« Et si on parlait de ceux qui ne peuvent pas se déplacer ? »

Entretien de Taina Tervonen avec Lyonel Trouillot

Janvier 2002
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Lyonel Trouillot rejette l’étiquette de « littérature de l’exil » collée à la littérature haïtienne et déplore le manque de curiosité des spécialistes qui ignorent la production en créole.

Vos écrivez des « romans à voix ». C’est une forme qui vous plaît tout particulièrement ?
Oui, ça me permet de fonder la narration non pas sur la fiction mais sur le lieu même de l’émission de la fiction. La voix trouvée me permet d’élaborer la fiction.
Et comment trouvez-vous ces voix, très différentes les unes des autres ?
Souvent, c’est le regard qui me permet de la trouver. Pour Thérèse en mille morceaux, c’était en regardant vivre les femmes de mon milieu, en pensant à ma mère et à ma tante. Une fois la voix trouvée, le roman s’élabore tout seul.
Dans vos deux derniers romans, vous donnez la voix à des personnages qui socialement n’en ont pas : une jeune femme considérée comme folle et un enfant des bidonvilles. La parole est-elle une façon de se construire une identité, de survivre ?
C’est cela aussi. Mais, au départ, il y a pour moi un questionnement sur les discours d’autorité déjà constitués, que ce soit l’autorité paternelle ou politique. Quand on regarde le délabrement de Haïti, on se demande quelle est l’économie de ces discours, à part d’écraser les gens. Ne faudrait-il pas chercher plutôt chez ceux qui n’ont pas de voix, qui sont considérés comme n’ayant rien à dire, chez ceux qui subissent ? Ne faudrait-il pas chercher de nouvelles voix, de nouvelles quêtes chez ceux-là ?
Dans Les enfants des héros, on s’attendrait à ce que la parole soit prise par Mariéla, ce personnage d’une grande force intérieure, plutôt que par son frère. Mais Mariéla choisit le silence.
Justement, elle n’a pas besoin de prendre la parole. Elle est au-delà de cette communication vulgaire avec l’Autre, elle n’a rien à expliquer, elle ne cherche pas à être comprise. Sa force vient de là. Parler, c’est quelque part se trahir. Tous ceux qui parlent beaucoup dans ce roman finissent par se dédire : le père bien sûr, et le narrateur dont la faiblesse l’oblige à parler. Les gens qui sont sûrs d’eux habitent souvent le silence. Il n’y a pas de tremblement chez eux. J’avoue que le personnage de Mariéla me fascine. Peut-être avons-nous besoin de personnes qui ont cette force-là pour changer la réalité.
Vos deux derniers romans se situent au cœur du foyer et explorent la violence des rapports familiaux. Est-ce une façon de faire écho à la violence autour ?
Peut-on départager la violence ? Je pense que malheureusement la violence fait partie du lot quotidien des Haïtiens. On peut la saisir dans ce lieu-là, comme on peut la saisir ailleurs. Dans ce texte, je n’ai pas voulu représenter autre chose que ce qui est représenté. Je n’y vois pas une métaphore de Haïti ou de sa violence. Ce qui m’intéressait, c’était d’interroger l’individualité dans un milieu qu’on a tendance à massifier et à voir d’un point de vue statistique : les bidonvilles où les gens vivent mal. Comment construire son identité d’individu dans ce milieu-là ?
Le narrateur n’y parvient qu’à travers le drame dont il devient auteur.
La question vient se poser avec acuité à partir de là, d’où la référence aux héros dans le titre. Haïti naît d’un acte de violence, en réponse à des siècles de colonisation. Peut-être que dans ce milieu-là, ou dans certaines conditions historiques, on ne peut naître à soi que par un acte de violence.
Vous disiez qu’il n’y a pas de métaphore mais vous y faites quand même allusion !
Il n’y a pas d’allégorie… Je n’avais pas de logique de miroir en tête en écrivant ce texte.
Vous écrivez en français mais aussi en créole. Comment se fait le choix ?
De plus en plus, c’est le texte qui choisit. J’avais commencé ce texte en créole, mais la phrase de départ, « Il devait être midi quand nous avons commencé à courir », me semblait mieux fonctionner en français. Il m’est aussi arrivé de commencer en français et d’abandonner pour passer au créole. Je ne sais pas s’il y a des thèmes ou des formes qui passent mieux dans une langue ou dans une autre.
Comment décririez-vous la scène littéraire haïtienne ?
Pendant les années dures du duvalliérisme, il y avait une vraie dichotomie entre les écrivains du dedans et ceux du dehors. Aujourd’hui, les échanges sont beaucoup plus nombreux. Il y a aussi une plus grande diversité thématique et esthétique du récit. La poésie reste le genre sacré, le plus important en quantité et le plus valorisé.
La hiérarchisation entre le créole et le français demeure. Il y a une très grande vitalité de l’écriture en créole, mais qu’on ne connaît pas en dehors d’Haïti. Cette hiérarchisation est faite par l’establishment littéraire haïtien qui ne considère pas le créole comme une langue noble et qui survalorise tout texte écrit en français. Mais elle est faite aussi en dehors de Haïti, ici en France. Il y a un manque de curiosité de la part de soi-disant spécialistes des littératures du Sud. De ce point de vue, les Américains sont bien plus entreprenants. Il y a plus de traductions du créole vers l’anglais que vers le français.
Qu’en est-il du spiralisme ?
C’est la seule chose produite en Haïti dont on parle à l’étranger, même si c’est avec du retard. Le spiralisme a été pensé par René Philoctète, Frankétienne et Jean-Claude Fignolé. Malheureusement, il n’a pas eu le temps de se définir et de s’élaborer d’une manière complète. A l’époque, en 1977, la dictature rendait les contacts difficiles et il n’y a pas eu d’écho de l’extérieur. Le mouvement continue chez les jeunes qui ont été marqués par l’œuvre de Frankétienne en créole.
La littérature haïtienne est souvent qualifiée de « littérature de l’exil ». Est-ce une façon de la catégoriser ?
On voit dans des revues dites spécialisées des affirmations telles que « le thème le plus important de la littérature haïtienne, c’est l’exil ». Alors que l’exil n’a aucune place dans l’œuvre de ceux qui sont considérés comme des écrivains importants à Haïti : René Philoctète, Frankétienne et Georges Castera.
L’exil a pour nous une consonance très forte. Quelqu’un qui a été arrêté, battu, mis de force dans l’avion et débarqué dans un pays totalement inconnu où il n’a aucune envie de vivre, ce n’est pas la même chose que de choisir d’aller faire sa vie ailleurs. En Haïti, on n’appelle pas ça du même nom. La douleur de l’exil véritable est encore trop forte dans nos mémoires pour plaisanter avec ce mot. Et si on parlait aussi de ceux qui ne peuvent pas se déplacer ? La plupart des Haïtiens sont fixés, et quand ils essaient de sortir, on les ramène vite à l’ordre.

///Article N° : 2302

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