit quelqu’un qui gagne. Ce n’est pas un thriller pur dans la mesure où le rythme est cassé régulièrement, mon propos étant de montrer la Tunisie : c’est une radiographie de marginaux tunisiens. Mais ce ton plaît en Tunisie : j’avais été surprise de voir que mes courts métrages étaient appréciés malgré leur liberté de ton. Les Tunisiens ont beaucoup d’humour et apprécient la liberté. Je n’insiste jamais sur ma façon de bousculer des tabous : ce n’est jamais le sujet du film, c’est du domaine du normal et du coup, ça passe très bien !
Les films tunisiens, peut-être maghrébins en général, ont le souci de rendre compte de la beauté du pays, au sens d’un attachement.
Je crois que si je n’étais pas Tunisienne, je le trouverais très attachant : on s’y sent bien. Cela tient à la beauté du pays, sans qu’il soit grandiose mais grâce à une certaine douceur de vivre, au contact des hommes. On est très attachés à notre pays. Cet attachement à la terre est très méditerranéen. Je l’ai ressenti aussi en Palestine, en Andalousie…
Tu mets cela en valeur dans ton film.
Là encore, je n’ai pas eu les moyens que je voulais pour mieux le faire mais j’ai tenu à situer l’action aussi bien dans la beauté du désert que dans des lieux millénaires comme ce Colisée romain… Ce passé antique n’apparaît pas assez dans notre cinéma alors que cela fait tellement partie de nous. Il nous habite plus qu’on ne croit, au-delà de nos marques musulmanes. La main de Fatma est antéislamique, par exemple, ou de nombreux rituels qui remontent à Carthage…
Ce sont des lieux que tu as trouvé en repérages ?
Non, j’ai écris le scénario en fonction de ces lieux. Je vais souvent dans le Sud. Midès, le village où j’ai tourné, qui est abandonné, a été très abîmé par l’érosion et il nous a fallu reconstruire certains lieux comme la maison.
Les acteurs sont tunisiens ?
On a pas beaucoup le choix vu le peu de tournages et donc le petit nombre d’acteurs. Le premier rôle, Sonia Hamza, n’avait jamais fait de cinéma mais comme je l’ai connue deux ans avant le tournage, on a eu le temps de travailler ensemble. Les acteurs français ont été trouvés sur casting en France. Mais j’ai plutôt pris des acteurs sans grande expérience pour ne pas creuser la différence. Tous se sont bien entendus et un certain naturel en ressort. La caméra numérique m’a laissé la liberté de faire un grand nombre de prises, ce qui aurait été un handicap avec des acteurs rompus mais était bien avec des acteurs qui se lâchaient peu à peu.
Le numérique ne t’as pas gêné pour les paysages ?
Au contraire. Cela a été une belle expérience au niveau de l’image. Si j’avais eu davantage d’argent à la post-production, j’aurais été encore plus contente d’avoir tourné en numérique. C’était un choix : le sujet est numérique, la musique est électronique, l’image… Un pari ! La caméra étant de la première génération de caméras numérique, celle avec laquelle Barbet Schroeder a fait « La vierge des tueurs », ça pose de gros problèmes en France où on ne traite pas le 30 images seconde ! J’ai vraiment essuyé les plâtres mais j’ai trouvé les prestataires qu’il fallait et peux renseigner tous ceux qui le désirent !
Le choix de musiques électroniques est aussi en rupture avec le cinéma tunisien.
C’est ma culture et c’est en phase avec ce qui se fait actuellement, notamment en Algérie. J’adore ce mélange. Amina chante dans le film, qui a fait un morceaux magnifique. Par contre, j’ai travaillé avec un musicien français qui a samplé des musiques arabes, à l’inverse des musiques orientales imprégnées de rock. J’avais envie que ça pète pour que cela corresponde au personnage de Kalt.
La post-production s’est déroulée en France ?
Oui, ça n’était pas prévu et cela a coûté très cher alors que mon budget n’atteint même pas 4 millions de francs ! Nous avons jonglé de façon incroyable pour assumer l’électronique, 35 décors sur le film, des déplacements incessants, des tournages à Paris, dans le désert… Bien sûr, je ne me paye pas, beaucoup ont travaillé gratuitement ou presque. L’enthousiasme a été formidable. Accidents, vents de sables etc, on a eu tous les problèmes, mais ça a été très fort. C’est la post-production qui a été la plus dure.

///Article N° : 2511

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