La musique, un personnage polyforme

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Dans les films sélectionnés pour ce 17è Fespaco, la musique cesse de jouer le rôle d’une ornementation, d’un bouche-trou : elle participe plutôt à structurer le récit filmique.

Dans certaines œuvres, elle est distribuée comme un personnage à part entière, lequel est investi du rôle d’organiser le récit. Elle participe ainsi à la progression dramatique tout en préfigurant les tensions sinon en les désamorçant. Cette innovation majeure dans l’écriture cinématographique des jeunes créateurs est une marque de maturité et de professionnalisme, et confère à l’œuvre une bonne facture. De plus en plus, les cinéastes font appel à ces fins aux services de compositeurs.
Pour sa comédie satirique intitulée Les Couilles de l’éléphant, le réalisateur gabonais Henri Joseph Koumba Bididi confie la conception de la musique de sa toute première œuvre au compositeur sénégalais Wasis Diop, une signature déjà primée au précédent Fespaco pour avoir su habiller, entre autres films, TGV, long métrage de son compatriote Moussa Touré. Il s’adjuge, cette fois-ci, le prix de la meilleure musique pour ce film qu’il illustre avec une musique urbaine trépidante où les pulsations rythmiques ponctuent la parole mielleuse des politiques qui haranguent les foules. D’une scène à l’autre, sa voix enrayée souligne les travers du héros dépeint comme un arriviste, un « mange-mil », figure du nouveau riche accouché par les démocraties bananières. Le compositeur développe des mouvements musicaux où il joue sur des tonalités massives alternant avec des phrases ronflantes telles des vagues rugissantes pour restituer et le climat poisseux et l’atmosphère étouffante d’une histoire où un gourou chenu, aux allures de parrain, assis à l’aise sur sa chaise roulante instrumentalise son poulain au même titre que ses adversaires.
Le compositeur Lokua Kanza joue sur ce même registre quand le réalisateur ivoirien Roger Gnoan Mbala lui confie la musique de son long métrage Adanggaman qui, au-delà du regard de l’intérieur porté sur l’implication des rois africains dans la traite négrière, nous immerge au travers du gospel et du negro-spiritual à la source vive de la naissance du jazz. De sa voix aux inflexions jazziques appuyée par les pleurs de sa guitare acoustique, le musicien congolais instille dans l’image émotion et tristesse. Bien que poignante, cette belle musique échoue parfois à s’insérer dans la trame de l’histoire, au sens où elle n’éclaire pas suffisamment le mystère et le mythe du négrier Adanggaman plongé dans les buées délétères du rhum, breuvage qu’il affectionne au point d’être destitué et vendu à son tour à l’instar de ses sujets.
Construit sur le mode d’une chronique urbaine, Dôlè du jeune cinéaste gabonais Imunga Ivanga, « tanitée » d’or aux Journées cinématographiques de Carthage, propose une musique colorée en phase avec les aspirations des jeunes citadins. Le rap dont raffolent les jeunes des métropoles africaines sert le récit. Il lui apporte consistance par ses couleurs vives, ses paroles incendiaires, sa charge corrosive en opérant sur la dérision. C’est au travers de ce genre musical en essor que les aspirations de la jeunesse atteignent les politiques souvent sourds à leurs revendications proférées dans un langage poétique mordant.
C’est sur le registre de l’introspection qu’opère Rage, premier long métrage du jeune cinéaste nigérian Newton Aduaka révélé au précédent Fespaco par On the Edge, son court métrage serti de palmes dans de nombreux festivals, dont celui de Milan. Comme l’infère le titre, la musique s’insère dans le mouvement du rap, mais cette fois-ci celui métis de Londres, cité à l’avant-garde de toutes les mutations musicales et de toutes les modes. Dans Rage, le rap épouse les accès de colère des protagonistes, un trio formé par un Noir, un Métis et un Blanc qui lui imprime ses couleurs et ses différentes tonalités. Elle porte la marque d’une jeunesse qui lutte pour s’affranchir des pesanteurs du ghetto, de la misère.
Le film atypique Room to rent signé Khaled El Hagar, cinéaste égyptien, joue sur un autre registre musical, celui du music hall. Il illustre les tensions qui animent les personnages en proposant des tentatives de fusion et de rupture tant sous l’angle de l’architecture rythmique que des harmonies. La voix, instrument primordial, se fait performance quand le sosie de Marylin Monroe déroule avec des accents de chanteuse de blues des chansons aux ornementations orientalistes. Tout le long de son interprétation, l’ombre de Billie Hollyday plane tandis que des vocalises réveillent en nous la chaleureuse voix de la chanteuse Oum Kalthoum, la diva cairote. Cette musique tonique nous ramène aux sources d’une tradition jamais passée de mode, en ce sens qu’elle continue, au-delà des mers, à inspirer les créateurs soucieux d’inventer un nouveau langage musical.
L’exercice le plus achevé, sous cet angle, nous vient de la Guinée-Conakry avec Immatriculation temporaire (IT) du cinéaste Gahité Fofana, dont le court métrage Temedy annonçait les couleurs. Douze thèmes musicaux structurent IT qui s’ordonne en une quête identitaire. Ici, la musique est traitée comme un personnage polymorphe. Elle préfigure les tensions dramatiques, brasse métaphore et hyperbole pour dépeindre les problèmes de la jeunesse en évoquant dans des accents nostalgiques une Afrique où se perdent des valeurs telles que le partage, la tolérance, le respect. Ces valeurs sont célébrées d’un thème musical à l’autre, remettant au goût du jour des airs et des rythmes dont s’emparent les artistes pour élaborer une musique aux vertus pédagogiques. Bâti autour du personnage du jeune métis à la recherche de son père, IT propose une musique urbaine sobre, riche de ses emprunts au riche répertoire artistique mandingue.
Le langage cinématographique développé par les réalisateurs de la nouvelle génération, au regard de la place accordée à la musique dans leurs œuvres, contribue ainsi à perpétuer un patrimoine dont ils prennent conscience de la valeur et de la capacité.
Leur tentative de rupture est le signe patent de la naissance d’une écriture cinématographique dynamique où les réalisateurs donnent la preuve qu’il est urgent de s’approprier les richesses de leur patrimoine artistique et culturel pour articuler un nouveau langage, une autre façon originale de raconter une histoire.

///Article N° : 1996

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Les images de l'article
Room to rent de Khaled El Hagar © DR





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