Le cinéma africain est mal parti

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Les conclusions d’une passionnée après un travail de thèse sur les cinémas d’Afrique de l’Ouest.

Lorsque j’ai commencé mon travail de recherche en 1996, le paysage cinématographique et audiovisuel africain laissait présager un avenir meilleur. Les années précédentes avaient vu la sortie du film Keïta de Dani Kouyaté (Burkina Faso, 1994), de Guimba de Cheick Oumar Sissoko (Mali, 1995), tous deux primés au Fespaco 95. Que ce soit au Burkina Faso, au Mali ou même en Côte d’Ivoire, un certain nombre de réalisateurs africains s’étaient fait remarquer sur la scène internationale : en 1987, lors du vingtième Festival de Cannes, le Malien Souleymane Cissé avait reçu le Prix du Jury pour son film Yeelen (La Lumière), tandis qu’en 1989 le Burkinabè Idrissa Ouédraogo avait remporté le Prix de la Critique pour Yaaba. Un an plus tard, il était à nouveau à Cannes, en compétition officielle avec Tilaï, Grand Prix du Jury.
A cette époque, des structures cinématographiques existaient au Burkina Faso, au Mali et en Côte d’Ivoire. Bien évidemment, elles étaient déjà fragiles et inégales selon les pays, mais elles existaient. En tête de liste venait le Burkina Faso.
Depuis les années quatre-vingt, le Burkina Faso avait renforcé de façon considérable et régulière ses structures publiques de production. En 1991, suite à la signature d’accords de coproduction avec la France, l’Etat burkinabè avait clarifié dans un arrêté les conditions et les modalités de l’octroi de son soutien à la production des films. Six ans plus tard, le ministère de la Communication et de la Culture faisait fusionner par un décret le Centre national de la Cinématographie burkinabè (CNCB) et la Direction de la Production cinématographique (DIPROCI) pour donner naissance à la Direction de la Cinématographie nationale (DCN). Mais, surtout, le Burkina Faso était reconnu pour son soutien à la société anonyme d’économie mixte à majorité étatique, la SONACIB. Cette société que l’Etat burkinabè projette de privatiser a pour objectifs principaux l’exploitation des salles, l’importation et la distribution des films, la promotion des activités liées au cinéma. La SONACIB a d’ailleurs gardé le monopole de l’importation et de la distribution cinématographiques sur le plan national. Grâce à un certain nombre de mesures, elle a réussi à défendre et protéger les films burkinabè et, plus largement, les films africains. Face à un secteur public assez solide, des acteurs privés avaient fait leur apparition au début des années quatre-vingt-dix. C’est le cas de Sahélis et de Cinécom Production.
Au Mali, les structures cinématographiques étaient plus faibles qu’au Burkina Faso. Au début de nos recherches, l’OCINAM (Office Cinématographique National du Mali), créé en 1963 et chargé de la distribution et de l’exploitation des films, avait déjà fait l’objet d’une loi de liquidation décidée par l’Etat pour raisons financières. Par contre, il existait un organisme public de production créé depuis 1979, le CNPC, chargé d’élaborer les textes orientant l’industrie cinématographique, de concevoir des projets de films, de rechercher des financements dans les productions et coproductions et d’inciter à la vocation en encourageant les initiatives privées à l’industrie culturelle. Les deux cinéastes maliens, Cheick Oumar Sissoko et Adama Drabo avaient créé depuis 1986 une société privée de production, Kora Films. Quant à Souleymane Cissé, il avait ouvert Cissé Films.
En Côte d’Ivoire, la situation était bien différente puisqu’au contraire du Mali et du Burkina Faso, le pays n’a jamais connu de politique de nationalisation de ses institutions cinématographiques. Sans structure de production publique, la distribution et l’exploitation de ses salles étaient aux mains de privés. Pourtant, en 1996, la Côte d’Ivoire bénéficiait encore d’un réseau de distribution et d’exploitation de salles dynamiques, faisant vivre principalement le cinéma d’importation mais profitant toutefois de quelques acteurs privés prêts à lutter pour imposer la sortie en salles de films africains. Parmi eux, l’exploitant Augustin Dahouët Boigny, propriétaire du complexe de cinq salles Les Studios à Abidjan. De 1986 à 1994, plus d’une quarantaine de films africains étaient ainsi passés par Les Studios et bon nombre d’entre eux pouvaient se prévaloir d’être restés à l’affiche durant un mois, voire plus, grâce au système de programmation en escalier.
Si dès le début de ma thèse, on pouvait difficilement parler de cinéma national dans chacun des trois pays, mais plutôt d’artisanat culturel, on était en droit de penser que la situation allait progressivement s’améliorer. Le Burkina Faso, en tête, montrait l’exemple en s’appliquant à soutenir politiquement son cinéma. Parallèlement, des institutions et organisations panafricaines, comme la Fepaci (Fédération Panafricaine des Cinéastes) et l’OUA, travaillaient à réglementer et orienter le développement du secteur cinématographique en Afrique. Dans les années quatre-vingt, sous la houlette de son secrétaire général Gaston Kaboré, la Fepaci avait su véritablement s’entourer de partenaires internationaux influents prêts à croire avec elle à la nécessité de considérer le cinéma africain comme une industrie culturelle devant s’intégrer dans les circuits économiques et répondant à la logique de marché. Cependant, les contradictions internes de la Fepaci réussirent peu à peu à bloquer sa capacité à influer sur les Etats africains. Face au manque de législation du secteur cinématographique, les salles de cinéma au Mali et en Côte d’Ivoire se retrouvèrent engluées dans des problèmes de fiscalité et de piratage et fermèrent leurs portes les unes après les autres. Par un effet « boule de neige », ces pays connurent très vite un délabrement de l’ensemble de leur chaîne cinématographique, tant au niveau de la production, de la distribution que de l’exploitation.
En fait, depuis les Indépendances, les films produits dans les ex-colonies françaises bénéficiaient de subventions accordées aux réalisateurs africains par le biais d’aides directes ou de fonds de soutien. Sous l’impulsion du ministère de la Coopération, différents fonds d’aide avaient vu le jour comme le Fonds Sud, fonds interministériel regroupant Culture, Coopération et Affaires étrangères. Les aides directes du ministère de la Culture avaient été mises en place en 1982 pour soutenir des oeuvres de réalisateurs étrangers ou à vocation internationale. Compatibles avec le Fonds Sud, elles permettaient de donner les moyens de tourner à de grands réalisateurs qui, pour des raisons économiques ou politiques, ne trouvaient plus dans leur pays d’origine les ressources nécessaires. Plusieurs films africains avaient ainsi bénéficié de cette aide directe comme Yeelen et Waati de Souleymane Cissé, Tilaï d’Idrissa Ouédraogo. Pour son film Waati, Souleymane Cissé avait notamment obtenu 20 millions de francs français (soit environ trois millions d’euros). Toutefois, sans renommée internationale, il n’était pas facile pour un cinéaste africain d’accéder aux aides du CNC. Toutes aides confondues, de 1988 à 1992, seulement six films africains avaient reçu un concours financier du CNC et du ministère de la Culture au niveau de la production. La sélection était donc sévère. Les cinéastes eux-mêmes ne présentaient que très rarement leurs projets aux instances du CNC, ayant conscience des obstacles qu’ils rencontreraient, et du niveau de qualité technique et artistique auquel il leur faudrait se hausser pour y répondre. Au début des années quatre-vingt-dix, une réforme de l’aide à la production des pays en développement avait pourtant été mise en place avec la signature d’accords de coproduction. Ces accords constituaient les premières étapes d’une nouvelle collaboration qui devait prendre en compte tous les domaines de l’activité cinématographique (production, exploitation, préservation du patrimoine). En 1991, le Burkina Faso, le Sénégal, la Guinée et le Cameroun signèrent des accords cadres qui stipulaient que tout film réalisé en coproduction avec l’un de ces pays devait bénéficier de plein droit des aides du CNC. Il était assimilé à un film français, même s’il était tourné dans une langue vernaculaire.
Parallèlement à ces institutions ministérielles françaises, des structures comme Atria (Association Technique de Recherche et d’Information Audiovisuelle) et Atriascop (Agence Technique de Réalisations et d’Initiatives Audiovisuelles) se complétaient et permettaient de mieux soutenir de bout en bout la production des films africains.
Toutefois, depuis cinq ans, les financements venus du Nord n’ont cessé de se raréfier. Atria a fermé ses portes. (1) Quant au ministère de la Coopération, il a fusionné avec le ministère des Affaires Etrangères (MAE). La difficulté pour les réalisateurs africains d’accéder aux aides financières de la commission d’appui au développement des cinémas du Sud (ADCSud), qui a remplacé l’aide directe, réside dans le fait qu’ils sont désormais en concurrence à tous les niveaux avec les réalisateurs des autres pays de la ZSP (zone de solidarité prioritaire). De plus, seuls les longs métrages de fiction ou documentaire peuvent être aidés, ce qui pénalise considérablement l’émergence de jeunes réalisateurs africains plus tournés à leurs débuts vers le court métrage. Actuellement, seules les structures intergouvernementales comme l’Agence de la Francophonie et la Communauté européenne proposent des aides conséquentes. Elles sont par contre très sélectives, ce qui limite une fois encore leur accès.
Face à cette conjoncture dramatique, en 2001, les réalisateurs africains qui arrivent à boucler leurs budgets de production pour tourner sont devenus des survivants. Il leur faut une force et une détermination inflexibles pour mener leur entreprise à bien. N’ayant que des budgets extrêmement faibles, ils sont nombreux à s’endetter pour pouvoir terminer leur film. Aux problèmes liés à la production viennent s’ajouter les aléas de la distribution et la frilosité des télévisions qui les empêchent de rentrer dans leurs frais.
En fait, on est en face d’un cercle vicieux. Produits dans des conditions difficiles, les films africains sont très peu diffusés en salles. Au Mali et en Côte d’Ivoire, la plupart des salles ont fermé. Quant elles existent, elles sont dans de telles conditions de vétusté que les réalisateurs africains refusent la projection par peur de voir leur copie s’abîmer. En France, la sortie en salles des films africains est devenue de plus en plus rare. Alors qu’à la fin des années 80, les succès de Yeelen (Souleymane Cissé, Mali, sortie en 1987), Bal Poussière (Henri Duparc, Côte d’Ivoire, sortie en 1988), Yaaba (Idrissa Ouédraogo, Burkina Faso, sortie en 1989), Tilaï (Idrissa Ouédraogo, sortie en 1990) laissaient entendre, en totalisant de 120 000 à 340 000 entrées sur la France entière, une percée possible auprès du grand public, elle fut en fait sans lendemain. En 1993, Samba Traoré (Idrissa Ouédraogo, Burkina Faso, 1993) et Hyènes (Djibril Diop Mambéty, Sénégal, 1993) marquèrent mais firent, avec respectivement 46 654 et 52 892 entrées sur la France entière, des scores décevants. A titre de comparaison avec d’autres cinématographies étrangères, au début des années 90, un film tel que celui du réalisateur chinois Zhang Yimou, Epouses et Concubines (Lion d’argent à Venise, 1991), avait fait en deux ans d’exploitation 420 000 entrées en France. Qiu Jiu, une femme chinoise (Lion d’or à Venise, 1992), sorti en décembre 1992, en avait fait plus de 360 000.
Face à la percée du cinéma venu d’Asie depuis une décennie, les films d’Afrique subsaharienne essuient des échecs commerciaux cuisants. Les salles prennent le minimum de risques et restent frileuses quand il s’agit de films africains. En vue d’une diffusion, il leur reste les circuits télévisuels occupés principalement par les films nord-américains et français. Dans ce contexte, comment ne pas comprendre le malaise des réalisateurs africains qui ne rencontrent ni leur public ni le public européen ?
Face au désengagement des Etats africains, qui ont laissé pourrir les soubresauts d’industrie cinématographique nationale, à la frilosité nouvelle des principaux bailleurs de fond en Europe, il ne reste plus que des réalisateurs africains marginalisés, vivant souvent en France, qui continuent à lutter pour fixer sur images leurs regards. A défaut de pouvoir tourner son projet de long métrage, un cinéaste comme Idrissa Ouédraogo s’est reconverti dans la production vidéo avec Kadi Jolie. Quant au Malien Souleymane Cissé, il n’a pas tourné depuis 1994. Depuis combien de temps, n’a t-on pas vu un film de Drissa Touré, de Pierre Yaméogo ou d’Adama Drabo ?
Il y a par contre l’exemple sud-africain avec les séries Africa Dreamings et Mama Africa, et des tentatives de coproduction Sud / Sud, notamment entre le Burkina et le Togo, entre le Burkina et le Ghana. Quelques projets panafricains ont effectivement vu le jour durant mes années de thèse qui laissent espérer de nouvelles perspectives pour les films africains. Mais, en définitive, une avancée ne pourra être garantie que si des structures africaines à même de développer des coproductions Sud / Sud émergent des deux côtés de l’Afrique.

(1) Cf « Le lâchage d’Atria », entretien avec Andrée Davanture, Africultures 19, p. 43.Sophie Hoffelt est l’auteur de la thèse « les Cinémas d’auteurs en Afrique subsaharienne. Le cas de la Côte d’Ivoire, du Burkina Faso et du Mali » (Bordeaux IV). Elle a réalisé le documentaire Djandjon ! en hommage au cinéaste Cheick Oumar Sissoko et prépare un film sur la vie du Général Sangoulé Lamizana, ancien président de Haute-Volta.///Article N° : 2080

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