Au cimetière de la pellicule, de Thierno Souleymane Diallo

Le futur sort du passé
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Ce documentaire déjà célébré au festival de Berlin et au Fespaco (cf. le débat-forum sur le film) sort sur les écrans français le 5 juillet 2023. A ne pas rater, il nous emporte dans une étonnante épopée mêlant quête personnelle et histoire du cinéma.

« Qui et quels nous sommes ? Admirable question !« , disait Césaire.[1] Mais comment répondre si on ne connaît pas son passé ? Jeune cinéaste, Thierno Souleymane Diallo se cherche des aînés. Il demande sa bénédiction à sa mère avant de partir enquêter sur l’origine : le premier film guinéen. Où le trouver ? Où le voir ? Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Tourné à Paris en 16 mm par Mamadou Touré, Mouramani date de 1953, soit deux ans avant Afrique-sur-Seine, considéré (à tort[2]) comme le premier film d’un cinéaste d’Afrique sub-saharienne. Mouramani est répertorié un peu partout comme faisant 23 minutes, mais personne ne l’a vu, hormis quelques personnes de l’époque lors d’une séance « du cinéma d’essai » en mars 1955, comme en atteste un article malheureusement peu descriptif du Monde[3].

Décidé, ce vaurien de Thierno (tel qu’il était désigné étant jeune) prend la route, pieds nus car c’est la situation du cinéma guinéen : un cinéma de va-nu-pieds sans moyens. De tout le film, il ne portera aucune chaussure, si bien que ses amis le soutiennent depuis sur les réseaux sociaux par des photos où ils enlèvent les leurs !

Mais ce geste est aussi une humilité devant ce qu’il découvre dans ce road-movie qui l’emmène d’abord sur ses terres guinéennes. Il filme certes la friche d’un cinéma délabré, les restes de vieux billets par terre, mais aussi les personnes qu’il croise dans les campagnes et les villages avec une évidente empathie, non seulement dans son attention aux gestes et aux visages, mais aussi aux ambiances et même aux publicités dans les villes, tous ces détails de la vie quotidienne qui décrivent à la fois un peuple et une époque. C’est, pour reprendre une expression de Jean-Michel Frodon à propos du cinéma d’Ozu, « comme une voix qui parle à l’oreille »[4].

Cette poésie permet à ces personnes d’exister à l’écran, à ces rencontres d’être des moments d’écoute et de partage. Il filme lui-même mais est surtout filmé en train de le faire. Cette deuxième caméra (tenue par la réalisatrice Leïla Chaïbi) le surprend par exemple à partager un repas en le filmant. S’il est tant à l’écran, c’est que le film est le récit de son périple, son interrogation, son enquête, sa recherche de positionnement. Ce Hobbit qui parcourt le pays ne passe pas inaperçu, mais sa stature, ses écouteurs sur les oreilles et dans le dos sortant du sac une perche munie d’un micro zeppelin avec son bonnet anti-vent font de lui un géant venu d’un autre monde. Il marche à la découverte de l’Histoire du cinéma de son pays. Et si c’est un cimetière de la pellicule, c’est que les films guinéens des années 50-80, Mouramani compris, ont été enterrés après avoir été brûlés dans un trou pour faire de la place et stopper la puanteur liée au syndrome du vinaigre, plutôt que de les conserver et restaurer les archives.

De rencontre en rencontre, la recherche de Mouramani est ainsi un prétexte pour écouter les anciens, et évoquer à la fois ce que fut le cinéma guinéen et le triste état de son délabrement. Mais cela ne donne pas un film désespéré. Parce que Thierno ose, avec l’énergie d’une jeunesse qui, comme déjà Abderrahmane Sissako, lance « L’espoir, coûte que coûte ! » Il ose donner par exemple des caméras en bois à des étudiants de l’ISAG (Institut supérieur des arts de Guinée) qui en sont dépourvus et les envoie filmer, comme l’avait fait Joris Ivens à Cuba. Cela donne une scène mémorable, aussi émouvante qu’hilarante où chacun imagine un film avec les yeux, les oreilles et les lèvres.

C’est grâce à cette approche culottée que ce film est passionnant, dans sa façon de se jouer des obstacles matériels pour questionner aussi bien la mémoire que l’existant. Est bien sûr évoquée la période Sékou Touré, où le cinéma était florissant mais orienté sur l’éducation, la sensibilisation et la propagande, mais aussi les cinéastes emprisonnés au Camp Boiro après la grande purge de 1971. Autre clin d’oeil cinéphile, cette fois à Rithy Panh, la subtile reconstitution d’une image manquante par un théâtre miniature qui n’est pas sans rappeler les caméras de bois. Puis, dans une cour familiale où tous regardent, le tournage d’un scénario qui fut écrit en cachette dans la prison. L’artifice est visible, le film en train de se faire sous nos yeux. Sortons-nous du documentaire ? Que nenni ! Cette structure composite, ces entrées multiples, participent d’une pensée nouvelle du documentaire où chaque scène devient événement, justement mis en scène pour interroger le présent. Et où l’objet de recherche s’avère de plus en plus être un objet vivant. Cette dimension performative dynamise sans cesse le déroulé d’une enquête qui sinon aurait pu être décevante puisque menant à une impasse. Même lorsque, sollicité en tant qu’historien des cinémas d’Afrique, je confirme que personne n’a vu Mouramani, tout le monde rigole dans la salle car cela rentre dans l’ironie foncière et jouissive de la démarche de Thierno Souleymane Diallo : de la quête de l’impossible, il fait une épopée.

Et c’est vrai qu’il y a du fabuleux et du sublime dans cette façon de rapprocher, au-delà de tout discours plombant, une quête personnelle de celle d’une profession, d’un public, d’un pays, d’un continent même. Au point de faire en sorte que devant nos yeux ébahis, ultime supercherie mais aussi manifeste d’espérance, le culot de Thierno va jusqu’à reconstituer avec une caméra en carton ce que les affres de l’Histoire ont détruit à jamais.

[1] En guise de manifeste littéraire, in : Revue Tropiques, n°5, avril 1942

[2] A Madagascar, Raberono avait filmé la cérémonie commémorative du centenaire de la mort de Rasalama Rafaravavy, premier martyr malgache, en 1937. Au Congo belge, dans le cadre du « Ciné-club congolais » créé en 1950, Albert Mongita avait tourné La Leçon de cinéma en 1951 sur la pelouse du golf de Léopoldville, et Emmanuel Lubalu Les Pneus gonflés en 1953, avec l’acteur Bumba.

[3] Cf. la page wikipédia du film.

[4] Jean-Michel Frodon, Treize Ozu 1949-1962, 202 éditions 2019, p.16.

Au cimetière de la pellicule BANDE-ANNONCE from L’image d’après on Vimeo.

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