« Je déteste la danse »

Entretien de Sabine Cessou avec Robyn Orlin, chorégraphe

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Quel est l’état de la danse en Afrique du Sud ?
Il n’y a de structures dans aucun secteur. Ce n’est pas important pour le gouvernement. Au temps de la lutte contre l’apartheid, si vous travailliez avec des exilés, la culture était presque considérée comme une arme. Maintenant, ce n’est plus important. Ou alors si c’est dans le même type de népotisme qu’auparavant. C’est effrayant ! Les artistes ont besoin d’être libres pour s’exprimer… Maintenant, il y a l’art des communautés d’un côté et puis l’art professionnel de l’autre. Les deux ont besoin d’argent, mais différemment. Nous sommes dans une situation où les chiens mangent les chiens, les hommes mangent les hommes, alors qu’une stratégie pourrait être appliquée assez facilement.
L’apartheid est-il encore omniprésent ?
Il sera là pour les vingt à trente années à venir. C’est l’histoire, on ne peut pas faire comme si elle n’existait pas. Moi, par exemple, j’aimerais bien monter plus de spectacles à Soweto. C’est difficile pour les gens qui habitent à Soweto de se rendre en ville pour aller au théâtre. D’autre part, je suis sûre que la majorité des gens préféreraient aller au casino… Avec mes trois derniers spectacles, j’ai tout de même réussi à encourager le public à revenir. Daddy, I’ve seen that piece six times and I still don’t know why they’re hurting each other (Papa, j’ai vu cette pièce six fois et je ne sais toujours pas pourquoi ils se font mal) a fait salle comble pendant deux semaines au Market Theater.
Vous êtes désormais plus reconnue à l’étranger que dans votre pays… Suscitez-vous la jalousie ?
C’est plus compliqué que la jalousie. Même avec les acteurs qui travaillent avec moi, je sens bien que je suis toujours perçue comme la « madame » blanche qui vient avec ses exigences. Les Noirs sont antagonistes, les Blancs aussi. Mon travail n’est pas tranquille, je montre beaucoup de trucs moches avec de l’humour. Cela peut être assez choquant, surtout pour les « politiquement corrects ».
Allez-vous à l’encontre d’une atmosphère générale de déni, déni de la culpabilité, déni de la responsabilité, déni du sida ?
Il s’agit de l’histoire, de prendre possession du passé et de la responsabilité qui va avec. Les gens à travers le pays sont exposés à des situations terribles. Est-ce que nous avons les moyens de les surmonter ? A la radio, on entend parler de maisons qui ont une vue à 360 degrés sur la péninsule du Cap, et dans le même souffle, du problème d’alimentation des enfants dans cette province… C’est une expérience quotidienne, elle rend les gens fous. Il y a tant, et en même temps si peu…
Jouez-vous de la provocation ?
Non, pas du tout. L’humour est la seule façon… Si l’on pouvait confronter la réalité avec un sens de la réflexion qui ne soit pas rempli de culpabilité… Même cette pièce que j’ai faite sur le sida a mis plein de monde en colère. Je joue avec des stéréotypes touchant à la sexualité.
Vous avez toujours travaillé avec des Noirs. Hormis le fait que c’était illégal, comment était-ce perçu dans les années 1980 ?
J’ai reçu des coups de téléphone bizarres, mais je ne les ai jamais pris au sérieux. J’ai surtout renversé le monde du ballet, très blanc et très ennuyeux. Je me suis bien amusée… Le ballet est le symbole même du colonialisme et de l’impérialisme. Je le déteste ! Malgré l’apartheid, il était possible de travailler en groupes mixtes, avec des gens et des expériences très différentes.
Estimez-vous faire de la recherche, plus que tout autre chose ?
Je déteste la danse. Je fais de la facilitation plus que de la recherche. D’ordinaire, je ne travaille pas avec des danseurs, mais avec des acteurs. J’ai travaillé récemment à Nancy, en France, avec des danseurs classiques, sur une pièce intitulée Rock my tutu. C’était intéressant de voir comment mon travail allait être interprété par des Européens. Je les ai poussés dans des zones où il n’était plus possible pour eux d’être juste de bons danseurs. J’ai tout déconstruit, c’était une pilule difficile à avaler. Une autre pièce montée à Copenhague, initialement intitulée The future might be bright but it’s not necessarily orange (L’avenir est peut-être brillant mais il n’est pas nécessairement orange), puis Orange gogo, n’avait rien à voir avec l’Afrique du Sud. Elle m’a montré à quel point mon pays m’a façonnée. C’est dans mon expérience ici que je puise ma façon de voir le monde.
Comment avez-vous vécu la fin de l’apartheid ?
Ce moment a été le plus important de ma vie. A mon sens, rien d’autre n’aurait été possible. Beaucoup de gens disent qu’avant, c’était plus propre, plus sûr. Cet aspect des choses ne m’intéresse même pas. Bien que l’avenir puisse paraître incertain pour une personne blanche comme moi, le démantèlement de l’apartheid était la seule chose possible. J’ai vécu si longtemps avec l’angoisse d’avoir à confronter ce système. Je n’aurais pas pu le supporter plus longtemps, au quotidien.
Avez-vous trouvé plus facile ou moins facile de créer après l’apartheid ?
C’était beaucoup plus facile de travailler pendant l’apartheid, parce qu’on savait ce contre quoi on travaillait. Depuis, c’est beaucoup moins clair. En tant que personne blanche, je dois reconnaître que j’ai été privilégiée. Je dois me redéfinir sans oublier ce qu’était ma condition. C’est peut-être plus dur, mais c’est important. C’est peut-être pour ça que je pars finalement m’installer avec mon mari à Berlin. Ce qui n’est pas évident non plus pour la Juive que je suis…

///Article N° : 1890

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