Entretien avec Rosine Mbakam et Pierrette Aboheu à propos de « Mambar Pierrette »

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Présenté à la Quinzaine des Cinéastes au festival de Cannes 2023, Mambar Pierrette, le nouveau documentaire de la Camerounaise Rosine Mbakam, frappe par l’acuité d’un regard issu du réel.

Olivier Barlet : Comment le film a-t-il vu le jour ?

Pierrette Aboheu et Rosine Mbakam – photo O.B.

Rosine Mbakam : Nous avons beaucoup partagé entre femmes du quartier : leurs histoires se déposaient en moi. Je me suis dit qu’il fallait en faire une histoire.

Comment la connexion s’est faite avec Pierrette ?

C’est ma cousine. C’est un film réalisé avec tous les membres de la famille. Le clown et une des clientes de Pierrette sont les seuls à ne pas être de ma famille.

Et vous reconstituez la vie en rejouant des scènes ?

Lors de la présentation du film à la Quinzaine des Cinéastes

Tout à fait. J’ai écrit l’histoire et l’ai organisée comme une fiction. Bien qu’inspirée de la réalité de Pierrette, il y avait la part de mon imagination. Au moment du tournage, Pierrette et les autres ont tiré cela vers leur réalité. C’est là où réside la force du film, dans la manière de mettre en scène : je ne veux pas prendre le pouvoir sur l’histoire des autres. J’estime que chaque personne est détentrice de sa propre histoire. Pour y avoir accès, je dois collaborer avec elle et partager ce pouvoir qu’a souvent le réalisateur sur la narration. Dans cette configuration, Pierrette connaît mieux son histoire. Elle seule peut l’amener au plus près de sa réalité.

Mais en réalisant, vous déterminez le cadre, et au montage les contenus.

Oui, mais ces choix émergent de la réalité. Je ne me dis pas que je vais filmer Pierrette d’une certaine façon. Ce sont ses gestes et ses mouvements qui déterminent les choix esthétiques du film, son rythme et comment je vais la suivre. C’est une esthétique qui émerge de la réalité des gens.

Et Pierrette, comment était-ce pour vous ?

Pierrette Aboheu : C’est ma vie. Ce n’est pas quelque chose que j’ai imaginé.

Les solidarités avec des personnes ou les négociations sur les prix correspondent à la vraie vie ?

Cela se passe comme ça. Dans mon atelier, on dépose beaucoup nos problèmes. Certaines clientes souffrent autant que moi. On essaye de se soutenir. On échange nos idées pour s’en sortir.

Rosine, il vous fallait tourner dans des lieux très exigus. Le plan fixe fait en quelque sorte partie de votre système esthétique. S’imposait-il ici aussi ?

Rosine Mbakam : Ce qui m’intéresse, c’est qu’on voie Pierrette et qu’on l’écoute. Il fallait que mon cadre impose cette écoute. Le plan fixe attire le regard vers ce qu’on veut montrer et questionner. Pour Les Prières de Delphine, je voulais que sa parole entre dans les têtes, les corps, les esprits des spectateurs. Je voulais ici qu’on voie les gestes de travail de Pierrette qui finalement produisent l’argent. Dans notre société aujourd’hui, avec la téléréalité, on se dit qu’il suffit d’apparaître à l’image pour gagner de l’argent. Je voulais inscrire le travail dans la perspective du gain : comment on gagne de l’argent en travaillant. Ce sont des personnes qui ne sont ni écoutées ni vues : je veux inscrire ces visages dans l’image.

C’est donc bien une façon de les respecter.

Oui. Ce sont des personnes que j’aime et respecte. J’ai envie d’inscrire leur roman dans mon imaginaire car j’en ai besoin : il a été longtemps été nourri par d’autres images, celles de films occidentaux. J’ai besoin de me reconstruire un autre imaginaire avec ces images et ces gestes.

Vous parliez d’argent et c’est vrai que les négociations prennent une grosse place dans le film. On voit à quel point c’est une question de survie. L’expression « tu aimes trop l’argent » est dans ce contexte d’une ironie extraordinaire !

En tout cas, dans cette société on a besoin de cet argent pour vivre. L’enjeu dans le film est de réunir cet argent pour racheter les fournitures scolaires qui ont pris l’eau durant l’orage. J’avais besoin de montrer cette nécessité.

La tirelire a une grosse importance : elle altère la relation entre Pierrette et Duval.

Pierrette Aboheu : C’est une histoire vraie !

Rosine Mbakam : C’est aussi une histoire de mon enfance. Quand j’étais petite, je vendais aussi et faisais des économies qui parfois étaient utilisées pour autre chose.

Les tontines sont en quelque sorte la sécurité sociale locale. Elles fonctionnent. On se demande comment c’est possible alors que tout le monde a tout le temps des problèmes à résoudre !

Pierrette Aboheu : Les tontines nous aident à épargner. En cotisant tous les trimestres, je peux scolariser un enfant. Si j’ai déjà pris la tontine, je ne suis plus « crédible ».

Les hommes sont assez absents : le mari a disparu et les autres sont précarisés.

Rosine Mbakam : Dans la génération de nos mamans, l’homme était au centre de tout. Aujourd’hui, les femmes sont plus indépendantes et les hommes n’arrivent plus à s’imposer car ils n’ont plus le pouvoir de l’argent et du travail. Même dans l’atelier, l’homme est en marge. Les hommes de ma génération sont fragilisés et cherchent encore leur positionnement.

Cependant, ils apportent l’art et la politique, et le film le fait avec beaucoup de finesse.

Je tiens ça de ma mère. Quand je faisais Les Deux visages d’une femme bamiléké, elle m’a donné des leçons de cinéma que je n’imaginais pas. J’avais fait une école de cinéma et cherchais des références dans le cinéma occidental qui ne montrait pas ma réalité. Quand je lui ai demandé sa conception du cinéma, elle m’a dit : « le cinéma, c’est ce qu’on voit ». Cela a tout changé pour moi. Durant le tournage, je voulais parler de la situation politique du Cameroun mais il me fallait trouver le langage de ma mère. Je ne pouvais pas plaquer un langage extérieur.

Au fond, c’est votre méthode de cinéma, une subtilité permettant d’aborder les grands sujets sans jamais les nommer.

Oui, parce qu’il me faut trouver un langage commun. Il faut renoncer au pouvoir du cinéma avec une histoire préconçue dans la tête qui empêche de regarder. Ma mère m’a dit de regarder, et c’est ce que je vois qui induit mon langage. Je suis très sensible à ce rapport car je sais comment il a été utilisé pour représenter l’Afrique d’une certaine manière. Je veux trouver le moyen de me rapprocher autant que possible des gens.

Le mannequin prend lui aussi une grande place. On a l’impression que c’est le regard colonial.

J’aimais cette neutralité de sa couleur qui me permettait de mettre sur ce mannequin plus que ce que je ne voulais. Il représente plusieurs formes de pouvoir : local, post-colonial, un être étrange qui fait peur à la population. Il me permet de questionner le pouvoir néocolonial qui est toujours présent et qui fait que nos efforts au quotidien n’aboutissent pas comme nous le voudrions.

 

Vidéo fournie par la Quinzaine des cinéastes :

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