La masterclass de Dora Bouchoucha à Cannes 2023

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Marraine de la Fabrique des cinémas du monde au festival de Cannes 2023, la productrice tunisienne Dora Bouchoucha a donné une masterclass le 20 mai, répondant aux questions d’Olivier Barlet et de la salle. On peut suivre cette masterclass sur la vidéo ci-dessous et en lire la transcription légèrement résumée ci-après.

Mot de bienvenue d’Erol Ok, directeur général de l’Institut français

Dora Bouchoucha, nous sommes ravis de vous avoir comme marraine de cette quinzième édition : c’est un moment important à beaucoup d’égards. C’est la première fois dans l’histoire de la Fabrique des cinémas du monde que l’on propose ce rôle de marraine non pas à un cinéaste mais à une productrice. Nous avons consulté le Festival de Cannes qui est notre partenaire et qui a immédiatement dit oui étant donnée la personnalité de Dora.

Dora est un grand nom de la production et toute sa carrière à été consacrée à défendre le cinéma d’auteur et les jeunes talents en Tunisie mais aussi en Afrique et au Moyen-Orient. Certains de ses films ont été sélectionnés ici à Cannes, et en parallèle d’une filmographie remarquable, elle a aussi créé Sud-Ecriture, une résidence reconnue, ce qui a beaucoup d’importance ici dans une logique de transmission. Elle a aussi participé à de nombreuses instances et festivals, comme les Journées Cinématographiques de Carthage, le Fespaco dont elle a présidé le jury cette année, ou encore l’Aide aux cinémas du monde dont elle a été la première présidente de la nouvelle version en transition depuis le Fonds Sud. Pour nous, c’est une manière de faire cohérence avec ce dispositif qui est très important et dont certains bénéficient.

Olivier Barlet : Je ne vais pas reprendre la biographie de Dora : cela vient d’être fait et nous allons garder du temps pour les questions. Mais avant d’aborder la production, les laboratoires et les festivals, j’y pensais en écoutant hier ici même le collectif 50/50 : la question se pose de la place des femmes se pose en permanence. Etre une femme, dans toutes ces responsabilités, toutes ces difficultés, et ça depuis une trentaine d’années, comment l’as-tu vécu ?

Dora Bouchoucha : Je ne m’attendais pas du tout à cette question ! Paradoxalement, je viens d’un pays où par rapport aux pays du Maghreb, au monde arabe, la législation est assez en avance, si bien que je ne me suis jamais posé cette question, d’autant plus que j’ai eu un parcours assez atypique.

J’étais dans une école de sœurs, dans la banlieue de Tunis, mais je ne connaissais même pas Tunis. Les écoles étaient en passe d’être mixtes, certaines l’étaient déjà, et j’ai dû aller, comme la petite bourgeoisie de l’époque, à l’école française. Mes sœurs y étaient aussi, mais mon père a voulu que je fasse de l’arabe. Je me suis donc retrouvée à l’âge de 10 ans et demi au collège Sadiki, dans la kasbah de Tunis, un collège de la République. C’était l’école de la méritocratie, mais il n’y avait pas de filles : 3500 garçons. Pendant plusieurs années, j’étais la seule fille dans une classe de 40 garçons. J’ai passé sept ans dans ce collège-lycée. Il y avait une mosquée, c’était très strict mais c’était une excellente école. Au début, c’était terrible : je venais d’une école des sœurs et je me retrouvais dans une école où il n’y avait que des garçons. C’était dur les premiers temps, puis après je ne me posais même plus la question de savoir si j’étais une fille ou un garçon !

La question du genre, paradoxalement, ne m’a jamais posé problème. Peut-être est-ce le fait que je fais un métier plutôt masculin. Il ne l’est plus aujourd’hui car la production s’est beaucoup féminisée, mais peut-être que le fait que je sois passée par cette école à fait que je ne me suis même pas posé la question. À l’époque, en Tunisie, il n’y avait pas de productrice, en dehors de Salma Baccar, réalisatrice qui produisait ses propres films. Même en Europe, le métier de production ne s’est vraiment féminisé que durant les vingt dernières années.

J’ai vécu normalement et même peut-être plus facilement qu’un homme. Pourquoi ? Parce qu’encore paradoxalement, dans un pays où les femmes n’avaient pas toute leur liberté, personne n’est étonné quand on dit : “Cette femme est réalisatrice”, ou : “Cette femme est productrice”, ou : “Cette femme est cheffe opératrice”. À la limite, il y a beaucoup plus de femmes dans ces métiers-là que d’hommes. Bon, quand ils voyaient que c’est une jeune femme qui fait un métier d’homme, à la limite on était un peu paternalisé, les gens ont envie de t’aider et c’est pour ça que je dis que parfois c’est plus facile que pour un homme. Et puis il y autre chose que les gens ne savent pas, c’est que les salaires entre les hommes et les femmes sont exactement les mêmes en Tunisie, en Egypte aussi je pense. Le fait que je sois dans l’école Sidiki m’a beaucoup aidée dans la production parce que, par exemple, quand je passais la douane, on me disait ! “Non, passez madame”. Je demandais pourquoi et on me répondait : “Parce que vous avez été étudiante dans mon école”. Le chauffeur de taxis ne me laissait pas payer, le ministre me disait : “Entrez, entrez !” Cela avait donc certains avantages !

Tu t’es introduite dans le milieu en étant bénévole aux JCC mais aussi auprès d’Ahmed Attia qui t’a initiée au métier de productrice. Tu as commencé toi-même la production en 1994. Et nous connaissons ces réalisateurs : Mohamed Ben Attia (Hedi, Weldi, Les Ordinaires qui est en post-production), Dhaffer L’Abidine (Ghodwa), Karim Moussaoui (L’Effacement, en développement), Morad Mostafa (Aisha can’t fly anymore, en développement après avoir été à la cinéfondation). Sans oublier les réalisatrices : Raja Amari (Satin rouge, Les Secrets, Printemps tunisien, Corps étranger), Djamila Sahraoui (Baraket), Ayten Amin (Soad), Charlie Kouka (Le Procès de Leila, en développement) – ce qui représente beaucoup de femmes, d’où aussi ma question de départ ! Ce sont essentiellement des cinéastes du Maghreb, pas seulement de Tunisie. Quelles sont les principales difficultés auxquelles tu as été confrontée ?

Qu’on soit homme ou femme, ce sont les difficultés inhérentes à toute entreprise de production. Je n’ai pas décidé d’être productrice, ce n’était pas du tout mon intention : je viens de la littérature et je suis beaucoup plus attachée à l’écrit qu’à l’image. Quand on fait un film, on prend son bâton de pèlerin et on doit recommencer à chaque film, même si on est un peu connu. Produire un film, c’est  à chaque fois une autre route. Les sentiers battus ne sont pas souhaitables : il faut être inventif.

Quand on produisait des films en Tunisie avant la Révolution de 2011, il fallait jongler. Il n’y avait pas vraiment de censure mais de l’autocensure. On connaissait les lignes rouges : il fallait jouer avec la texture de la fiction. Par contre, dans le documentaire, on ne pouvait rien faire. L’autocensure, c’était ça la plus grande difficulté. Si on voulait parler de choses qui touchent à la société, et donc à la politique puisque tout est lié, il fallait jouer finement, et finalement on s’est rendus compte que c’est assez facile. Je pense à Les Secrets de Raja Amari. C’était une coproduction suisse. Après la première projection à-bas, elle m’appelle et me dit : “Mon Dieu, tout le monde me pose des questions politiques, on me demande comment je vais passer le film en Tunisie, etc.”. Je lui ai dit : “Ne t’en fais pas, ils ne verront pas la même chose à Tunis”, et c’était le cas. Ils n’ont pas vu la dimension politique. Donc, jouer avec la texture de la fiction est possible.

Sinon, la production c’est trouver de l’argent, et donc comment pitcher, comment présenter un film. Je le dis toujours : si on m’avait expliqué ce qu’est la production, je ne l’aurais peut-être pas fait ! Ça ne veut pas dire que je regrette, pas du tout, mais il faut être passionnée pour faire ce genre de métier, il faut avoir un peu d’abnégation. Etre au service du projet et bien connaître son réalisateur, avoir la même vision du monde, les mêmes affinités parce que c’est quand même un mariage et il faut vraiment être sur la même longueur d’ondes !

Tu parles de Raja Amari et cela me fait penser qu’un colloque des JCC en 2002 portait sur le fait que la presse tunisienne descendait complètement les films tunisiens et notamment le premier film de Raja Amari, Satin rouge, avec une incroyable violence. Que pouvais-tu faire en tant que productrice ?

Satin rouge, ça a été quelque chose d’extraordinairement violent… C’est un film que j’adore. Dans notre culture, l’écrit n’a pas le même sens que l’image. Je me souviens que lorsque nous avions déposé le scénario en Tunisie, nous avions eu les fonds à l’unanimité : “Scénario super bien écrit”, “c’est intéressant”, etc. Au Fonds Sud, on nous avait dit : “Cette femme ne peut pas être tunisienne.” J’avais répondu : “Je suis née en Tunisie, j’y vis depuis ma naissance. Doit-on me dire ce qu’est ma tunisianité ? Cette femme qui se trouve être tunisienne avec une histoire tunisienne est-elle le porte-drapeau de tout un pays ?” On n’a pas eu le Fonds Sud. Le film à été sélectionné au Forum à Berlin. L’équipe du film était majoritairement féminine : Raja Amari, la cheffe opératrice Diane Baratier, la première assistante Lina Chaabane, l’actrice Hiam Abbass, etc. On nous demande si le film va passer en Tunisie. Elles répondent crânement par l’affirmative. Il sort le 22 avril, et le 24 à Paris. C’est vrai que les gens chez nous, c’est une manière d’être, avaient été choqués par la liberté du film, cet éveil des sens d’une femme qui a plus de 40/45 ans et se révèle sensuellement à elle-même. Même le magazine Elle avait titré en couverture : “Les scandaleuses de Tunis”. Il n’a pas été censuré, et les gens qui l’aimaient nous écrivaient en cachette, et puis il y avait ceux qui se défoulaient…! Quand on fait ce métier, on doit être fort car c’était violent. Avec du recul je le dis comme ça mais c’était assez dur !

En revanche pour le deuxième film, Les Secrets, on a dû arrêter la promotion du film avec Hafsia Herzi tellement la réaction était violente. On faisait la promotion pour la sortie du film et on a été obligées de l’arrêter !

Ce qui était reproché, c’était que le film était fait pour plaire aux Occidentaux. On entend encore ce discours. Cela nous amène à la question de la coproduction, une constante pour toi. Là aussi, quels sont les problèmes rencontrés ? N’est pas aussi un compromis imposé par l’adaptation à des publics différents, avec des producteurs qui ont leur idée là-dessus…?

Oui, tous nos films ont été coproduits. La coproduction, c’est extraordinaire sur le plan artistique, la visibilité, etc. Quand on commence dans la production, on est passionné et notre seule envie c’est que le film se fasse. Je me souviens que pour Satin rouge, le scénario était tellement bon que les producteurs nous appelaient pour nous dire qu’ils voulaient coproduire avec nous. On a presque fait un casting de coproducteurs en France ! Pourtant, cela fut dur pour plusieurs raisons. Il ne faut pas méconnaître la législation du pays avec lequel on produit. Nous voulions absolument faire le film. Nous avions travaillé sur le scénario, le développement, tout. Le film nous appartenait. ADR nous envoie un contrat où ils avaient 80 et nous 20 ! Mais quand on dépose à des fonds télévision en France, c’est toujours le coproducteur français qui dépose même si vous avez la paternité du projet. J’ai appris plus tard que c’est une négociation à avoir en amont. Comment faire valoir le développement, l’écriture… ? C’est une négociation, mais perdre la paternité du projet, c’est la pire des choses. J’ai résisté. On s’est un peu arrangés et on a finalement eu 40 et eux 60.

Le marché tunisien à l’époque n’était pas un marché : très peu de salles car la majorité des salles avaient fermé, les gens n’allaient pas au cinéma. On n’avait que le monde arabe, c’était trop juste. On a fait que des bêtises. Notre seul but était de faire le film. On apprend de ses erreurs !

Tu en parlais déjà tout à l’heure mais cela nous amène à reposer la question des contenus. Que doit-on défendre dans le cas des coproductions ? Comment défendre sa propre culture dans un cinéma international ?

Quand un film marche à l’étranger, l’insulte suprême c’est : “Ah vous faites ça pour les Européens”. Du temps de Satin rouge, les coproducteurs intervenaient pour dire : “Ah non, ça ne peut pas être tunisien”, ou bien : « on ne voit pas assez le pays ». Avec le Maghreb ou l’Afrique subsaharienne, il y a des attentes, on a l’impression de connaître mieux que vous votre réalité. Cela pouvait être inconscient, mais ça sortait : « Je connais, j’y suis allé en vacances ». On ne voit heureusement plus ça. On peut discuter pour dire que : “ça ne va pas être clair, ça va être moins perçu ici, il faut expliquer”, etc. S’il y a une sourate à la radio, pas besoin de préciser que c’est issu du Coran. Certains l’entendront et d’autres pas, mais on ne peut pas donner la becquée. Ce sont des choses qui sont totalement terminées. On peut discuter du scénario mais pas plus.

Pour la coproduction, j’insiste sur le fait que je trouve que c’est formidable de coproduire mais parfois, il faut renoncer à un Fonds parce que ça rend le film trois fois plus cher. Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. Ainsi, pour Les Ordinaires de Mohamed Ben Attia, une coproduction franco-belge-italo-saoudienne, ce qui veut dire quatre personnes en production et quatre en post-production, donc huit personnes, une énorme masse salariale. Alors, que faire ? Plus on trouve de l’argent, plus les films deviennent plus chers. Alors il faut calculer : combien coûte le film avec ou sans coproduction ?

Être productrice c’est aussi accompagner les auteurs ou autrices. Comment se passe cette relation quand la personne arrive avec son idée ?

Depuis le temps qu’on existe Lina et moi, on ne produit pas tant que ça. On aurait pu produire beaucoup plus mais c’est important d’être en osmose avec la personne avec qui on travaille, d’avoir la même vision du monde. Mais en général, il est rare qu’on prenne un scénario où il n’y a rien à faire. Avec Mohamed Ben Attia et Raja Amari, on part de leur idée. C’est comme du ping-pong, première version, séquence par séquence. C’est tellement instinctif. Il n’y aucun filtre, on dit exactement ce qu’on pense ; si ce n’est pas bon, on se connait depuis tellement de temps qu’on n’a pas besoin de mettre des gants, on dit les choses. C’est le travail qui me plait le plus. On est plus des accompagnatrices que des productrices.

Sud-Ecriture existe depuis 1997. Les laboratoires se sont démultipliés, mais Sud-Écriture est, comme son nom l’indique, un laboratoire situé au Sud. Quelles sont les options principales que vous avez voulu défendre ?

Comme je le disais tout à l’heure, je viens de la littérature. Il est vrai que lire un scénario n’a rien à voir mais un scénario bien écrit donne plus de garanties pour la qualité. Autrefois, les gens pensaient résoudre les problèmes sur place, pendant le tournage, alors que chaque minute compte. Lorsque, je lisais bénévolement des scénarios pour Mohamed Attia, je trouvais que les textes n’étaient pas bons ; il y avait de bonnes idées, des personnages… mais ce n’était pas bon. On ne comprenait pas les gens. De plus, le réalisateur était aussi producteur, il était tout. Est-ce de lèse-majesté de conseiller un atelier ? Il y a eu une grande réticence au début. Aujourd’hui, la tendance c’est le développement. Mais rien ne sert de démultiplier les labs, les workshops, etc. Il y a un moment où il faut savoir s’arrêter. Il ne faut pas que le désir s’émousse. Il faut protéger votre projet. L’exhiber à tout vent, je ne trouve pas ça bien. C’est ma vision des choses.

A Sud-Ecriture, on a beaucoup de demandes, on est très contents et je pense que c’est ce qu’on aime le plus faire. On n’a pas fait d’école de cinéma, on a appris sur le tas, et on aurait aimé, quand on a commencé, avoir ce type de tremplin, ce type de formation ou d’accompagnement sur mesure. On ne pouvait même pas en rêver à l’époque ! Ce qui est bien à Sud-Ecriture, c’est qu’on essaye de comprendre la nécessité du projet, pour que l’intention première ressorte. Quand l’intention est maîtrisée et claire, on s’est rendues compte que le reste est plus clair. C’est ça notre accompagnement.

Jacques Fieschi, très grand scénariste qui nous accompagne depuis plus de quinze ans, a écrit quelque chose que j’adore. Je vous le lis : “J’aime Sud-Ecriture parce que j’y apprends beaucoup de choses sur le cinéma et sur la vie. On part, on est loin, à Tanger, à Djerba, à Bamako, à N’djamena, on s’isole de ce qui habituellement nous assiège. Notre perception, notre lecture trouve d’autres repères, c’est une enclave de liberté. Les univers et les histoires proposées sont liés aux lieux qui nous reçoivent pendant quelques jours. On essaye d’entendre des voix différentes de la nôtre même si leur formulation est encore inaboutie. Sur cette différence s’installe un dialogue entre eux et moi qui apprenons à nous connaître. Je tente de saisir le fil rouge de tout projet, de comprendre d’où il vient, quelle en est la nécessité interne. Loin de toute école, de tout procédé d’écriture, en respectant la nouveauté et la verdeur de ces écrits en mouvement. Voilà en gros Sud-Ecriture.”

Ça parait tout à fait fondamental parce qu’il finit sur la verdeur. Dans le milieu de la critique, on décèle les films qui cochent toutes les cases de ce qui va marcher à l’international, et se vident de cette verdeur qui fait justement la qualité d’un film, toutes ses failles qui font que la vie est là.

Oui exactement. Il ne faut absolument pas y toucher sinon tous les films seront formatés. Ce qui nous vient du continent africain est extraordinaire. 14 films métrages arabes et africains à Cannes, c’est la première fois. On est fières de voir qu’un film marocain qu’on a accompagné est à Un certain regard. C’est une très grande récompense. On se dit que notre manière pragmatique de travailler est intéressante. C’est ce que fait aussi Ouaga Film Lab, on travaille de la même manière, cela va être la neuvième édition. Il s’agit de laisser ce qui est personnel, de trouver la particularité. Tous les thèmes ont été abordés, mais qu’est ce que cette personne va rajouter ?

Que ce soit Nomadis Images ou Sud-Ecriture, c’est artisanal, de petite dimension. Vous n’avez jamais voulu faire une grosse boîte ? N’est-ce pas ça aussi qui permet cette démarche ?

Oui, je pense, parce qu’on n’est que quatre à Nomadis Images. On a la chance d’avoir Lina qui abat un énorme travail. Quant à moi, je suis atypique, comme je l’ai dit au début, je n’aime ni les chiffres ni la technologie ! Je suis très old school pour certaines choses. J’adore l’écrit, et on se complète tous très bien. On n’a pas voulu s’agrandir ; on a eu beaucoup de demandes pour agrandir Sud-Ecriture mais le fait de travailler en petit groupe et se sentir libre de parler de soi, je pense que c’est ça qui fait la réussite.

Dans une autre vie, tu as dirigé les festivals, les JCC en 2008, 2010 et 2014, puis le festival Manarat en 2018 et 2019. Il y a beaucoup d’enjeux à la clé dans ces festivals, des concurrences entre festivals, entre pays… mais aussi la question de la validation des oeuvres autrement qu’à travers les festivals du Nord…

Les JCC étaient une fenêtre sur le monde, c’était extraordinaire parce qu’on voyait des films chinois, allemands, iraniens. J’étais bénévole, je servais le café aux membres des jurys pour avoir une accréditation et après je traduisais, jusqu’à ce que je sois à la tête du festival ! Avec l’augmentation du nombre de films, il était important d’avoir un festival annuel. Jusqu’à aujourd’hui, il y a un public extraordinaire, les gens se battent pour entrer dans les salles de cinéma. C’est ce qui a fait que, malgré l’argent qu’ils offraient, Dubaï et Abu Dhabi n’ont pas dépassé Carthage.

Est-ce une question de climat ? Le problème est que tous les festivals arabes importants se passent en même temps, entre octobre et décembre. Du coup, c’est la guerre pour avoir les meilleurs films. C’est très fatiguant. Avec Lina, nous avons instauré l’Atelier de projets en 92 ; je m’étais inspirée de Rotterdam et on l’avait fait à la sauce locale. C’est comme ça que Les Silences du palais a vu le jour. Il s’est modifié en Takmil en 2014 pour aider à la finition et fidéliser les films. Et puis, j’ai démissionné.

Etait-ce pour pouvoir retourner à la production ?

Non, on a démissionné parce que c’était pénalisant pour les réalisateurs qu’on produisait. On ne pouvait pas les sélectionner.

Et la question de la validation ?

Tu avais écrit quelque chose de très juste à ce propos et je te cite à chaque fois, Olivier. Tant que la critique des films n’est pas valorisée chez nous, on attendra la validation de Cannes, Venise et Berlin. Et c’est contraignant. Nous venons de faire un très beau film, Les Ordinaires de Mohamed Ben Attia. Je peux être critique des films que je produis mais vraiment là, je trouve que le film est très beau. Mais pour Cannes, il y avait déjà un film tunisien. Hier soir, je vois Thierry Frémaux qui me dit : “Ton film aussi est très beau mais je ne peux pas en prendre plus.” Pour casser l’obligation de la validation au Nord, il faut nous-mêmes avoir des festivals importants, où l’on soit fiers d’être.

Manarat s’est soldé par une expérience douloureuse puisque vous vous y étiez énormément engagées. Que retires-tu de cette expérience ?

L’idée de Manarat était de faire un festival sur les plages tunisiennes, en plein été. Pour que les gens qui ne sont jamais allés au cinéma puissent se dire que le cinéma va vers eux. Le Tunisien oublie qu’il est méditerranéen. Ce festival sur les plages allait donc montrer des films méditerranéens. La première année était formidable ; les gens étaient par centaines sur les plages à parler du film après, la nuit. C’était destiné aux gens qui n’avaient pas de voiture, qui allaient à pied à la plage. Et en même temps, il y avait un côté professionnel très important entre les pays de la Méditerranée.

Mais la convention n’a pas été renouvelée par le ministère…

Oui voilà, ils voulaient que je vire une partie de l’équipe, mais j’ai dit non, il me fallait une raison valable. Dès que l’État s’en mêle, ça devient difficile… J’espère que d’autres personnes le reprendront parce que c’est un concept extraordinaire.

Question de la salle : Vous avez mentionné tout à l’heure le cinéma d’avant la révolution et la question de l’autocensure. Est-ce qu’il y a un cinéma après révolution et est-ce que cette question de l’autocensure se pose toujours ? Et deuxième question sur la coproduction, est-ce que la coproduction Sud-Sud est en marche ?

Ce qu’il s’est passé après la révolution, c’est que les gens ont voulu capter cette liesse populaire. Le documentaire qui était pratiquement inexistant s’est développé, et nous avons produit C’était mieux demain de Hinde Boujemaa. C’était la première fois qu’on faisait des documentaires et on a beaucoup aimé parce que d’abord c’est beaucoup plus difficile que la fiction je trouve, et en fait, c’est comme s’il y avait un voile à lever, une créativité à trouver. Ce n’était pas tellement la question de la censure, mais la possibilité de dire plus de choses, de ne pas être ligotés dans la tête. Il y a juste encore de l’autocensure quand il s’agit de religion.

Quant aux coproductions Sud-Sud, il y en a de plus en plus. Les labs permettent des rencontres et engagent à travailler ensemble, notamment avec l’Afrique noire.

Ousmane Boundaoné, directeur de Génération film qui porte le Ouaga Film Lab : Aujourd’hui, on encourage les jeunes à aller dans la coproduction. Quels grands conseils donner à cette jeunesse ?

Ça dépend. Pour doubler ou tripler le budget, non. Artistiquement et sur le plan de la visibilité, oui. La visibilité vient quand le film est solide, je crois à ça. Tout dépend. Une coproduction c’est une rencontre, c’est une envie de travailler ensemble avant tout et puis après, le reste suit. Je n’ai jamais de règles, tout dépend. Si on oublie le côté humain, on peut avoir beaucoup de problèmes. Des fois il y a un projet extraordinaire et la personne en face est bien mais on sait pertinemment que ça ne peut pas fonctionner, il vaut mieux ne pas y aller. La Fabrique met le pied à l’étrier, c’est une chance, mais il faut savoir que quand on est cinéaste, on s’adresse au monde, on a quelque chose à dire. Il faut toujours questionner sa ligne rouge, c’est très important. Vous donnez confiance. Le producteur doit toujours prendre des risques calculés. Ce qui est fondamental en production, c’est là que vous pouvez faire carrière ou pas, c’est la fiabilité : la parole donnée est vraiment très importante.

Artistiquement, il faut que vous vous accompagniez tous les deux pour que vous ayez la même vision que votre auteur sinon ça ne peut pas marcher. Produire, c’est dur, il faut avoir de la rage pour pouvoir aller jusqu’au bout. Si j’ai des doutes, que je ne suis pas sûre, comment vais-je convaincre les autres ?

La vérité est qu’on se mêle de tout, il y a des gens qui n’aiment pas ça. Il n’y a aucun problème avec les réalisateurs avec lesquels on travaille, mais, je peux comprendre qu’un réalisateur n’aime pas ça ! Pour pouvoir convaincre les autres, il faut avoir des arguments solides, il faut être convaincu, ne pas dire : “On verra ça après”.

Question de la salle : Comment êtes-vous passée du statut de débutante à productrice ?

Quand tu rencontres quelqu’un et qu’il te dit qu’il veut travailler avec toi, avant de signer il faut passer du temps, voir, parler, lire et voir le scénario. Il faut être capable de voir si vous pouvez faire un bout de chemin ensemble. Même avec ça on peut se tromper et on peut aller au devant de beaucoup de problèmes. On est tout le temps en train de régler des problèmes entre réalisateurs et producteurs, c’est incroyable. Vous commencez par faire un petit court métrage. Si vous n’aimez pas le même type de cinéma ou si vous n’avez pas les mêmes valeurs, c’est un peu plus difficile je pense.

Question de la salle : durant le tournage, un réalisateur a toujours un moment de doute. En tant que productrice, comment faites-vous pour éviter cela ?

On materne un petit peu ! C’est pour ça que je trouve que les femmes productrices, c’est très bien. Il faut donner confiance. C’est un rapport qui s’établit, il n’y a pas de recette. Il faut être là.

Olivier Barlet : Est-ce qu’il arrive que tu préfères rester sur des fonds locaux plutôt que s’éparpiller ?

Oui, par exemple tous les documentaires qu’on a fait, on les a fait avec très peu d’argent – que ce soit Maudit soit le phosphate de Sami Tlili ou C’était mieux demain de Hinde Boujemaa par exemple. Pour les fictions, ça réduit mais ça n’enlève rien. Ce qui compte est que le film soit bon. Mais je pense qu’une coproduction bien étudiée, c’est très important.

Parce que ça ouvre un marché ?

Pour l’un des premiers films de Mohamed Ben Attia, il voulait un chef opérateur qu’on n’a pas pu avoir et puis avec la coproduction belge, il fallait que ce soit un Belge. Il a fait un skype avec le chef opérateur et c’était pour lui un pis-aller. Finalement, il ne peut plus faire de film sans Frédéric Noirhomme ! Il l’adore. Depuis, c’est son troisième film avec lui. Donc, il y a ça qui est formidable, l’apport d’une coproduction, et peut être que ça peut donner plus de visibilité.

Ça permet de comprendre un peu mieux la législation aussi.

Oui, quand on coproduit il faut bien connaître la législation du pays avec lequel vous produisez. Il faut toujours négocier en amont. Quand on est débutant, on peut se faire déposséder de son projet juste parce qu’on méconnaît les lois. Donc, il faut vraiment bien se faire conseiller, étudier…

Question de la salle : Comment choisir un vendeur international (sales agent) ?

Je travaille avec la même maison depuis 2016 et franchement on en est très contentes – Luxbox, c’est formidable. On a un vendeur dans le monde arabe et c’est important car ce sont des territoires différents. C’est une question de négociation. Il y a une manière de négocier, surtout si le film est fragile. Aujourd’hui, les distributeurs ont beaucoup de problèmes avec les exploitants, en plus de la concurrence des plateformes. On ne sait pas où on va. Il faut connaître la situation des pays. La langue n’est pas une barrière, elle ne devrait pas l’être. Prendre un traducteur si besoin. Il y a toujours quelque chose à négocier.

Question de la salle : Au Liban, il n’y a plus d’argent. Il est difficile de négocier dans ce cadre ! Quelle idée, mécanisme ou formule y aurait-il pour être mieux armé face aux coproducteurs pour obtenir un meilleur pourcentage ?

Satin rouge, à l’époque, avait fait beaucoup de recettes et nous, on avait pas un radis de ça, rien. Aujourd’hui, on ne cède pas quand on a la paternité du projet. Dans tous les cas on partage. On a la chance de travailler avec des gens extrêmement honnêtes. On est arrivés à ça aujourd’hui. Tu négocies tout. Avant de signer, il faut absolument négocier, dire : “Non, si vous prenez la Belgique et la France, nous il ne nous restera rien, donc non.” Tu es initiateur du projet, tu négocies tout. Tout le monde le fait.

Et vous valorisez ça dans le générique également pour le montrer ?

Oui, on le fait ensemble. On apprend de ses erreurs. Il faut négocier. Il faut lire, et si vous n’avez pas le temps de lire le contrat, faites appel à un avocat. Ne signez pas trop vite. Il faut bien étudier parce qu’il y a toujours une petite clause “olala”. Moi je ne lis pas les contrats, c’est toujours Lina, parce que j’aime pas ça, je ne vais pas mentir. Mais, on fait attention et ça se passe bien.

Question de la salle : Je suis de la Côte d’Ivoire et je suis productrice de films d’animation. Concernant les ateliers d’écriture, je voudrais faire la même chose en Côte d’Ivoire et dans la sous-région pour l’écriture d’animations. Comment avez-vous convaincu les gens de l’utilité de faire des ateliers d’écriture ?

On n’apprend pas aux gens à écrire, on ne saurait pas le faire. Ce n’est pas une formation professionnelle, c’est ce que je dis toujours au ministère de la Culture chez nous. Il faut quand même que vous dénichiez des talents. Nous n’avons pas fait de travail de pédagogie : c’est le bouche à oreille. Au début, on a rencontré les réticences des anciens : ”Pour qui elles se prennent à nous dire comment écrire un scénario ?”, mais on n’apprend absolument pas à écrire un scénario. On part de ton texte, de ton idée, on essaye de t’aider à trouver cette ligne rouge que tu cherches pour pouvoir travailler ton scénario. Après ça a été le bouche à oreille, et maintenant on a énormément de demandes.

Question de la salle : Les changements à apporter au scénario vont parfois dans le sens des attentes du public occidental et non du nôtre. Comment gérer ça ?

Est-ce que les changements demandés par le coproducteur viennent d’un manque de clarté ? C’est la question à se poser, mais il ne faut pas changer le contenu. Il ne faut pas confondre manque de clarté et culturellement valide. Il ne faut pas tomber là-dedans du tout. Quand on part de quelque chose de très ancré et que les personnages sont bien fouillés, on ne se pose pas la question : ça devient universel. Un élément ancré dans la culture d’un pays, ça peut être quelque chose de fort, mais si ça manque de clarté, peut être revoir la manière de le dire. Mais ne jamais changer pour une audience européenne : ça ne marchera jamais.

Olivier Barlet : Je me souviens d’une conférence de presse à Cannes pour le film Po di sangui de Flora Gomes, qui était en compétition en 1996. C’est un film très symbolique, difficile à comprendre. Un journaliste qui demandait la signification des symboles. Flora Gomes a répondu : “Vous savez, les symboles vous les laissez rentrer en vous et il vous parlent.” C’était sa réponse et je crois qu’il y a un peu de ça.

Il y a un peu de ça, tout à fait.

J’en profite alors pour aborder l’Afrique noire où tu interviens parfois dans les formations ou les labos. Tu produis essentiellement des films méditerranéens ; est-ce que tu as eu envie d’aller produire des cinéastes d’Afrique noire ?

Si bien sûr mais on évite quand même de faire notre marché dans les autres pays. Je trouve qu’on aide beaucoup plus en accompagnant les cinéastes. On les met en contact avec des producteurs potentiels après l’écriture, on lit et continue à lire pour eux. Que notre nom soit dans le générique c’est très bien mais sinon ce n’est pas grave. La transmission, c’est très important. Et voir ce cinéma émerger, c’est extraordinaire.

Si on veut résumer tout ce que tu as dit, on arrive à la rencontre et à la vigilance. Y a-t-il un réseautage au niveau de la production qui vous permet d’avancer sur ces plans-là ?

Je ne suis pas très réseau social. Lina l’est. C’est mon binôme. Ce que Dora n’est pas, c’est Lina. Mais, si on parle de réseau en termes de rencontres, oui, je rencontre des gens extraordinaires. J’ai rencontré des femmes qui m’ont marquée, comme Sandra den Hamer du Rotterdam Film Festival. C’est grâce à elle que j’ai fait l’Atelier de projets. Il y a eu Margaret Menegoz, des gens comme ça. Les rencontres c’est très important. Dans notre métier il y a le travail, la fiabilité, les rencontres, la chance ; il faut saisir la chance ! Je pense qu’on a eu pas mal de chance. On a tendance à oublier les mauvais moments et les mauvaises choses, mais je pense que la chance, il faut savoir la saisir.

La vie avance comme ça, en saisissant les opportunités !

Oui, mais les rencontres sont extrêmement importantes. J’ai rencontré Pedro Pimenta dans le seul lab qui existait à l’époque, Écrans du Sud. On a fait une formation pratique, on a été à la Femis, et on est restés liés à vie et on fait des choses ensemble, on se retrouve à Ouaga Film Lab… Pleins de rencontres par hasard ; j’ai rencontré Delphine Tomson, des Films du Fleuve, et on est restées très liées. Ce sont des rencontres. Il y a quelque chose qui fait qu’on va faire confiance à une personne. On reste vigilante mais il y a quelque chose qui se fait.

Je voudrais revenir sur le fait que la création et le cinéma, ce n’est pas de la formation professionnelle. Je n’arrête pas de le dire. Il faut en tant que producteur, détecter chez ton réalisateur pourquoi tu vas vers lui. Est-ce que tu vas vers lui parce qu’il est derrière ce projet ou est-ce que c’est le projet qui t’emmène à lui ? Il faut qu’il y ait les deux mais la personne est plus importante que le projet. La personne dans le sens où, même si le scénario actuel n’est pas encore là, on sent qu’il peut l’améliorer, qu’il a quelque chose. C’est à nous en tant que producteurs de voir ça, d’avoir et d’aiguiser ce flair.

Hinde Boujemaa : Dora et Lina ont produit mon premier film il y a quelques années. Je ne veux pas poser une question mais vous dire qu’en termes de réseaux, elle a menti. (rires) Il faut que je vous explique une journée à Nomadis Images. Sur 8 heures de travail elle va faire au moins 2 heures de bénévolat en réseautage pour les autres. Dora ne fait rien pour elle, pas de réseautage, mais elle passe son temps à réseauter pour les autres. Elle ne fait que ça. Tout le monde l’appelle et malheureusement elle ne sait pas dire non. C’est ça que tu dois arrêter, tu ne dois pas arrêter de produire mais diminuer sinon on ne va pas s’en sortir !

Oui maman !

Olivier Barlet : On va remercier Dora et puis un grand merci pour ces moments d’échanges, c’était vraiment magnifique. Merci Dora !

Merci vraiment, et j’espère que je vous ai transmis quelque chose. En tout cas, il faut avoir de la passion. Merci à vous.

Un grand merci à Sara Adriana Albino pour son aide à la transcription.

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