« L’art africain contemporain ne se résume pas à l’art des villes ou de la diaspora »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Nicole Guez

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Africultures a rencontré Nicole Guez autour de la notion de « contemporanéité » des plasticiens africains. Que ce soit en tant que commissaire d’exposition (Art pour l’Afrique, MNAAO, Paris, 1988), ou en tant qu’initiatrice du Guide de « l’Art Africain Contemporain » – inventaire exhaustif des artistes, lieux d’expositions et spécialistes des arts de l’Afrique contemporaine (2ème édition Afrique en Créations, Paris, 1996) – elle œuvre depuis de longues années à la valorisation des expressions plastiques du continent noir. Prônant la culture comme élément fondamental du développement, elle est l’actuelle coordinatrice générale d’Africalia, grand chantier culturel mis en œuvre sous l’égide des institutions belges, qui a pour vocation de stimuler la création africaine et de contribuer au rayonnement culturel des pays africains.

A partir de quand apparaît pour la première fois la notion d’artistes contemporains africains en tant que telle ?
Surtout à partir des années 60 et des indépendances. C’est un peu comme si avec les indépendances, l’Afrique avait acquis le droit à la modernité. C’est au moment où les pays africains ont acquis le droit d’être indépendants que les artistes semblent avoir du même coup acquis le droit d’être contemporains. Alors qu’auparavant quand on parlait d’art africain, on faisait référence presque exclusivement à ce que j’appelle « l’art classique », qu’on appelle maintenant « art premier ». Le public est passé directement de l’art africain premier à l’art africain contemporain sans se rendre compte que, dès les années 30, il y a eu en Afrique des artistes qui ont travaillé d’une façon différente de ceux qui pratiquaient les arts premiers.

En quoi cette production était-elle en rupture avec les arts traditionnels ?
Au sens où elle ne s’inscrivait pas dans la continuité des arts traditionnels, mais qu’elle se situait plutôt dans une certaine proximité avec ce qui se faisait à l’extérieur. Elle émanait d’artistes un peu précurseurs, un peu autodidactes qui ont ouvert la voie à la production contemporaine.
Ensuite sont arrivés les artistes qui ont travaillé après les indépendances, qui ont été les pères fondateurs de l’art contemporain africain et dont le travail, la démarche, n’ont jamais été rassemblés dans quelque chose qui pourrait relever de l’art africain moderne. Je pense à des artistes comme Iba N’Diaye, Malagantana, Skunder Boghossian, Pascal Kenfack ou Uché Okeke. Ces grands artistes des années 60 subissent aujourd’hui la critique des plus jeunes parce que l’irrévérence fait partie de la création et ce n’est pas plus mal. L’art a besoin d’écrire sa propre histoire. On aime bien savoir contre quoi on se dresse, mais aussi à partir de quoi on se définit. Je voudrais bien qu’on restitue aux artistes africains cette partie de leur mémoire artistique qui n’a jamais été formalisée. C’est l’un des projets d’Africalia que d’initier des films sur le travail de ces artistes, de les montrer dans l’acte même de leur création afin de constituer un corpus qui pourrait circuler au niveau du continent africain tout entier, dans les écoles des Beaux-arts et ailleurs. Ce serait une pierre importante à apporter à l’édifice des archives de l’art africain contemporain. Cela permettrait aux artistes contemporains d’être beaucoup plus à l’aise par rapport à leur histoire de l’art, sans pour autant les couper de la production contemporaine non africaine. Parce que le problème, c’est qu’ils sont comme suspendus en l’air. Lorsqu’un galeriste ou un commissaire d’exposition choisit des œuvres, c’est un peu comme s’il agissait au coup par coup. Le travail des artistes contemporains d’Afrique n’est pas quelque chose d’entièrement lisible, il ne s’inscrit pas dans une démarche, une continuité, une évolution, quelque chose qui serait de l’ordre d’une « histoire de l’art ».

Est-ce à dire que la « contemporanéité » d’un artiste doit s’inscrire dans une continuité linéaire par rapport à son histoire ?
El Salahi, artiste soudanais, qui fait un travail magnifique, utilise, pour parler de la création artistique africaine, l’image de l’arbre qui a des racines, un tronc, des branches. Tout cela fait partie de l’arbre. Beaucoup d’artistes africains s’inscrivent dans des recherches contemporaines au niveau mondial, mais ils ont aussi besoin de savoir d’où ils viennent et qui ils sont.
C’est une question très polémique. Depuis 15 ans, lorsqu’on parle d’art africain contemporain, à chaque colloque ou rencontre est abordée cette question de la contemporanéité des artistes africains : les uns disant qu’il y a un art africain contemporain, les autres qu’il n’y en a pas, que les artistes africains contemporains sont des artistes comme les autres et que cet adjectif « africain » n’a pas de raison d’être apposé à un artiste. S’il y a une telle tension autour de cette question, c’est qu’elle est mal posée. Quand on parle « d’art africain contemporain », on accole trois mots dont chacun demande à être éclairci si on veut savoir de quoi on parle et si on ne veut pas se retrouver dans une situation inextricable à force de mélanger des notions qui ne recouvrent pas du tout la même chose.

Comment vous situez-vous par rapport à cette polémique ?
Ce qui me paraît important, c’est de trouver un fil d’Ariane qui nous permette d’analyser la production des artistes contemporains d’Afrique. La seule grille d’analyse à peu près acceptable que j’ai trouvée regroupe trois données : la première est ce que j’appelle « l’art de l’Afrique contemporaine », qui est celui d’un continent dans lequel les gens vivent dans des temps différents. Dans les sociétés occidentales, les gens vivent à peu près tous dans le même temps, ne serait ce qu’à cause des moyens de communication. Dans la plupart des pays africains, il y a un décalage énorme entre le milieu urbain, où les gens ont accès à ces moyens de communication modernes, et le milieu rural où ils peuvent être parfois totalement coupés du reste du monde, ce qui n’empêche pas une production artistique. Il y a donc une sorte de télescopage entre des temps différents, alors que les gens appartiennent théoriquement à la même société. Les arts qui reflètent la manière dont ils vivent, appartiennent aussi à des temps différents. Cela permet d’envisager que ces arts de l’Afrique contemporaine peuvent couvrir aussi bien des formes qui relèvent de l’art le plus contemporain que de « l’art traditionnel » dont sont issues des œuvres réalisées à partir de matériaux contemporains. A Madagascar par exemple, certaines sculptures funéraires « traditionnelles » sont faites avec des matériaux contemporains comme les peintures industrielles, des objets de récupération en plastique etc. Un artiste comme Amidou Dossou au Bénin, peint des masques traditionnels mais il y inclut des éléments contemporains. Ces expressions artistiques « traditionnelles » relèvent bien évidemment quelque part d’une certaine contemporanéité, ne serait-ce qu’au niveau des matériaux qui les composent.

Ça pourrait donc être un des critères de définition de la « contemporanéité » d’une œuvre ?
C’est surtout une manière de montrer que l’art africain contemporain ne se résume pas à l’art tel qu’il est produit dans les villes ou par les artistes de la diaspora. Il relève de tout ce qui est produit par les sociétés africaines contemporaines, qu’elles soient rurales ou urbaines, comme œuvre de création. Les commissaires d’exposition ou les galeristes occidentaux peuvent choisir dans cette production artistique ce qu’ils ont envie de montrer dans cette production artistique, mais ils ne peuvent pas décider pour les sociétés africaines que leur art c’est ceci ou cela. Je n’accepte pas l’idée que ce qui relève d’une certaine forme d’art traditionnel n’est pas contemporain ou que seul serait contemporain l’art conceptuel, l’hyperréalisme, le pop art ou tout autre type d’art qui se réclamerait d’une histoire de l’art purement occidentale. Ce qui compte c’est l’œuvre elle-même et pas l’approche que l’artiste a choisi de privilégier. Chaque artiste a sa sensibilité qui fait qu’il va rechercher tel ou tel type d’expression, mais on ne peut pas dire qu’il y a une expression qui serait contemporaine et une autre qui ne le serait pas.

Quel serait le second critère ?
C’est celui de « l’art africain contemporain ». En Afrique, l’art ne relève pas seulement de l’esthétique, il relève aussi de l’éthique. Lorsque Senghor a initié le Festival des Arts Nègres (1966), ce n’était pas simplement dans l’optique de réhabiliter une certaine esthétique. Il le faisait pour des raisons plus profondes, pour des raisons liées à l’éthique, pour affirmer un certain nombre de responsabilités, de croyances, pour se positionner par rapport à une identité en termes non seulement d’esthétique mais aussi d’éthique.
Cette expression « d’art africain contemporain » renvoie à l’idée que les artistes dans les sociétés africaines ont, en plus de leur fonction de création, des fonctions qui sont habituellement remplies par d’autres personnes dans d’autres pays ou sociétés.

Des fonctions qui seraient inhérentes à l’évolution de leur société ?
Oui, l’artiste peut avoir un rôle particulier à jouer parce que les autres mécanismes qui devraient normalement prendre en charge différentes choses, ne fonctionnent pas ou n’existent pas. L’artiste peut, par exemple, avoir une fonction tribunitienne et exprimer ce qui ne va pas dans la société. Il est chargé d’une mission de représentation par la société civile face au pouvoir politique. Son « langage » lui permet de communiquer aussi bien vers l’extérieur que vers l’intérieur parce qu’il est accessible à tous. C’est un langage que les gens peuvent comprendre au-delà même du verbe, qu’ils soient illettrés ou qu’ils aient reçu une formation universitaire. Et cela est d’autant plus important que le problème de la cassure des sociétés en Afrique est souvent lié à des problèmes de langues. La chance des artistes, c’est qu’ils parlent une langue qui peut être comprise par l’ensemble de la société.
Actuellement, compte tenu des différences linguistiques, des différences d’évolution des milieux, c’est le seul langage qui traverse toutes les couches de la société et qui peut être perçu aussi bien à la ville qu’à la campagne. C’est une interrogation qui peut être adressée à tout le monde et ce faisant, les artistes contribuent à faire évoluer la société, à la faire réfléchir sur elle-même, à la dynamiser.

Mais cela est censé être le propre de toute œuvre, qu’elle soit produite en Afrique ou ailleurs. En quoi cette universalité de l’artiste est-elle si particulière en Afrique ?
En Occident, les fonctions sont mieux réparties. En Afrique, dès lors qu’un artiste est capable de créer, d’être écouté par des gens différents dans la société et, à partir du moment où il est connu, où il a une voix qui porte, il peut être amené à prendre en charge des fonctions qu’un artiste occidental n’aurait pas forcément à assumer. C’est le cas d’Abdoulaye Konaté au Mali, qui parce qu’il est un artiste confirmé, a été chargé de s’occuper du Palais de la Culture de Bamako. Ces fonctions-là n’étant pas encore clairement assurées par des organisations ou des groupes, elles sont assumées par les artistes, souvent au détriment de leur propre création.

Ce serait donc un rôle à assumer pour l’artiste à l’intérieur de sa société. Mais comment est-il situé à l’échelle internationale ?
J’en arrive à mon troisième point qui est celui de « l’art contemporain ». A ce niveau là, que l’artiste soit africain ou pas, ça n’a plus d’importance, parce que dans son travail, il y a quelque chose qui dépasse son origine. Si ces artistes sont capables de s’adresser à tous les publics, et pas seulement à celui de leurs pays d’origine, c’est parce que leur œuvre touche à quelque chose de profondément humain qui ne concerne pas seulement une culture ou une société. Le message véhiculé par leur création peut toucher tout le monde. Abouramane (artiste ivoirien) réalise des sortes d’autels minimalistes qui ressemblent à de petites maisons et en même temps à des reliquaires. Interrogé sur ces créations, il a expliqué qu’à ses débuts, s’il crée répétitivement ces œuvres, perçues instinctivement comme reliquaires, c’était en pensant au village natal de sa mère, qu’il n’avait jamais connu, ayant été élevé en ville. Si ces œuvres nous touchent aussi profondément, c’est parce qu’elles renvoient à chacun une interrogation sur le problème de ses propres racines.
C’est un exemple de ce que peut véhiculer le travail d’un artiste, du type d’interrogations qu’il pose, sur l’identité, sur le temps, sur le rapport à la mémoire, toutes ces choses qu’une œuvre d’art charrie. Une œuvre d’art, qu’est-ce que c’est d’autre qu’une introspection mise en matière ?

N’est-ce pas une façon de poser la question de la contemporanéité de l’artiste par rapport à son identité, à son histoire plus que par rapport à sa production artistique même ?
Beaucoup de gens, dont le métier est de s’occuper des artistes, ne montrent et ne valorisent que certaines expressions artistiques africaines qui renvoient à des expressions ou des recherches qui existent dans les cultures occidentales. Il en est ainsi, par exemple, du travail très clinique de Pume (Afrique du Sud) qui évoque celui de Jean-Pierre Reynaud, de même pour les maquettes de Body-Isek-Kingelez proches du pop art. Esther Mahlangu (Afrique du Sud) a été exposée – et ce n’est pas un hasard – avec Sol Lewitt (Etats-Unis) à la Biennale de Lyon. Les commissaires d’exposition ont le pouvoir de sortir un artiste et de le pousser d’une exposition à l’autre, en fonction de critères dans lesquels il ne se reconnaît pas toujours. On construit un artiste comme on construit un chanteur ou un acteur de cinéma, en focalisant sur certains aspects de son travail au risque de l’emprisonner. Le danger, c’est qu’il finit par se couper de sa propre société et par ne dialoguer qu’avec les sociétés étrangères. Et si les sociétés africaines sont privées de cette connexion, cela aboutit objectivement à retarder leur marche vers la modernité car les artistes sont des passeurs.

///Article N° : 2232

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