Je conseille de faire le tour du monde et de revenir

Entretien de Virginie Dupray avec Germaine Acogny (Sénégal)

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Treize ans après « Yé’ou » (l’Éveil), son premier solo, la chorégraphe Germaine Acogny revient avec « Tchouraï » sur un parcours singulier, entre Afrique et Europe.

Entre le Sénégal, l’Afrique de l’Ouest ou la France, vos ateliers en Australie ou aux États-Unis, comment votre danse s’est-elle construite entre ces multiples influences ?
Petite fille en Afrique, on apprend à danser par mimétisme. Il ne s’agit pas d’un enseignement au sens occidental, mais davantage d’une transmission. Dans la forêt sacrée au moment de l’initiation, intervient le maître tambour qui montre aux hommes en allant à l’essentiel. Le métier de professeur de danse n’existait pas en Afrique à cette époque (ndlr, au début des années 60), je suis donc passée par celui de professeur d’éducation physique à Paris où j’ai découvert la danse rythmique. L’Afrique vivait alors de grands changements. De retour au Sénégal, je m’ennuyais pendant les cours et j’ai commencé en frappant des mains à donner des cours de danse rythmique. Parallèlement, je me suis aperçue que je ne connaissais pas suffisamment les danses africaines. Je suis donc retournée dans les villages, notamment en Casamance où mon mari était affecté, pour apprendre les danses traditionnelles avec les femmes. Lorsque je me rendais dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, j’apprenais également auprès des ballets nationaux. J’ai pu assimiler et « digérer » ces danses traditionnelles avec des bases classique et moderne. Je crois ainsi avoir donné naissance à une danse universelle, je dis aussi « danse africaine » car je suis africaine et il faut se situer quelque part, mais ma danse demeure universelle. J’ai privilégié la colonne vertébrale, développant les contractions, les ondulations, les torsions, des éléments que l’on retrouve par exemple chez Martha Graham. Après tout, nous avons tous deux bras, deux jambes, des fesses, nos danses ne peuvent donc pas être si différentes. La danse est avant tout une question d’éducation, d’environnement culturel. Aujourd’hui s’affirme de plus en plus une danse d’auteur avec des inventivités corporelles étonnantes et dans mes cours ou stages, je m’applique à donner à chacun les ingrédients pour qu’il puisse développer sa propre danse à partir de son environnement et de sa culture.
« Yé’ou » (1988), votre premier solo développait un remarquable dialogue avec le musicien Arona N’Diaye…
Ce solo se fonde en effet sur le dialogue entre la danse et les rythmes d’Arona et je ne pourrais pas le danser avec un autre batteur. Ce dialogue danse – musique, d’ailleurs très caractéristique de la danse africaine, s’est poursuivi pendant trente ans avec lui ! Le solo répondait à la fois à un choix économique et à une volonté artistique. Après la fermeture de Mudra Afrique en 1982, s’est imposée la nécessité de montrer que ma technique, la danse africaine, était un art à part entière. Je suis devenue chorégraphe un peu par obligation, ma vocation première étant la pédagogie. J’ai été ainsi la première Africaine à créer un solo en Afrique. Lorsque je l’ai présenté au Centre culturel français à Dakar, les traditionalistes qui étaient là étaient très surpris et je crois émerveillés, car à chaque instant, ils s’attendaient à ce que rentre sur scène un groupe…
Cette figure est donc complètement étrangère à la danse traditionnelle africaine ?
Il n’y a en effet aucun moment où un danseur est seul. Il y a toujours le groupe et un individu qui sort du groupe pour montrer sa virtuosité, mais qui rentre ensuite dans le cercle. Seul, le griot, danseur, chanteur, musicien, un peu comme vos troubadours, est une figure solitaire, mais c’est dans un autre contexte…
Comment est né ce second solo « Tchouraï » ? Quelle étape marque-t-il ?
Pour créer, il faut un temps d’arrêt et je n’avais jamais le temps. En fait, créer est un luxe… Dans le cadre d’Afrique en créations, j’ai rencontré Christian Reimer qui avait mis en scène « Traversée » de Xavier Orville, l’histoire d’une femme qui évoque sa vie, entourée de deux ou trois musiciens. Nous avons pensé que « Traversée » pourrait être dansé, mais une simple reprise ne m’enchantait pas. D’où l’idée d’un texte de Xavier Orville à qui j’ai donné mes mots, mes mondes intérieurs, depuis le début de mon exil, de mon errance. Ce projet a mûri pendant deux ans. Je voulais aussi travailler avec plusieurs générations, j’avais déjà collaboré avec Sophiatou Kossoko et je souhaitais qu’elle porte un autre regard sur moi. Je sentais que j’avais encore quelque chose à dire avec mon corps et que c’était le moment. C’est une rencontre de personnes, de situations, de temps, et comme dit Amadou Hampâté Bâ, les choses se font toujours au moment où elles doivent se faire. Le temps est venu, après Toubab Dialaw (1) et l’épanouissement de multiples entreprises, de s’arrêter un peu pour témoigner de mon parcours, un témoignage que je n’aurais pas pu faire il y a dix ans. Ce n’est pas un point final, mais c’est une étape importante, une réflexion aujourd’hui à partir de faits réels et imaginaires et qui ne sera peut-être plus valable demain.
Que vous apporte, dans cette aventure généralement solitaire, le regard de ces différents collaborateurs ?
À travers le miroir de vos yeux, j’ai retrouvé mes racines… C’est un moyen pour moi de prendre une distance et de m’enraciner encore davantage. Le regard de l’autre en tant que jugement ne m’importe pas. Par contre, au cours de mes errances, j’ai dû trouver des racines et cette appropriation s’est développée notamment au travers de rencontres…
La notion de racine semble essentielle à votre travail…
C’est vrai. Il y a une racine dans chacun de nous et ce n’est pas toujours la racine de naissance. Je trouve très important, aujourd’hui, de connaître son histoire, sa tradition, pour ne pas être déraciné et voguer à tous les vents. Lorsque l’on ne sait pas où l’on va, il est important de regarder d’où l’on vient. Après tout, on sait où l’on est né mais on ne sait pas où l’on va mourir… Aux danseurs qui viennent au centre de Toubab Dialaw, je conseille donc de faire le tour du monde, d’engranger des expériences ailleurs, mais de revenir, car nous avons une Afrique à bâtir. Ils sont l’Afrique de demain et je crois qu’ils en sont conscients. Je pense que nos politiques devraient aussi prendre conscience de l’importance de la culture. On évoque souvent la famine, mais pas assez la menace du désert culturel. Sans la culture, nous disparaîtrons de la carte du monde. Ces jeunes existent par la danse et vaincront par la danse. Il faut aussi comprendre qu’il ne faut pas être seul, même si on ne peut pas tous être ensemble et même si nous ne sommes pas tous égaux. Regardez les doigts de la main, ils ne sont pas égaux, il faut que chacun trouve son identité, sa place et travaille à un but.

1. Toubad Dialaw, Centre international de danses traditionnelles et contemporaines africaines, a été fondé par Germaine Acogny au Sénégal en 1996 (premier stage accueilli en 1998). Il s’agit d’une maison consacrée à la formation, à la création, à la recherche et aux échanges internationaux.« Tchouraï, les Écailles de la mémoire » sera présenté au Théâtre de la Ville-Les Abbesses du 23 au 25 avril 2002.///Article N° : 19

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