Hallelujah

De King Vidor (1929)

Beauté de la musique :
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Premier film sonore de King Vidor et premier vrai chef-d’œuvre du cinéma parlant, Hallelujah est un drame musical de type comédie-folklore, forme d’ode à l’Amérique profonde, entièrement interprétée par des Noirs (All Black Cast).

Cette évocation idéale de la vie dans les plantations du Sud au début du vingtième siècle suscita de violentes et légitimes attaques. On sait par exemple que l’immense Paul Robeson refusa le rôle principal afin de ne pas contribuer à véhiculer quelques clichés de plus sur ses frères de couleur. On ne peut nier en effet le paternalisme et le caractère « tomiste » d’Hallelujah : les méchants sont joueurs, buveurs et paresseux, les bons sont de grands enfants doués naturellement pour la musique qui implorent sans arrêt le ciel. Mais, par sa dimension musicale, le film dépasse ces stéréotypes. Portées par la générosité de King Vidor mais aussi par un souffle et un sens plastique d’une remarquable cohérence, certaines séquences d’Hallelujah touchent même à la pure poésie. Vidor se garde bien d’évoquer les conditions de vie effroyable des Noirs du Sud, et jamais il ne fait la moindre allusion à l’esclavage. Mais il donne à ses personnages une dimension dramatique et une humanité pour le moins rarissimes dans le cinéma hollywoodien de la fin des années vingt. Il faudra attendre bien longtemps avant qu’un cinéaste d’une telle envergure ne consacre ne serait-ce que quelques minutes de film à la population noire américaine.
Tous les thèmes chers au metteur en scène se retrouvent ici. Entre célébration de l’aventure collective et exaltation de l’énergie individuelle, Vidor affirme un attachement sans faille à la terre, aux valeurs morales menacées par des passions incontrôlables et démesurées qui jaillissent entre deux êtres. L’histoire, très classique, est une variation sans surprises sur l’opposition entre la ville tentatrice et la campagne paradisiaque. Zeke (Daniel L. Haynes) vit paisiblement avec sa famille et sa promise, Rose (Victoria Spivey). Accompagné de son jeune frère Spunk (Everett McGarrity), il se rend à la ville dans le but de vendre la récolte de coton. Il se laisse séduire par Chick (Nina Mae McKinney), une entraîneuse, puis voler par les complices de celle-ci, avant de tuer accidentellement Spunk au cours d’une bagarre. Devenu prédicateur après le pardon de son père, il succombe à nouveau à la jeune femme, malgré la promesse renouvelée à Rose. Enlevée par Hot Shot (William E. Fountaine), son ancien souteneur, Chick est tuée à son tour dans une poursuite au cœur des marais, où Zeke étrangle finalement Hot Shot. Après des années de prison, il retrouve sa terre et épouse Rose.
Au-delà d’un scénario sans surprise, Hallelujah est porté par la musique noire, par les gospels et les spirituals, mais aussi par le blues et par de remarquables moments de tap dance. Dans la comédie-folklore, la musique fait partie de l’univers quotidien des personnages. Hallelujah ne fait pas exception à cette règle : le fait que les héros se mettent soudain à chanter ou à danser est une convention du genre. King Vidor essaie cependant, non sans primitivisme parfois, d’inclure chaque numéro comme un rappel de l’importance de la musique noire dans la culture d’outre-Atlantique. Par la diversité et la qualité des interventions, Hallelujah souligne le rôle considérable joué par les Noirs dans l’invention d’une musique populaire américaine. Mises à part Swanee Shuffle et Waitin’at the End of the Road, deux chansons composées « à la manière de » par le très talentueux Irving Berlin, tous les moments musicaux sont puisés dans le répertoire noir original.
Dès le tout début du film, le ton est donné. Après une journée de travail au champ, journée qui s’achève par un spiritual sur une image inondée d’une lumière aveuglante, toute la famille se retrouve autour de la table, devant la maison. Un voisin, plus ou moins vagabond, joue un morceau de banjo et déclenche un numéro de tap dance mené par des enfants hilares. La caméra semble fascinée par ces corps soudain habités par le rythme de la musique ponctuée par des battements de mains désordonnés. Pas de mise en scène de l’exotisme, mais une curiosité amusée, une disponibilité qui ne se démentira pas tout au long du film. L’arrivée à la ville est une pause musicale dont le seul but est de montrer les différentes étapes de la vente de la récolte. La description du honky-tonk, avec son saloon, sa salle de jeu et sa salle de bal, est de même nature. Un orchestre, avec banjo, trompette, trombone et batterie, joue un New-Orleans endiablé, puis accompagne Chick, la prostituée, qui chante Swanee Shuffle, suivie de quelques numéros de tap dance improvisés par des clients. Ce n’est que dans le morceau très langoureux qui achève la série que la jeune femme séduit Zeke pour mieux le tromper ensuite, et lui voler son argent avec la complicité de Hot Shot. Cela fait une demi-heure que le film est commencé et nul ne pourrait avant ce moment présager du drame à venir : le metteur en scène n’a cessé de reculer le moment où les séquences purement documentaires, mais travaillées dans un noir et blanc somptueux, devront laisser place à une intrigue.
A partir du meurtre accidentel de Spunk, Vidor ne laisse pas pour autant la fiction mener le film à sa guise. Il construit chacune des séquences à partir d’un événement qui existe d’abord par sa puissance de document. Devenu prédicateur, Zeke revient à la ville. Il retrouve Chick qui assiste par défi à un de ses prêches. Dans une immense clairière qui rappelle les camp meetings du siècle passé, Zeke, accompagné d’un orgue de fortune, harangue la foule des fidèles. Vidor filme en plans fixes, laisse la durée s’installer : seule la durée peut rendre perceptible le devenir musique de l’événement. L’attention soutenue des regards, les gestes des fidèles qui répondent aux incantations de Zeke, les corps qui s’agitent peu à peu avant de se lever, les cris qui redoublent : la caméra n’est que le témoin du désordre musical qui envahit les plans. La voix de Zeke fait naître de ce désordre apparent une pulsation régulière, une force souterraine qui unit les fidèles dans la même ferveur. Seuls quelques plans inserts de Chick, qui se laisse porter à son tour par la parole de Zeke, rappellent laconiquement la fonction de la scène. Le baptême qui suit le prêche, tourné à Memphis en décors naturels, est construit de la même façon. Vidor garde ses distances, filme de loin pour ne pas déranger une cérémonie dont l’authenticité est garantie par de véritables prêtres baptistes devenus conseillers du tournage. La ferveur et la sérénité des chants suffisent à donner au rite toute sa dimension religieuse. Plusieurs moments d’Hallelujah ont cette force documentaire, marquant ainsi une volonté de raconter un peuple à travers ses croyances et sa musique. On a beaucoup reproché à Vidor les conventions du scénario. Mais ces conventions ne sont que le signe d’un désintérêt manifeste pour le récit au profit de la seule musique, des images qu’elle porte et des émotions qu’elle suscite. A plusieurs reprises, Vidor semble revenir à l’intrigue bien malgré lui : il faut quand même raconter une histoire.
Le cinéaste ne se contente pas de montrer la musique en train de se faire. Il met également en scène avec beaucoup de justesse la frontière entre le sacré et le profane, la lutte entre le bien et le mal. Il sait, ou comprend intuitivement, que dans la musique noire, cette frontière n’est pas clairement définie. Le jazz doit autant au blues et aux chants de travail qu’aux spirituals. Au tout début d’Hallelujah, après le numéro de tap dance déjà évoqué, le père de Zeke célèbre l’union d’Adam et Eve ( !), couple qui a déjà eu onze enfants. Pendant la cérémonie improvisée dans la cour, Rose se rend dans le petit salon pour jouer de l’orgue. Zeke la rejoint et, à l’abri des regards, il est pris d’une pulsion érotique soudaine pour la jeune femme qui se débat sans grande conviction : la scène du désir s’est déroulée avec pour décor sonore, hors champ, la cérémonie du mariage. Outre une utilisation très brillante du pouvoir évocateur du son (nous ne sommes qu’en 1929 !), cette séquence mêle sans tabou les élans du cœur et les pulsions du corps. Elle annonce en fait le moment très spectaculaire où Zeke va céder une dernière fois à Chick.
Déjà, à la fin du baptême, Zeke semblait irrésistiblement attiré par le corps offert de la jeune femme, et seule l’intervention de sa mère avait empêché le mal de triompher. Mais cette fois c’est l’exaltation du prêche qui se transforme peu à peu en désir charnel. Dans une petite église, sous les yeux de Chick, Zeke mime son combat contre le diable, contre « les vendeurs de whisky, les danseurs de jazz, les calomniateurs, les trafiquants d’alcool ». Pour célébrer avec lui sa victoire, les fidèles reprennent un spiritual qui se transforme peu à peu en véritable transe collective. Dans cet écart entre la ferveur et la transe, il y a la passion physique, une passion qui se lit bientôt sur les visages de Zeke et de Chick. La lumière uniforme qui éclairait l’église a laissé place à des ombres menaçantes, maléfiques. La résistance de Zeke est vaine, son visage est envahit par la nuit. Tel un somnambule, il suit Chick hors de l’édifice, la prend dans ses bras et s’enfonce avec elle dans les ténèbres. Devant la fuite de Zeke, les fidèles, bras au ciel, entonnent avec Rose, ivre de douleur, une magnifique complainte. Vidor ne se contente plus de passer du document à la fiction : il transforme la petite église en scène d’opéra, donne une dimension lyrique et poétique au chant noir. La lutte mouvementée et tourmentée de Zeke contre les tentations prend ici une dimension humaine universelle.
Tout au long de cet épisode, mais aussi du film tout entier, Vidor fait confiance à la musique. La puissance et l’élan d’Hallelujah naissent de cette confiance. Chaque séquence est d’abord pensée comme un moment de musique, et le talent de Vidor est de parvenir à faire partager au spectateur la force d’évocation, l’humanité et la démesure de la musique noire. Le mouvement intérieur du film vient uniquement des mouvements qui surgissent à l’intérieur des plans, sur les corps des acteurs. Le rythme sort du plan, l’énergie jaillit de chaque scène : pas de gesticulations de caméra ou de montage trop rapide. Seule une confiance totale dans les hommes qu’il filme peut à ce point rendre perceptible une impression d’improvisation, de document brut. King Vidor donne à voir et à entendre. Il se pose sans cesse la question du regard, avec tendresse et ingénuité, mais sans affectation. Pour la poursuite finale dans les bayous, aussi célèbre que bouleversante, il se contente de quelques bruits, du souffle de Zeke et de Hot Shot et de leur pas dans les marais. Puis, soudain, le silence. Un silence de mort qui se fait enfin entendre. Un silence qui sonne le glas du cinéma muet. Avec Hallelujah, le cinéma est devenu musique.

 Le film sera d’ailleurs très peu distribué dans le Sud, les personnages étant jugés trop « positifs » pour des Noirs.Gilles Mouëllic est l’auteur de « Jazz et cinéma » (Editions Cahiers du cinéma, 2000).///Article N° : 1986

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