Une relation d’amour avec le spectateur

Entretien d'Olivier Barlet avec Mahamat Saleh Haroun

Cannes, mai 2001
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Nous avons publié une critique de Bye Bye Africa dans Africultures 19 de juin 1999. La sortie française du film, maintenant annoncée pour le printemps 2002, est sans cesse repoussée. Pourtant, ce film est important : il est un véritable manifeste d’une nouvelle manière de faire du cinéma en Afrique.

Ce qui me frappe, c’est le risque pris par ce film.
Faire du cinéma en Afrique est toujours un risque, mais cela n’apparaît pas toujours à l’écran. Faire un film est lié à l’urgence, à un désir et à un amour du cinéma. Les scènes de casting dans le film ont été faites sans lumière car il y avait coupure d’électricité. J’étais dans un intérieur peu éclairé avec des peaux noires et une micro-caméra, donc une prise de son faible. Mais j’avais le sentiment qu’il fallait le faire, une prétention dans l’idée de faire quelque chose d’important, une intime conviction. Cela représentait un parcours suicidaire mais je me suis jeté du dixième étage et suis tombé sur un balcon, donc l’aventure continue !
Le fait d’incarner son propre rôle était-il un choix de départ ?
Non, mais je n’ai pas trouvé de comédien collant au rôle. Il y a de toute façon très peu de comédiens professionnels au Tchad. Et comme ce personnage est très proche de moi et que le film joue sans cesse entre fiction et réalité, je me suis dit que je pouvais encore mieux brouiller les pistes en le jouant moi-même et en m’appelant Haroun.
Le père dit qu’il ne comprend rien à tes films !
Cela nous ramène à la question fondamentale de savoir pour qui on fait un film. Quel est le destinataire du message émis, comme se le demandait Sartre dans « Qu’est-ce que la littérature ? » Il est suggéré dans le film que Freud n’est pas universel. Un message ne peut être hermétique, il doit être décodable par l’autre. Je n’oublie pas d’où je viens, je pense toujours à ma mère qui ne parle pas français, elle demeure mon premier spectateur, le Tchad étant peut-être symboliquement ma propre mère. Sartre dit aussi qu’une œuvre d’art est destinée à une sorte de famille éclatée dans le monde entier et qu’elle n’est pas destinée à ceux qui ne l’aiment pas. Ce n’est pas une question de qualité mais de décodage. Il y a ceux qui décodent et ceux qui ne décodent pas.
Sartre écrivait aussi qu’en produisant son œuvre, le petit bourgeois Paul Valéry s’adressait à bien plus large que sa propre condition.
Si on a un discours sincère, il y a toujours une oreille attentive. Une déclaration d’amour ne pourra ne pas être entendue. Filmer est un acte d’amour. La logique de résistance serait de dire que la réalité est plus forte avec un regard d’amour. Je crois que le néoréalisme n’est pas mort en Afrique : c’est le genre qui raconte le mieux mon cas, mon peuple et mon histoire. En prendre le risque attire le respect, même si une certaine impudeur peut gêner. Faire du cinéma, c’est dévoiler et si l’on est sincère, il y a toujours un espace.
Le film tourne autour de la question de comment filmer l’Afrique et comment faire du cinéma en Afrique. Est-ce qu’on passe son temps à se mordre la queue ou bien est-ce une question fondamentale aujourd’hui ?
Elle est fondamentale car il y a une différence entre des colloques et les actes posés dans un livre ou dans un film où la création entre en ligne de compte. La représentation de l’Afrique a été faite par les autres et cette mémoire influence : le problème est d’être à hauteur d’homme et de filmer avec amour. Il me semblait important de poser la question dans un pays comme le Tchad où il n’y a pas eu de long métrage. Le filmer est comme arriver dans un désert. Il fallait déstructurer, prendre ce qui est proche de l’oralité alors même qu’on en a fait quelque chose de ringard alors que c’est l’art de la digression et de toutes les fantaisies possibles. Mon film est proche de l’oralité au sens où il est éclaté, non-linéaire. Il fallait aussi ce risque : oser l’oralité.
L’entre-deux culturel, l’exil, le nomadisme traverse également le film et paraît un moteur essentiel pour faire du cinéma.
Tout à fait. Je me définis comme nomade et mon cinéma prend un peu partout, rencontre des gens sous un arbre et partage un thé, est en permanence en mouvement, somme des apports de toutes parts. C’est un cinéma qui ne refuse pas les apports étrangers et qui a conscience de sa propre identité, qui assume ce qu’il a subi.
La Guilde des cinéastes apporte à cet égard une approche collective.
Oui, c’est important car ce ne sont pas des auteurs isolés qui apportent des changements à une cinématographie. Nous réfléchissons à un cinéma qui soit le reflet de nous-mêmes, face à un cinéma africain qui ne nous reflète pas notre image. Nous sommes sans territoire : notre territoire c’est le cinéma. Nous sommes contraints d’y réfléchir ! Et je sens quelque chose de nouveau émerger, un frémissement qui annonce des choses fortes dans les prochaines années.
La visibilité en France fait-elle partie de ce territoire ?
Oui, c’est important. L’histoire des Noirs est trop liée à la France pour que cette invisibilité ne pose pas problème. Les financements partant de France, il faudrait que ce soit aussi l’espace d’épanouissement : ce ne serait que cohérence. Les films iraniens ou coréens coproduits en France y reviennent logiquement. Nous ne faisons que demander ce qui est normal.
Quelle est la part de l’improvisation dans un film comme Bye bye Africa ?
On ne peut faire ce genre de film avec un scénario bétonné et très construit. La vie est difficile à cadrer totalement. Le scénario de départ prévoyait un 52 minutes mais je m’en suis vite affranchi et ai conseillé aux comédiens de tout oublier. Je leur ai demandé de conserver leur prénom de la vie de tous les jours et qu’ils s’expriment avec leurs propres mots. Je demandais par exemple à l’un de montrer qu’il aimait l’autre et lui laissait ses mots et ses expressions. C’était une improvisation permanente pour être proche de la vie. Si c’est bien fait, on arrive à une certaine vérité que les spectateurs sentent. Si bien sûr on a quelque chose à dire. Pour que ce soit crédible, on met les gens dans leur propre identité.
La scène de la fin où tout le monde se retrouve autour d’un repas est un clin d’œil, une connivence avec le spectateur comme si chacun était invité.
Absolument. Bye bye Africa fait directement appel au spectateur. J’ai lu récemment des écrits de Serge Daney qui insistent sur cette intimité avec le spectateur, qui doit sentir que le film s’adresse directement à lui. C’est une relation d’amour, relation que l’on retrouve chez certains cinéastes un peu partout dans le monde.

///Article N° : 2065

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