Tout un cheval

De Breyten Breytenbach

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Dans les poèmes de l’Afrikaner Breytenbach, la mort circule en des rythmes brisés, des onomatopées produisant surprise et émotion. Elle est condition de la création : c’est ce que la Sud-Africaine Sandra Saayman explore ici entre ses aquarelles et leurs légendes.

L’artiste
Poète et peintre sud-africain établit à Paris en 1962, Breyten Breytenbach publie deux recueils de poésie afrikaans en 1964. Un an après, honoré d’un prix littéraire, il décide de partir pour sa terre natale avec sa femme d’origine vietnamienne. Les autorités de l’époque refusent d’accorder un visa à sa femme, conformément aux lois de l’apartheid (interdiction des unions interraciales). Dès lors, Breytenbach ne cessera de s’élever contre le régime, ce qui représente une trahison de l’intérieur pour la communauté afrikaner. Une longue histoire d’amour et de haine commence. Exilé en France pendant trente ans, il est arrêté lors d’un voyage clandestin en Afrique du Sud et incarcéré pendant sept ans et demi pour  » terrorisme « . Malgré l’interdiction de peindre et la confiscation quotidienne de ses notes, il survit, peut-être grâce à la philosophie zen-bouddhiste. A sa sortie, il publie plusieurs romans et recueils, peint et expose des tableaux aux couleurs particulièrement vives. Depuis quelques années seulement (1990), Breyten Breytenbach peut se rendre librement dans son pays.
L’œuvre
Comment enfermer un homme dont l’art consiste à subvertir les cadres et les étiquettes ? Tout un cheval (recueil de 27 fictions et 27 aquarelles) illustre cette passion pour le jeu (métaphysique).  » Nouvelles poétiques  » ou  » poèmes libres  » ? Les textes sont hautement picturaux, les tableaux contiennent souvent des mots. Signé  » A. Uteur « , l’avant-propos prétend fournir des explications mais lance plutôt un défi au lecteur par sa densité de sens. Plusieurs thèmes principaux du recueil y sont introduits, en particulier la métaphore du tissage évoquée par le choix du mot  » texture « . Tout un cheval est un métier à tisser les images et les mots :
 » Le livre s’intitule Tout un cheval. Il faut que vous sachiez que ce titre est extrait d’un aphorisme de Chuang Zou :  » Le ciel et la terre sont un doigt, toutes les choses sont un cheval.  » Incidemment, ceci indique aussi précisément que le contenu est constitué d’une structure enrobée de thèmes et de motifs. Evidemment, les arguments sont nourris et / ou illustrés par les images ou la texture ou les deux à la fois. Les images à nouveau dépendent de la distance que peut parcourir le cheval de l’association ainsi que les textures qui, sans l’imagination, resteraient lisses, et le doigt traverse au galop des régions non explorées recouvrant des profondeurs insondées parce que la couleur et la sensation de ce qui se trouve au-dessus sont déterminées par la vie dont elles portent écho. Et la vie, la traduction en d’autres mots, n’est que séparation. Le cheval n’a pas besoin de cavalier.  »
Le cheval (titre du recueil et illustration de couverture) est repris dans la métaphore du doigt de l’artiste parcourant la page blanche (ou la toile vierge) en un cheval au galop. Mouvement et imagination… Que signifie ce cheval, leitmotiv des fictions et des tableaux ?
Dans  » Comme un fouet « , fiction n°6, le cheval réfère à l’écriture. L’histoire se déroule dans un village appelé le  » lieu d’élection de la poésie « . Or, la mythologie grecque dit que d’un coup de sabot, Pégase créa Hippocrène,  » fontaine du cheval « , séjour préféré des Muses et des poètes. Dramatis personae : un poète anonyme, Cheval (son traducteur) et Amour, muse désirée de tous deux. Cheval de l’Apocalypse ou de l’érotisme (c’est selon), l’animal ajoute au triangle amoureux une part de mystère. Le poète (et narrateur) se présente ainsi :  » Je suis poète. Comme les mâles de l’espèce, j’ai un nez crochu et une petite barbe poivre et sel dont je suis anormalement fier. Et comme tout poète qui ne vole pas le pain qu’il mange, je dois écrire moi aussi dans la langue étrangère afin d’avoir un traducteur. Mon traducteur est un jeune homme estropié aux yeux bleus qui s’appelle Cheval. Il est si proche de moi qu’il pourrait être mon frère de mot.  »
Cheval et le poète ne sont peut être qu’un seul et même personnage. C’est un jeu de miroir :  » Il [Cheval] lit en suivant chaque ligne du doigt. Son autre main caresse avec orgueil sa petite barbe poivre et sel, et parfois en passant elle touche le nez crochu.  » L’identification entre le poète et Cheval se retrouve dans l’aquarelle n°21 présentant une tête mi-homme mi-animal.
Lors de la séduction surprise d’Amour par Cheval, on est frappé par le silence du poète et l’éloquence de Cheval. Le poète est réduit au rôle d’observateur silencieux, il n’est plus qu’un œil passif :  » Elle s’assoit à table en face de moi et Cheval à côté d’elle avec son visage impassible et, de temps en temps, seulement un tic qui bat comme le signe d’une inspiration sous la paupière. Il n’est pas censé avoir de l’inspiration : c’est le traducteur ! J’ai l’œil sur lui. Je les surveille tous les deux. C’est-à-dire que je les regarde mais mes yeux mortels se sont obscurcis à force de fixer le mur intraduisible, impénétrable […] Mes yeux ne voient pas très bien. Ils ne voient que trop bien…  »
Face à cette nouvelle un tableau présente un homme barbu pleurant d’un œil fermé (ou est-il borgne ?), un pinceau à la main. Avec le manche du pinceau il dessine un autoportrait. Mais n’est-ce pas tout simplement un miroir ? Au niveau du cadre du tableau, la ligne du manche du pinceau est brisée pour figurer une frontière entre deux éléments. C’est l’illusion du bâton dans l’eau (Le poète serait-il Narcisse et Cheval son reflet ?). L’œil absent et la larme sont liés à l’effacement du poète qui atteint son comble quand il s’absente pour se rendre aux toilettes. Comparé à un puits noir, c’est un abîme qui rappelle un œil aveugle :  » Je me rends aux toilettes pour m’installer sur le néant.  »
Pourquoi la scatologie, la désintégration et la mort suivent-elles immédiatement une scène de séduction ?  » Vais-je vous épargner la description des puits et des murs noirs, de la puanteur et de la putréfaction – cette mort qui forme le soubassement de la poésie ?  » La putréfaction ( » un envol, dans les entrailles de la terre « ), la mort, semble être la condition de la création. Elle est associée au cheval (qui, nous l’avons vu, est lié à l’écriture) dans d’autres textes du recueil, par exemple dans  » Le champagne jaunâtre doit éclabousser ton siège  » (n°3) :  » Mais, tu réponds, eh bien, c’est merveilleux ; nous nous décomposons tous de la même façon – cadavres, crottes de souris, cartons, bottes ; cela ne pourrait pas arriver si nous ne partagions pas la même vie en pensée ; cela ne pourrait pas arriver à un type plus chic ; tout d’une pièce ! (Tout un cheval.)  » Puis dans  » Plus jamais « (n°24) :  » L’état de mort est certainement très doux : une voiture qui rouille, sans roues, dans un jardin abandonné. Tout est réduit à un crâne de cheval.  »
Le cheval lié à la création artistique et à la mort est un thème récurrent dans l’œuvre de Breytenbach. Mouroir est illustré par un homme tenant un crayon géant monté sur un cheval aux pattes liées. Le thème renvoie à d’autres œuvres, interpelle. L’Acacia et La Route des Flandres de Claude Simon présentent l’image d’un cheval mort sur un champ de bataille, s’enfonçant dans la terre, en état de putréfaction. C’est une description du tableau de Paolo Ucello :  » La bataille de San Romano « . Et on se souvient encore du cheval blessé du  » Guernica  » que Picasso composa à l’aide de coupures de journaux rapportant les événements de la guerre, ce dont témoignent la texture et les couleurs du tableau.
On n’est pas surpris de voir Cheval et non le poète déchiffrer enfin l’écriture sacrée. En tant que traducteur, il maîtrise deux niveaux de sens (la vie et la mort ?). Jeux d’identités, de mots, de couleurs… Les motifs de Breyten Breytenbach sont à l’image de sa propre identité. Que nous réserve-t-il dans son prochain roman (pour cet été), le premier depuis la fin de l’apartheid ?

Tout un cheval, de Breyten Breytenbach, traduction de Jean Guiloineau? Editions Grasset (1990), 126 p., 120 F.

Oeuvres de Breyten Breytenbach disponibles en français :
Mouroir (Stock, 1983)
Feu Froid (Bourgois, 1983)
Confession Véridique d’un Terroriste Albinos (Stock, 1984)
L’Apartheid (Ed. de Minuit, 1985)
Feuilles de Route : Essais, Lettres, Articles de Foi, Notes de Travail (Le Seuil, 1986)
Une Saison au Paradis (Le Seuil, 1986)
Métamortphase (Grasset, 1987)
Mémoire de Poussière et de Neige (Grasset, 1989)
Tout un cheval (Grasset, 1990)
Retour au Paradis (Grasset, 1993)///Article N° : 246

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