Place du 13 mai

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Antananarivo. Place du 13 mai. Encore et toujours. Une foule monstre…

Paris. Tours. Boston ou Tremblay. Entendues lors des rencontres et dédicaces, lues dans des articles, répétées de lèvres en lèvres, ces phrases : « le peuple malgache s’est toujours tenu loin des turpitudes et violences chroniques caractéristiques au continent noir », « l’île rouge ou la sagesse ancestrale, peuple de paix, de douceur… »
Rassurantes ces phrases. Honorifiques. Voici donc un peuple qui se démarque de l’Afrique. L’Afrique noire de corruption, noire de massacre et de violence, de génocide ou maintenant de cendre volcanique.
Accepter ces phrases, c’est avaliser l’extrême cynisme du régime en place à Madagascar. Accepter ces phrases, c’est reconnaître un certain discours teinté du racisme et du mépris centenaire envers l’Afrique Noire. L’Afrique noire qui jamais, ô que nenni, ne pourrait comprendre ce que c’est que la civilisation : « tout cela, voyez-vous, est chose naturelle chez eux… »
Madagascar serait donc un des seuls pays de cette Afrique qui ait su se préserver de toutes ces barbaries !
Place du 13 mai. Encore et toujours. Une foule énorme. De deux cent mille à trois cent mille personnes. Selon les jours. Selon le désespoir ou l’envie. L’envie d’en finir enfin. L’envie de retrouver une vie plus digne. Cette foule ne sait pas ou ne veut pourtant pas savoir que sa parole ne franchit pas les clichés qui entourent son île. Plus encore que la mer, l’ignorance ou l’aveuglement nous entourent.
Place du 13 mai. La foule toujours. Des tanks. Des rangées de militaires. J’étais au Lycée. Milieu des années 80. De massacre. Non ! Il n’y en a jamais eu. Du moins à la mesure de ces autres pays totalitaires. Mais à quelle aune mesurer maintenant l’inhumanité d’un régime ? Au nombre de morts ? A la violence spectaculaire qui sied si bien à la pellicule ? Le régime de l’Amiral – Amiral sans flotte au demeurant – a parfaitement jaugé cette appréhension occidentale de l’Autre. L’image fait figure et identité. C’est simple : il n’y eut plus d’image provenant de Madagascar. Ou plutôt si : figures innocentes de lémurien, superbes paysages de baies et de collines, avenue de baobabs et alignement infini de tsigny – rochers dressés tranchants comme des lames, rareté géologique qui ne pouvait exister que dans ce sanctuaire de la nature qu’est l’île rouge. Comment un drame pouvait-il se jouer dans un décor aussi magnifique ?
Dans ces forêts de lémurien, des gens se sont réfugiés en 47, fuyant la répression coloniale. Au bout du compte, cent mille morts. Chiffre contesté par certains historiens, martelé par les Malgaches et leurs défenseurs. Un moindre chiffre dégagerait-il la responsabilité de l’autorité coloniale, réviserait la souffrance d’un peuple ? Guerre du spectaculaire toujours pour reconnaître l’Autre.
Autre époque, celle de la Révolution socialiste malgache, années 80, l’Amiral était déjà aux commandes de sa flotte fantôme, dans ces collines, j’avais eu peur quand, enfant, dans ma cité d’Ambohipo, la nuit, j’entendais japper les chiens. Invariablement au matin, les militaires occupaient les sommets, encerclant l’université enclavé dans ces collines, bouclant les foyers d’étudiants. Les hélicoptères striaient déjà le ciel.
Je me souviens de ces manifestations qui partaient de l’université. Avec d’autres enfants de la cité, nous guettions, perchés dans les arbres, les mouvements des militaires. Ils cassaient les colonnes d’étudiants avec des charges à la baïonnette et aux grenades lacrymogènes pour que ces derniers s’éparpillent dans les collines et se fassent cueillir plus loin. Des camions les y attendaient. Qui les embarquaient. Qui les emmenaient. Enchaînés debout. Les mains relevées vers les bâches. Beaucoup sont relâchés. La plupart en vérité. Mais ils reviennent silencieux, le regard éteint. Quelques jours plus tard. Quelques mois même pour certains. Peu de morts. Peu de chiffre à exhiber devant les caméras du monde entier, du moins, si lesdites caméras voulaient bien être présentes. Ce dont je n’ai jamais été témoin. Jamais.
Toujours l’absence d’image, le silence. La mesure de l’autre se fait à l’intensité de son regard, au cri de sa souffrance. Le Malgache n’est-il pas cet homme calme et silencieux, doux et accueillant, mystérieux et s’épanchant au minimum ? Sauf avec ses morts à qui il est capable d’offrir la plus somptueuse des fêtes ? Le silence de ces années ne correspond-il pas simplement à sa véritable nature ? Où situer l’oppression d’un régime ? Comment soutenir une souffrance qui ne s’entend pas ?
1972. Révolution sociale et socialiste à Madagascar. L’on quittait le néocolonialisme des années 60. Indépendance véritable disait-on. Malgachisation. Le pays quittait la « zone franc », assumait seul son économie. Non-alignement. Défense des peuples opprimés. Ratsiraka éblouissait les sommets internationaux. Qui pouvait ne pas croire en lui ?
Je défilais souvent les jours de fête nationale. L’on agitait de petits drapeaux. Ceux de tous les pays avides de liberté. Flamboyance de la lutte. Exaltation d’une fierté nationale. Sentiment d’appartenance à un bloc qui se relève et qui ne veut plus se soumettre au joug de l’Occident : la Libye, la Corée du Nord, l’Algérie, le Burkina, le Vietnam…
Mise en place d’un discours que l’on devait tenir sous peine de connaître les affres de la DGID : tous nos malheurs proviennent des pays riches, de la Banque Mondiale et du FMI. Cette part de vérité devient simplement totale vérité. Qui y pense sceptique y laisse sa peau ! C’est facile en fait de se faire à cette idée. Tant de richesse dans ces pays « développés » ! Tant de douleurs qu’ils nous ont légué au sortir de la colonisation !
Des années de dictature où la moindre parole fut répercutée vers des « oreilles révolutionnaires ». Des années de dictature où la parole fut organisée de façon à ce que toute réplique soit annihilée. Construction d’un nombre important d’écoles mais absence flagrante d’enseignants. Jamais l’Etat malgache n’a construit autant de bâtiments scolaires que lors des premières années de la Deuxième République. Des murs. Des bancs. Aucun entretien. Aucune affectation d’enseignant.
Création d’un ministère de la Culture. Ministère de la Censure ont l’habitude de dire les artistes. Bibliothèque nationale à budget indécent. Bibliothèques décrépites. Quelques livres sur la nutrition. Des dons de la Croix Rouge, de l’Unesco. Des vieux livres envoyés par des ONG, des associations. En français. En anglais. En russe. En chinois. J’en ai même vu, lu en espéranto ! J’adorais ça ! La langue du pays qui n’existe pas. Je retrouvais le mien !
Coupure totale avec l’extérieur.
Organisation cynique de l’analphabétisme. Jamais état d’ignorance ne fut appliqué à Madagascar. Le silence s’installa naturellement. Qui ne crie ne souffre. Qui n’écrit n’a de douleur. Qui se préoccupe d’un être qui ne se fait ni lire ni entendre ? Pouvez-vous me citer un seul écrivain malgache ?
Même état de chose au niveau de la santé. Des dispensaires à profusion. Mais quels infirmiers ? Quel médecin ? Bien souvent, l’on bâtissait une maison en tôle. Bien souvent on le baptisait « dispensaire d’état ». L’on y apposait le sigle de la Croix Rouge. L’on y venait en masse pour l’inauguration. Le moindre des cyclones emportait le dispensaire. Le moindre des médicaments se retrouvait sur les étals du marchand de beignet. La peste revint à Madagascar. Le choléra. Je ne vous parle même pas du sida.
Insécurité dans les campagnes. Des voleurs de zébu. Des bandits des grands chemins. L’armée travaille dit-on pour enrayer ce phénomène mais que dire lorsque les zébus volés embarquent dans le plus grand port du pays. En toute tranquillité. En toute légalité. Direction La Réunion. Direction l’île Maurice. Les paysans quittent leurs terres, se terrent dans les villes, mendient. Mains tendues vers les innombrables 4×4 qui sillonnent la ville.
Madagascar occupa, occupe encore le cercle des Pays les Moins Avancés (PMA) du monde.
1989 : autres élections à Madagascar. L’Amiral avait passé déjà deux septennats. Brigue un troisième. La première fois que je votais. Bureau de vote sous haute surveillance des militaires. Collège d’Ambohipo, centre de vote des étudiants de l’université. Ne fut ouvert qu’à 19 heures. Fermé à 21heures. Une queue monstre depuis le début de l’après-midi. Un cafouillage énorme. Nombreux ne parvinrent même pas à l’urne. Mes amis, pas en âge de voter, me confièrent la mission de voter pour un certain opposant. Ce que je fis. Décompte des voix. Nous chantions, chantions. A chaque bulletin sorti, brandi, exhibé.
« Une seule voix pour l’Amiral,
Ce n’est rien les gars,
Nous le rattraperons.
Deux seules voix pour l’Amiral,
Ce n’est rien les gars,
Nous le rattraperons
Trois seules voix pour l’Amiral,
Ce n’est rien les gars,
Nous le terrasserons
Quatre seules voix pour l’Amiral…
Et ainsi de suite. L’Amiral fit cette nuit-là 90% des votes. Ce n’est rien les gars. Ce n’est rien. Les étudiants auraient voté pour lui ? Comment les partisans du Président ont-ils fait pour tricher ? Comment ? Nous étions pourtant là. Assistant aux dépouillements. Des rafales retentirent tard dans la nuit alors que nous dansions encore sur les brasiers des bus incendiés. Bus d’Etat. Bus du dictateur.
Un ami pleura cette nuit-là devant un des militaires encerclant le collège : « J’ai vécu mon enfance sous le règne de ce type, je ne vais pas vivre encore pas mon adolescence et ma jeunesse sous sa dictature ! » Il avait treize ans. Il faisait la queue derrière moi quand on avait attendu des heures sous le soleil l’ouverture des bureaux de vote. Il accompagnait ma main quand j’ai mis mon bulletin dans l’urne, quand j’ai déchiré devant tous le rouge, rouge couleur de la révolution. Cet ami se suicida quelques mois plus tard. Un coup de couteau dans le ventre. De la drogue dans les veines. Treize ans. On n’est pas sérieux quand on a treize ans…
A vous Monsieur le Président – si vous méritez toutefois ce titre – cette lettre :
Je me rappelle de quelques années plus tôt : j’étais en service national. Je devais participer au défilé pour la fête de l’indépendance. Ce jour-là, le 26 juin 1986, je me disais, me suggérais qu’avec le mas36 que je tenais en main – vidé auparavant de ses cartouches, vérifié, contrôlé nombre de fois par le caporal, le sergent, le lieutenant -, j’allais vous embrocher avec ma baïonnette. J’étais au premier rang. Nous étions sur la piste de Mahamasina. Juste derrière l’emplacement où les rois et les reines faisaient leur grand Kabary. Vos gardes du corps étaient passés. Par vagues. Innombrables. Ils fixaient chacun d’entre nous d’un air sans pitié. Vous n’étiez passé que de longues minutes après. De longues minutes interminables. Infinies. Vous passiez à vingt mètres. Protégé par un rang inaccessible de gardes du corps. Je pleurais ce jour-là. Tout à l’intérieur. Sans larme à couler. J’essayais de ne pas trembler. Car un seul mouvement, un seul frémissement m’aurait propulsé dans votre direction. La baïonnette tendue. La rage au cœur. Mais je savais que je n’aurais aucune chance. Jamais, je n’ai été aussi proche de la mort. Jamais.
Place du 13 mai. 1991. La foule, exténuée par des mois de grève générale, se dirige vers le Palais présidentiel – encore un délire de pouvoir, Palais-réplique de celui de la Reine, mais en marbre cette fois-ci, pas de ce tas de bois qui finalement a flambé au sommet d’Iarivo ; celui de l’Amiral trône toujours sur les collines d’Iavoloha – traduction : « qui a la tête haute, orgueilleuse ». Iavoloha camouflé grossièrement en Mavoloha, « la tête jaune » ! Un hélicoptère attend la foule. Tire. Lâche des grenades. Une équipe de journalistes capte l’image, capture le son. Ordre fut donné de tirer sur la foule, sur « cette voiture noire » où devait se trouver l’homme providentiel qui sauverait Madagascar. L’image, le son passèrent un moment sur les antennes françaises. L’Amiral tomba, céda le pouvoir. Est-ce la détermination de la foule qui provoqua cette déchéance de l’homme fort du pays ou la force des images transmis dans nombre de pays qui le priva de ses appuis habituels ? Oppression trop flagrante. Dictature insoutenable. Au sens premier du terme.
L’Amiral à l’eau, l’homme au chapeau de paille accéda à la présidence. Image toujours. Image. Chapeau de paille ou authenticité ? Chapeau de paille ou fidélité à la terre rouge ? Sympathique personnage mais piètre homme d’Etat. Deux ans de désastre pour l’île. Chute vertigineuse vers plus de misère encore. Un ami me disait voici quelques jours : « Dans nos pays, lorsqu’on tombe dans le gouffre et que l’on touche le fond, on oublie de remonter, l’on creuse encore, l’on creuse… »
L’homme au chapeau de paille fut « empêché ». Autres élections. Démocratiques disait-on. Démocratiques. L’Amiral, avec l’aide de son grand ami Chirac, sortit de l’eau et reconquit le pouvoir. Il se dit maintenant humaniste écologique francophone. D’ex-révolutionnaire. D’ex-communiste. D’ex-socialiste. D’ex-non-aligné. D’ex-libéraliste. D’ex-fédéraliste. Discours simpliste et génial qui prend en compte les clichés construits autour de l’île. Madagascar sanctuaire de la nature. Madagascar paradis des naturalistes. Un peu d’écologie et le tour est joué. Comment ne pas soutenir un tel personnage qui défend l’intégrité écologique de cette île extraordinaire ? Ouverture apparente : Cousteau passe à Madagascar. Nicolas Hulot. Des articles dans nombre de revues : Géo, Grand Reporter. Des films animaliers sur l’île mystérieuse. Des reportages photographiques. Les éditeurs se régalent…
Mais sait-on que Madagascar n’a pas un seul Canadair ? Qu’il n’existe de caserne de pompiers que dans les grandes villes ? Et encore… Le feu dans les savanes, il faut attendre la pluie pour l’éteindre. Ou la fatigue des flammes. Ou l’efficacité des amulettes. Mieux encore, l’hélicoptère du fils au chômage du président. Il passe au-dessus des nuages et les asperge de sel ! La pluie tombe ! Le feu se recroqueville devant la puissance de l’héritier !
Mais sait-on que les sauterelles sont revenues ? Car l’on a décrété que la lutte entre les acridiens et l’homme a été remporté haut la main par le dernier nommé. La maintenance des pompiers s’y référant n’a donc plus de raison d’être !
Sait-on qu’en tout et pour tout, Madagascar – devrais-je le dire encore, sanctuaire de la nature – n’a qu’une vingtaine de gardes-forestiers ? Alors, parlons de sites protégés. Pancarte de la WWB et basta, que vivent les maki-kata et les aye-ayes.
Mais le discours passe, passe si bien que l’Amiral se voit attribuer le « Grand Prix Européen Umberto Biancamano », assorti de la haute distinction honorifique « Pour la Paix Universelle ». Le professeur Alberto Pocchini, président de la Fondation : « Le Président Ratsiraka, Amiral, brillant homme politique, chantre de la Francophonie, mais également grand humaniste, son programme de créer une République démocratique, humaniste et écologique en réconciliant l’Homme avec l’Etat, et l’Homme avec la Nature a orienté notre choix […] Fantastique ! » Ses devanciers dans ce prix : Léopold Sédar Senghor, Mikhaïl Gorbatchev, Carlos Menem…
L’Amiral a simplement mis en parole la projection de l’Occident sur Madagascar. Terre d’humanité et d’écologie. Sept ans de règne encore. Il brigue maintenant un quatrième mandat. Que dis-je, un cinquième !.
Depuis le 27 janvier 2002, la grève générale paralyse l’île une fois encore. Bégaiement de l’Histoire. Nous revoilà partis comme en 91.
Après bien des polémiques et des recours en Justice a eu lieu la proclamation des résultats des élections présidentielles par la HCC (Haute Cour Constitutionnelle) : Marc Ravalomanana : 46%, Didier Ratsiraka : 40, 89%, le reste des candidats se partageant les autres points. Quelques semaines plus tôt, le maire d’Antananarivo caracolait en tête avec plus de 60%. Du jour au lendemain (sans jeu de mot), il perdit près de 15 points tandis que l’Amiral gagnait près de 10, ouvrant ainsi la voie au deuxième tour. Chapeau l’Amiral ! Casquette Monsieur le Maire !
Dire simplement que la HCC fut remaniée un mois avant les élections présidentielles et que ses membres ont prêté serment devant « l’autre » déjà candidat. (*)
Dire simplement que le siège de la même institution fut déplacé par « l’autre » à une cinquantaine de kilomètres de la capitale alors que la foule manifestait en masse sur la place du 13 mai. Nouveau siège : un hôtel de luxe où on observa quelques banquets de plusieurs centaines de personnes. En l’honneur des sénateurs bien sûr ! Pour qu’ils effectuent sereinement leur noble tâche…
Je pourrais énumérer encore quelques hauts faits à faire pâlir les Guignols de Paris mais je me bornerai à quelques exemples : utilisation abusive des moyens de l’Etat par le Parti de « l’autre » ; dans les campagnes, résultats des élections communiqués par téléphone ; impossibilité de se procurer des cartes d’électeurs…
Peut-on dire que la France fut dupe ? Je ne ferai pas l’injure d’y croire. La France fut aussi cynique que le Galonné sans flotte. Toutes les banques malgaches sont des filiales des banques françaises : Crédit Lyonnais, BNP-PARIBAS ou Société Générale. Zones franches en masse et délocalisations de nombreuses entreprises françaises.
La France peut-être, mais les Français dans tout cela ? « Les poissons dans le fleuve dit le proverbe, doivent se méfier quand le crocodile sort de l’eau et prétend les représenter sur la terre ferme ! »

* J’en ai simplement assez de l’appeler Président. ///Article N° : 2140

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