Déserts, de Faouzi Bensaïdi

Que faire de nos déserts ?

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Déserts, sixième long-métrage du Marocain Faouzi Bensaïdi, vu à Cannes à la Quinzaine des cinéastes, sort en salles en France le 20 septembre 2023. Il s’inscrit dans cette montée en abstraction qui caractérise depuis quelque temps des films du Maghreb comme ceux d’Amin Sidi-Boumédienne, Leïla Kilani, Ala Eddine Slim, Ismaël, Youssef Chebi, etc. Mais il profite aussi de la maîtrise du style que Faouzi Bensaïdi développe de film en film. Du grand art.

L’affiche du film le résume : deux hommes se protègent de la pluie sous un arbre dégarni, le veston sur la tête, à côté de leur voiture décapotable toute ouverte. C’est sous le signe du burlesque que Faouzi Bensaïdi place son sixième long métrage. Le burlesque (qui vient de l’italien « burla », la farce) se nourrit d’effets comiques inattendus pour nous conduire vers l’absurde et l’irrationnel. Effectivement, les deux hommes évoquent le flegme et la pesanteur de Laurel et Hardy qui parfois débouchent sur la rage. Mehdi (Fehd Benchemsi) et Hamid (Abdelhadi Taleb) travaillent pour une agence de recouvrement de dettes et tentent d’arnaquer des pauvres qui ne peuvent pas payer dans le grand Sud marocain.

Mais ces filous, toujours cravatés en costume bleu et vert, sorte de Pieds nickelés modernes en phase avec les logiques capitalistes exacerbées de leur patronne, ne sont pas des gagnants. En une série de saynètes incongrues, leur quotidien est un amalgame de coups foireux. Les décors, parfois incroyables, dramatisent les actions. La mise en scène et l’attention aux détails renforcent le propos. La froideur du jeu et la largeur de cadre maintiennent une distance révélatrice d’un système de prédation à l’œuvre. Mais des grains de sable se font jour, déjà sensibles dans les instabilités des scènes précédentes. Lorsque c’est le réalisateur lui-même qui joue un tenancier à bout de souffle, il se laisse dépouiller en un geste désespéré : « ce n’est pas le monde qui a changé, c’est nous ! » Pas d’illusion donc : « C’est quand on attend trop de bonheur que le malheur arrive », ce que Mehdi comprend puisque sa femme l’a quitté et qu’il doit s’occuper de sa petite fille.

C’est dans ce désert affectif que Mehdi et Hamid, duo digne des buddy movies, vont de Charybde en Scylla, dans leurs arnaques impossibles comme dans leurs relations affectives. La caméra se rapproche et leur humanité apparaît. Cette partie tragicomique, ce cruel théâtre de l’absurde, met autant en exergue leur précarité que celle de leurs victimes. Apparaissent les fractures territoriales et la rudesse de la loi du profit. Les arnaqueurs sont eux-mêmes des arnaqués et s’arnaquent entre eux.

Cela aurait pu durer ainsi et cela aurait déjà fait un film assez parlant sur une société en crise. Mais il bifurque à moitié. Il s’enfonce dans le désert. Le burlesque se fait western, ce qui restait de réalisme devient abstraction. Faouzi Bensaïdi fait dire à Hamid au coin du feu ce qu’il propose aux spectateurs : « C’est celui qui écoute qui fait exister les histoires, seules elles n’existent pas ». Un contrat poétique, volontiers elliptique. La mise en scène n’est plus seulement basée sur les détails et les décors, elle adopte les trous dans les murs, les perspectives, la profondeur de champ, les paysages. « Les histoires ne font pas oublier, elles rappellent », précise Hamid. Dans le désert, nous adopterons le sens que nous voudrons bien donner à ces ouvertures. L’errance de Mehdi et Hamid, comme celle du village, est la nôtre, à condition de franchir la brèche qui fend le mur. Plutôt que l’émigration, dont le récit montre l’impasse, la solution serait de sortir des autoroutes, de laisser le vent emporter la carte et d’accepter l’incertitude.

Décors invite ainsi à lâcher ses repères, élargir son regard, suivre finalement ce brigand en cavale (Rabii Benjhaile) qui veut mélodramatiquement récupérer sa femme (Hajar Graigaa), en somme se laisser enchanter, comme ont pu le faire Faouzi et son équipe d’amis soudés dans son projet surréaliste de faire du cinéma à la Cassavetes. La première partie pose ainsi peu à peu les jalons de cette sortie de piste qu’est la deuxième où le scope prend toute sa dimension onirique.

C’est la première fois que Bensaïdi va aussi loin, au risque de désarçonner. Il avait déjà développé de film en film un cinéma décalé mêlant humour et mélancolie, sorte de parodie d’un réel hallucinant vu par des personnages déjantés mais bien issus de leur époque. Issu du théâtre, jouant souvent dans ses films, il avait affirmé un cinéma théâtralisé, frisant l’absurde, où le travail sur le son plutôt que sur la musique renforce la chorégraphie des corps. Cette immense poésie ne pouvait que déboucher sur cette recherche d’associer encore davantage le spectateur à sa quête en lui ouvrant sa liberté. Si bien que Déserts réveille en chacun ses déserts à lui, les fantômes qui l’anime, autant qu’il interroge globalement une société travaillée par l’amoralité du profit.

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