Senghor, le siècle avait six ans…

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« On finit par admirer Senghor malgré tout », écrit l’écrivain et philosophe ivoirienne Tanella Boni dans cet hommage posthume au « poète-président » .

Quand il est né, le siècle avait six ans et il l’a traversé de part en part. On ne peut parler de ce siècle sans citer son nom. On ne peut parler de l’Afrique du 20ème siècle sans que son ombre ne plane par- dessus les mots. Désormais, il n’appartient plus au Sénégal, il n’appartient pas à l’Afrique, il appartient au monde. Je me demande ce qui pourrait m’autoriser à témoigner au moment où il rejoint les ancêtres. Je n’ai pas envie d’ajouter des mots superflus à ceux dits et écrits par de nombreux spécialistes et exégètes de ses textes. Pourtant, je vois au moins trois raisons qui me dictent quelques mots dont j’ignore la portée réelle.
L’ombre de Senghor, ce n’est tout de même pas rien ! Certains parleraient du « soleil » de Senghor. Je préfère le mot « ombre » qui désigne cette réalité insaisissable laquelle peut accompagner une source de lumière ; ou, à la manière de la nuit, s’étendre comme un voile sur les êtres et les choses. Ombre, apparaît dans l’un de ses titres d’ouvrages : Chants d’ombre (premier recueil de poèmes publiés, 1945). Nous avons tous, un jour ou l’autre, croisé cette ombre multiforme. Je l’ai rencontrée je ne sais quand, j’ai suivi ses traces de Joal à Verson .
Deuxièmement, ce grand poète est né dans un pays qui me parle infiniment. Je me considère comme citoyenne du monde et, dans cette perspective, les frontières qui séparent les pays comptent si peu. Depuis plus de trente ans, je reste attachée à ce pays. Cette grande Amitié se lit encore dans des textes que j’ai publiés (comme Les baigneurs du Lac rose, 1995). Le pays de Senghor est aussi le mien.
Troisièmement, la communauté de pensée dans laquelle il cherche une place et pour la négritude et pour la civilisation de l’universel, ne peut se construire sans l’appel aux philosophes : Descartes (qui représente l’esprit de la Francité, méthodique et mesuré) mais aussi Aristote et Teilhard de Chardin : l’un et l’autre montrent la voie à suivre en matière de recherche de l’homme intégral, non amputé de l’une ou l’autre de ses facultés. Il lit Marx à la lumière de Teilhard de Chardin. Cette lecture lui permet de concevoir un socialisme particulier. Comment réunir dans un même être l’émotion nègre et la raison hellène ? Telle semble être la question fondamentale. Dans ses essais en cinq tomes qu’il a rassemblés sous le titre Liberté (1, 1964 ; 2, 1971 ; 3, 1977 ; 4, 1983 ; 5, 1993, publiés aux éditions du Seuil à Paris), il fait le détour par la géographie, l’histoire et la philosophie pour justifier le métissage culturel dont il défend l’idée. A ses yeux, l’apport de la « négritude » à la « civilisation de l’universel » est inestimable. Le milieu dans lequel nous sommes appelés à vivre est une « noosphère », cet Esprit guidant le monde à la manière de Teilhard de Chardin. Du philosophe chrétien il dit qu’il nous restitue notre être et nous invite au dialogue…
Mais Senghor est d’abord poète, ou est-il plutôt Président ? Poète-Président. Il a fallu trouver cette formule ambiguë pour le nommer. Le Président semble avoir, malgré son génie politique, essuyé bien des critiques. Mais il faut le saluer. Il a su quitter à temps le pouvoir pour ne pas se laisser emporter par l’étau du pouvoir. Il a rejoint définitivement l’autre type de communauté qui sied à son étoile : poétique et intellectuelle. Là, son auréole est restée intacte. Je dirais qu’elle a grandi au fil des ans. Le 29 mars 1984, il entre à l’Académie Française, intronisé par Edgar Faure. Finalement, Senghor aura été premier de la classe sa vie durant à cause de sa peau noire : premier africain agrégé de grammaire en 1935, premier académicien africain sous la coupole en 1984… Oui, tout semble le dire : les Africains n’étaient pas nés pour être agrégés de grammaire et pour « enseigner le français aux Français de France » ni pour porter l’habit vert de l’Académie Française ! Wole Soyinka reconnaît aujourd’hui que « le tigre ne proclame pas sa tigritude… » était sans doute une boutade dans les années soixante. Oui, on finit par admirer Senghor malgré tout, comme on admire un père ou un personnage mythique. On peut lui en vouloir d’avoir été, le 20 mars 1970 à Niamey, parmi les fondateurs de la Francophonie. Il a donné un sens à ce mot dont se méfient certains qui y voient une nouvelle forme de colonialisme ou d’impérialisme…
Il y a ceux qui, depuis toujours, n’arrivent pas à choisir entre Césaire et Senghor. Il y a ceux qui le placent sur un piédestal comme un Dieu parmi les hommes. Il y a, et ils sont nombreux, ceux qui se défendent d’être « senghoriens » mais ne tarissent pas d’éloges à l’égard de l’homme illustre. Voilà comment nous nous déplaçons à l’ombre de Senghor. Pour ou contre Senghor, l’ombre plane toujours. Et puis, combien de pères fondateurs, en Afrique, ont-ils marqué leur pays et leur peuple du sceau de la pensée, des arts et lettres, de la culture en général ? On se rend compte, aujourd’hui, que la politique politicienne vide et méchante ainsi que la volonté de puissance de nos dirigeants prennent le pas sur une véritable politique culturelle remarquable dans les faits ; çà et là on se contente de flatter l’orgueil des « faiseurs de culture » à grands renforts de publicité, afin qu’ils se taisent, muselés à jamais, et que la politique politicienne continue d’envahir tout l’espace de la cité…Or la culture est au centre de toute politique digne de ce nom… Pas la « flatterie » comme dit Platon, pas les discours. La culture dont je parle est une disposition d’esprit à faire pousser ce qui a de la valeur, qui résiste au temps, qui marque nos mémoires, pas le toc ni le clinquant, à moins que l’on décrète que c’est cela, aujourd’hui, l’objet de notre « culture » .
Senghor a su imprimer à la conscience de tout un peuple l’amour de la Culture. Je me rappelle ce jour de décembre 1990 où, à l’ouverture de la première biennale des Arts et Lettres de Dakar (bien avant que ladite biennale ne devienne Dak’Art), Senghor fut ovationné au grand théâtre Daniel Sorano comme un Président de la République en exercice. Image forte, ce jour-là, qui nous fit comprendre le poids de l’ombre de Senghor, capable d’éclipser tout autre soleil présent dans un lieu .
Par deux fois l’occasion me fut donnée de visiter Joal. Lieu touristique ou lieu de pèlerinage ? Peut-être les deux à la fois. Car voici la maison blanche dans la cour familiale. Voici le baobab du poète qui ne passe pas inaperçu. Dans la maison, il y a des portraits de famille. Quelqu’un commente l’arbre généalogique. Oui, Joal, images fugaces d’un musée qui a pris possession de ma mémoire. Je ne peux oublier le pont de bois, frêle et résistant qui relie Joal à l’île de Fadiouth. Et là, sur la colline, ce cimetière où chrétiens et musulmans reposent côte à côte, comme pour faire la paix…L’ombre de Senghor était là, sous le baobab, dans la maison, sur le pont, dans les paroles des habitants. L’ombre de Senghor résonne en nous comme dans cette salle de spectacle où la griote du poète-président égrène des paroles fortes…
En 1996, à l’occasion de ses 90 ans, la communauté intellectuelle africaine ainsi que tous les spécialistes de l’œuvre du poète-président furent invités, par l’UNESCO, à lui rendre hommage, à Paris. Après la célébration intellectuelle nous fîmes le voyage jusqu’en Normandie, le pays d’adoption de l’homme illustre, à Caen, puis à Verson, son lieu de résidence. Dans le pays et dans le village, les habitants ont une claire conscience de la notoriété du plus illustre des citoyens. Je revois ce déjeuner à la mairie de Caen, l’ambiance est joviale. L’émotion est au rendez-vous. Le poète semble un peu fatigué. On l’entoure d’attention, on veut lui parler. Toutes les sommités sont là, des prix Nobel, des journalistes, des poètes encore inconnus…Je crois avoir réalisé un exploit ce jour-là car je suis parmi ceux qui ont réussi à faire une photo mémorable, celle de la poignée de main entre Bernard Dadié et Senghor. Je garde cette photo parmi bien d’autres qui racontent mes rencontres. Dans le village où il réside, il y a un centre culturel très actif qui porte son nom. Ici aussi, en ce mois d’octobre 1996, en ce début d’automne, un soleil se lève à deux pas. Personne ne l’oublie. Un peu partout dans le monde, on le fête, on lui rend hommage comme à New York où j’avais fait un tour une semaine plus tôt. Là, à l’initiative du Professeur Clément Mbom, Maryse Condé, les Africains et les Sénégalais de la diaspora ainsi que les Américains se sont souvenu de la vie et de l’œuvre de Senghor. Là aussi j’ai croisé quelques fous de Senghor. Ils n’ont pas tort : un soleil trop fort peut, si on n’y prend garde, nous aveugler à jamais…
Un an plus tard, en décembre 1997, au moment où Présence Africaine fêtait ses cinquante ans à Dakar puis à Paris, Senghor fut omniprésent en images et en paroles. La négritude, surtout celle de Senghor, n’a pas l’air de peser lourd par-dessus nos têtes (juste une ombre, n’est-ce pas ?). Mais la défense et l’illustration des cultures africaines restent un sujet d’actualité. On en parle au 25 bis rue des Ecoles, dans la Librairie Présence Africaine mais les débats peuvent continuer en face, au café le Celtic. Les Africains de Paris et les habitués des grands débats sur l’Afrique connaissent ces lieux où planent des ombres aussi fortes que discrètes. Comment s’en débarrasser ? Pour ou contre Senghor, on en parle. Parfois on veut se lancer d’autres défis, se frayer d’autres voies. On a pensé que le débat autour de la négritude était clos depuis longtemps. Mais l’image des pères fondateurs reste vivace. Et puis, sait-on jamais, peut-être qu’ailleurs la théorie, pour d’autres raisons, continue de faire du chemin. Je m’en suis rendue compte en juin 1998, en discutant avec quelques intellectuels noirs colombiens à Quibdo. Ils parlaient, eux aussi, de négritude en Colombie, ils n’avaient pas l’air de plaisanter…
Ainsi se reconnaît la marque des grands hommes : on peut ne pas être d’accord avec eux, mais comment échapper à l’empreinte de leur nom, de leur auréole, de leurs paroles ?
Ce siècle avait six ans quand il est né. Le siècle s’est achevé avant sa mort. Mais l’écrivain et le penseur n’ont pas fini leur travail : en tant que passeurs, ils initieront d’autres débats en Afrique ou ailleurs, pendant des siècles. Aujourd’hui, l’Université francophone d’Alexandrie porte son nom. En Afrique subsaharienne, combien d’intellectuels accomplissent-ils avec éclat leur tâche d’intellectuels qui requiert courage et abnégation ? Senghor est un précurseur, il a ouvert la voie. Sommes-nous capables de tracer quelques sillons par nous-mêmes ? Nous espérons chaque jour en attendant l’inespéré…
Salut Poète !

///Article N° : 2099

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