Débats-forums Fespaco 2023 / 11 : Osvalde Lewat parle de « MK, l’armée secrète de Mandela »

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La réalisatrice, écrivaine et photographe franco-camerounaise présentait en compétition officielle au Fespaco 2023 son film MK, l’armée secrète de Mandela. Elle fût invitée à en parler avec la presse et les professionnels lors des débats-forums. Transcription résumée.

Annick Kandolo : Osvalde Lewat est écrivaine, photographe et réalisatrice de films documentaires multiprimés. Ses films traitent de sujets qui sont pour la plupart politiques et sociaux. Son nouveau film sur la branche militaire de l’ANC uMkhonto weSizwe (en zoulou, littéralement « »fer de lance de la nation », MK en abrégé) ne déroge pas à la règle puisqu’il vient bousculer beaucoup de choses pour une personne comme moi, qui ne voit que le côté pacifique et non-violent de Nelson Mandela. Qu’est ce que qui vous a poussée à faire ce film ?

Osvalde Lewat : Dans mon parcours de réalisatrice et artiste, je me suis rapidement rendue compte du déficit d’histoires liées à la mémoire en Afrique. Un déficit non pas parce que l’on n’en a pas parlé mais parce que le biais par lequel l’histoire avait été abordée était insatisfaisant. J’ai été surprise de découvrir que Nelson Mandela avait été à l’origine de la création d’une branche armée, que c’est lui qui avait poussé à la violence l’ANC qui était un parti pacifique. Il a fallu quelques années pour que je me dise que c’était une histoire importante car elle dit beaucoup sur les luttes contre la colonisation mais aussi sur l’écriture de l’histoire dont font l’objet les luttes d’indépendance. C’était le désir simple de raconter un Nelson Mandela un peu plus complexe et réel que l’image aseptisée de Gandhi ou d’un papi à chemises à fleurs !

Question de la salle : Patrice Lumumba dans sa dernière lettre à sa femme écrivait : “L’histoire dira un jour son mot et l’Afrique écrira sa propre histoire”…

C’est le défi de raconter l’histoire du point de vue du lion et non du chasseur. Il est indispensable que l’on puisse poser un regard sur nos sociétés, un regard qui n’est pas passé par un filtre occidental ou ethnologique. Il reste difficile de regarder le monde, nos sociétés, avec une approche endogène. Quand j’ai fait ce film, plusieurs soldats ont été très sensibles au fait que ce soit une Africaine qui raconte cette histoire. Pas parce qu’être africaine donne une légitimité, mais en tant que cinéaste avec un parcours comme le mien, poser un regard sur une histoire comme celle-là implique une singularité que je crois qu’un réalisateur occidental n’aurait pas forcément eue. Mais j’ai fait aussi des films en Israël ou avec les Amérindiens au Canada ! Cela me gêne quand on dit qu’il faut laisser les Africains raconter seuls leurs propres histoires. Non, il faut élargir le champ du récit et que ceux qui s’intéressent à l’Histoire de l’Afrique puissent le faire. Mais étant née et ayant grandi en Afrique, mon rapport est différent. Il est essentiel aujourd’hui qu’on puisse nous aussi raconter nos propres histoires.

Question de la salle : Winnie Mandela a-t-elle aussi participé à cette armée ? Est ce que vous avez essayé de rencontrer des personnes ayant travaillé dans l’administration de Mandela ? Est ce que des dispositions avaient été prises pour la réinsertion ?

Winnie a été d’un apport extrêmement élevé pour le MK. Elle a d’ailleurs été arrêtée plusieurs fois parce qu’elle dissimulait les armes du MK. C’était une vraie combattante ; elle n’a pas été au front mais elle a participé à la lutte armée. Sinon, ce n’était pas le but du film de me rapprocher de l’administration. Quant au processus de réinsertion, il  a été négligé. Tous ceux qui sont allés au MK très jeunes et qui sont revenus plus tard se sont retrouvés sans emploi car ils n’avaient pas de formation autre que militaire. Beaucoup sont devenus des cas sociaux sans emploi du fait du manque de reconnaissance et de l’abandon de ces soldats du fait du désintérêt de l’Etat.

Annick Kandolo : Quels sont les défis auxquels vous avez dû faire face ? Comment cela se fait-il qu’on ait pu occulter aussi longtemps cet aspect de la lutte de l’ANC ?

Les difficultés sont celles de tous les réalisateurs/réalisatrices au départ : convaincre les personnages de la pertinence de la démarche, des raisons pour lesquelles on veut faire le film… Mais j’ai mis quatre ans à faire le film. Dieu merci, le réalisateur Zola Maseko qui était membre du MK est resté très proche. Le fait que les MK acceptent de me parler a été une première étape. Certains soldats avec qui j’ai cheminé en termes d’échanges et rencontres se sont désistés à la fin parce qu’ils ne voulaient pas écorner l’image de l’ANC ou revenir sur les traumatismes qui étaient les leurs après la libération. Sinon, ce n’est pas le premier film qui mentionne le MK mais il n’y a pas de film seulement dédié au uMkhonto weSizwe. Des recherches ont été faites pour vérifier : nous étions étonnés. Dans les portraits de Mandela, on aborde la lutte armée ; il y a des portraits de leaders de MK qui sont devenus des dirigeants post-apartheid, mais ce sont des portraits individuels et non pas un film qui raconte le collectif, l’engagement et le désenchantement. Un film cependant m’a beaucoup touché, c’est Le Procès contre Mandela et les autres, de Gilles Porte et Nicolas Champeaux (2018), sur le « procès de Rivonia » à l’automne 1963 où neuf autres militants de l’ANC étaient également jugés. Avec Mandela, ils avaient transformé leur procès en une tribune politique contre le régime de l’apartheid. Ils avaient été condamnés pour avoir créé le MK.

Est ce que l’ANC a mis en place un dispositif particulier ?

Non pas du tout. Ils n’ont rien fait pour empêcher que l’histoire ne soit pas connue et ils n’ont rien fait pour qu’elle le soit. Les choix qui ont été faits étaient des choix différents. Il n’y a pas eu d’empêchement, il y a juste eu un désintérêt.

Pour le film, il a fallu trouver des financements et convaincre les gens. Il faut dire qu’ils fonctionnaient comme une confrérie : il était très difficile d’avoir des témoignages critiques. C’est quand ils ont mesuré mon engagement et qu’ils l’ont rapproché de leur désir de raconter leur histoire qu’ils ont été convaincus. Je voulais que nous fassions la géographie de MK et que nous restituions la vérité, que nous sortions de l’image policée de Nelson Mandela. En même temps, il existe une vraie colère en Afrique du Sud sur les accords que Mandela a signé pour réussir à mettre fin à l’apartheid durant les négociations constitutionnelles (CODESA). Personnellement, je ne juge pas ses renoncements : il fallait mettre fin à la guerre civile et négocier, donc accepter des compromis. Je respecte ce leader dont toute la vie a été dédiée à la lutte. Il a été la figure qui allait incarner cette lutte, choisi par ses camarades.

Retrouver les archives de MK était très difficile : c’était une armée de guérilla, secrète, formée dans la jungle. Ce déficit d’images est révélateur du déficit de communication sur le MK. Délaissés après la dissolution, certains ont créé des gangs et attaqué des banques, l’image de MK a été écornée. En Afrique du Sud comme ailleurs, on méconnaît leur importance dans la lutte anti-apartheid. Ce film est pour combler ce déficit de reconnaissance.

Question de la salle : Au début et la fin, on voit un groupe de gens qui chantent : qui sont-ils ? Et comment les Etats africains ont-ils réagi à l’apartheid ? On boycottait les oranges Outspan…

Le groupe que vous voyez, c’est le chœur des anciens soldats. Lorsqu’un soldat mourrait, il était enterré dans la solitude de sa famille. Ils ont monté un groupe de chants de lutte (struggle songs), notamment pour ce type d’événements. C’est ce groupe qu’on voit dans le film. Les chants dans le film ne sont pas des chants d’illustration mais ce sont des chants qui racontent l’histoire, tout comme à l’époque de la lutte, ces chants participaient à la lutte. Mandela disait : « Les discours, oui ; les armes, oui ; mais quand j’entends un chant, je sais que la victoire est proche ». Ces chants ont été un lien important de ralliement. Et si je danse avec eux à leur invitation à la fin du tournage, c’est qu’ils étaient devenus des camarades.

Pour la deuxième question sur la réaction des Etats africains, c’est ce qui explique mon désir de faire une version plus longue de ce documentaire. Ce qui m’intéresse le plus c’est la place qu’a occupé l’Afrique subsaharienne pour combattre l’apartheid : le Maroc, l’Algérie, l’Ethiopie, le Burkina Faso, le Gabon, le Sénégal, l’Angola, le Mozambique, etc. C’est peu connu. Après le massacre de Sharpeville en 1960, Mandela met six mois à convaincre l’ANC d’engager la lutte armée. Il entame alors une tournée des pays africains pour chercher du soutien. Sekou Touré lui donne de l’argent. En Algérie, il apprend le maniement des armes. La Zambie apporte un soutien décisif en accueillant le siège de l’ANC à Lusaka. Dans le même temps, les pays occidentaux comme la France, l’Angleterre ou les Etats-Unis soutenaient le régime de Pretoria. Leurs entreprises faisaient leur commerce sans se préoccuper de la question noire. Mais la lutte armée rendait le pays ingouvernable. Cela tapait au portefeuille : c’est la partie occultée, la lutte armée, qui a forcé les compagnies occidentales à partir et les dirigeants à négocier. C’est alors que les pays occidentaux ont retourné leur veste et soutenu le mouvement anti-apartheid. Il faut bien voir qu’il y avait quatre vecteurs : le boycott économique, la lutte armée, les organisations de masse qui formaient les jeunes dans les townships et la mobilisation de la société civile un peu partout dans le monde. Outspan, c’est un boycott des ONG et de la société civile luttant contre l’apartheid. Les opinions publiques ont forcé leurs gouvernements à changer leur position.

Olivier Barlet : On imagine mal pouvoir virer un régime totalitaire comme l’apartheid sans passer par la violence. On voit cependant que les choses ont changé par un jeu de pressions mais aussi de compromis. Le film « La Commission de la vérité » d’André van In (1999) montre qu’alors que les élections à la présidentielle de 94 étaient menacées de blocage par l’extrême-droite sud-africaine, un marchandage eut lieu entre le gouvernement du Parti national et l’ANC : l’extrême-droite serait neutralisée en échange d’une amnistie. L’ANC n’accepta que sur la base d’une totale transparence. C’est ainsi qu’est née la Commission Vérité et Réconciliation. L’occultation de l’apport de MK n’est-il pas lié à la nécessité de construire pour ce pays qui sort de l’apartheid un mythe fondateur, lequel ne pouvait pas être basé sur la violence ?

La construction du récit national, Mandela l’a très bien expliquée dans ses entretiens et son livre. Il a dit : “Pour moi, il n’y avait aucune bonté morale à utiliser une arme inefficace. Pendant longtemps l’ANC à été pacifique, et les gens se comportaient en pacifistes et se faisaient massacrer”. Il explique aussi qu’en réalité c’est l’oppresseur qui définit la nature du combat, il dicte les règles, et si on ne reprend pas les armes de l’oppresseur pour se libérer alors c’est une cause perdue. L’éternelle question philosophique de la violence c’est : “Est ce qu’on peut obtenir la paix par la violence ?” Il se trouve que la logique des dirigeants de l’ANC sous la pression de Mandela a été : “On a plus le choix”. Une phrase forte qu’ils ont prononcée a été : “On a deux choix : se soumettre ou se battre.” Se soumettre ou mourir : ils n’avaient plus le choix car ils avaient utilisé tous les recours pacifiques possibles. Malheureusement, il faut bien constater que c’est ce recours à la violence qui a permis au pays de sortir de l’apartheid. Même les Blancs sud-africains voulaient que ça s’arrête. C’était devenu ingérable. Cela fait tâche de se dire que ça a été obtenu au prix de milliers de vies sacrifiées mais il est indispensable de se souvenir que ce n’était pas juste la bonne conscience occidentale qui s’est réveillée d’un coup.

Au niveau de la Commission Vérité et Réconciliation (TRC), ils parlent de white wash : ils estiment que c’était une mascarade. Les oppresseurs et les opprimés qui s’étaient défendus y ont été jugés sur les mêmes critères et de la même manière. Certains MK ont été convoqués au TRC et ont pris de la prison car ils refusaient de confesser leurs crimes. Ce déni de justice est aussi une pierre contre Mandela qui a fait des choix difficiles mais qui ne sont pas sans conséquences psychiques et économiques sur la population.

Merci à Sara Adriana ALBINO pour sa transcription

 

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