Cannes 2022 / 4 : Fespaco, JCC, Maghreb et économie du cinéma français

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Des conférences de presse sont toujours organisées au festival de Cannes par le Fespaco de Ouagadougou (sur la plage du CNC) et les Journées cinématographiques de Carthage (au stand Tunisie). Quelques nouvelles à savoir, à mettre en perspective avec un état du cinéma maghrébin et les débats qui agitent le cinéma français, en écho à notre premier article « L’inquiétude de la profession et les fulgurances de l’ouverture« .

Fespaco et JCC

Alex Moussa Sawadogo, délégué général du Fespaco, a rappelé les nouvelles sections compétitives mises en place en 2021 : Perspectives (1ère et 2ème œuvres) et Burkina (longs métrages de fiction ou documentaires). Il est logique qu’un festival soutenu par l’Etat mette ainsi en avant la production nationale, indépendamment des films retenus par le comité de sélection dont le principe est reconduit pour 2023 avec huit professionnels du cinéma de l’Afrique et de ses diasporas, à parité hommes et femmes sous la direction artistique du DG.

De même, au niveau professionnel, le Marché du film (MICA) se tiendra au siège dans une tente mieux climatisée, avec les ateliers Yennenga Academy (87 candidatures en 2021, 14 retenues dont 4 du Burkina Faso), post-production (34 dossiers en 2021, 8 projets retenus : 4 fictions et 4 documentaires) et connexion (labs, fonds dédiés, fonds spécifiques), reconduits en gardant les acquis de 2019 qui seront consolidés. Un espace sera réservé aux plateformes de diffusion et un premier marché de coproduction se tiendra en collaboration avec les partenaires. Un espace de rencontre pour les coproductions sud-sud sera aménagé

L’organisation globale du festival sera travaillée en amont pour éviter les couacs. Le thème du Fespaco 2023 sera « Cinémas et littératures d’Afrique et de la diaspora », avec pour souci la prise en compte des richesses de la littérature (également orale) au cinéma. Des panels sont prévus sur les contes et mythes, les adaptations, les jeunes, la critique et les cinémas et littératures des Afro-descendants.

La Cinémathèque africaine de Ouagadougou est en cours d’inventaire, les contacts avec les ayant-droits étant recherchés. Un site internet lui sera dédié et un programme pédagogique élaboré permettant de voir les films du patrimoine. Les agents de la cinémathèque bénéficieront de formations. Il est également question de la déplacer pour éviter une nouvelle inondation.

Le pays invité sera bientôt déterminé et il est également question de créer une Semaine de la critique indépendante.

Initiative semblable du côté des JCC, dont l’édition 2022 (29 octobre – 5 novembre) a été présentée par la nouvelle directrice générale Sonia Chamkhi et le nouveau directeur artistique Ibrahim Letaeif (qui dirigea les JCC en 2015 et 2016). Elle comportera la première « Semaine de la Critique de Carthage », destinée aux premières et deuxièmes œuvres (fiction ou documentaire), ouverte à tous les cinéastes du monde avec une programmation de sept longs métrages.

Un nouveau rendez-vous professionnel international sera également lancé cette année avec « Carthage Industry Days », avec notamment un atelier de networking destiné à favoriser les coproductions entre les pays africains, arabes et des autres pays.

Une plus grande parité sera recherchée entre hommes et femmes dans les différentes sections et deux programmes inédits auront pour but de mettre en valeur l’apport des cinéastes femmes du Nord et du Sud, en réhabilitant les pionnières et en faisant découvrir « les dignes héritières de nos cinémas respectifs ».

La sélection privilégiera les films de fiction et les documentaires « où l’engagement moral et politique des cinéastes-auteurs est servi par autant de formes diversifiées de narration et de mise en scène : des œuvres originales organiquement ancrées dans les préoccupations sociales et culturelles des pays du Sud », indique Sonia Chamkhi.

L’expérience entamée en 2021 a encouragé la nouvelle direction à renouveler l’axe de l’adaptation littéraire comme source d’inspiration pour des scénarios inédits. Un appel a été lancé conjointement par les JCC et le CNCI pour la production de quatre courts métrages adaptant des nouvelles du patrimoine littéraire tunisien, classique et contemporain.

La clôture des inscriptions pour les sections compétitives officielles longs et courts métrages est fixée au 15 août 2022, et au 31 août pour la section Carthage Industry Days « Takmil », la section « Cinéma du Monde », la section « Carthage ciné promesse » (écoles de cinéma en Tunisie, dans le monde arabe et en Afrique) et la section « Semaine de la Critique ».

 

Deux « pavillons africains »

Cette année encore, deux lieux se sont fait au marché du film une regrettable concurrence : le Pavillon Afriques fondé par Karine Barclais, qui dispose d’un pavillon au village international sur le port avec bar et salle de conférence, et le Pavillon africain de l’Agence Culturelle Africaine (ACA), initiative d’Aminata Diop Johnson soutenue par le Sénégal, qui n’avait plus de pavillon cette année mais un petit stand au marché et un espace éloigné dans la plage privée du Rado Beach Helen.

La « parade africaine » du Pavillon Afriques le 17 mai.

Les deux organisations s’ignorent royalement, jusqu’à proposer une table-ronde sur le même thème au même moment en deux endroits opposés du festival. Offre pléthorique pour un festivalier, programme incertain, annulations de dernière minute et faible assistance en sont les conséquences. Par contre, elles développent chacune un programme spécifique, non seulement de tables-rondes mais d’une école de cinéma en ligne pour le Pavillon Afriques et le soutien à la visibilité de huit cinéastes intitulé « Talentueuses caméras d’Afrique » pour le Pavillon africain.

En outre, alors que le Pavillon Afriques mobilise davantage dans les pays et la diaspora anglophones, le Pavillon africain est plus ancré sur les pays francophones. Il a cependant proposé une conférence avec Afreximbank sur sa nouvelle ligne de crédits « Film Development Financing Facility ».

Il est difficile d’imaginer une entente entre deux initiatives commerciales d’agences concurrentes, soutenues par des partenaires différents… La présence d’un tel pavillon est pourtant importante dans un marché qui eut cette année 12 500 participants inscritspour accueillir rencontres spontanées, tables-rondes panafricaines ou masterclass, très peu de pays pouvant se payer le luxe d’un stand au « village international » du marché (la location d’un pavillon de 100 m2 comme le Pavillon Afriques coûte 85 000 €), particulièrement déserté par l’Afrique pour cette première édition « normale » après la pandémie de covid-19.

 

Cinémas maghrébins

On notera que l’Arab Cinema Center (qui publie un magazine réalisé par MAD Solutions, Egypte) dispose d’un large stand bien situé au marché du film et continue d’organiser les Critics Awards for Arab Film (trophées des critiques du cinéma arabe), avec un jury constitué d’un nombre grandissant de journalistes internationaux (24 en 2017, 167 en 2022) qui visionnent les films en ligne en amont du festival.

Les trophées 2022 sont pour le meilleur film : Plumes (Feathers) d’Omar El Zohairy (Egypte), le meilleur acteur : Ali Suliman dans le film Amira (Palestine), la meilleure actrice : Maisa Abd Elhadi dans Huda’s Salon (Palestine), le meilleur réalisateur Omar El Zohairy (Egypt), le meilleur scénario : Ahmed Amer et Omar El Zohairy (Egypt) et le meilleur documentaire : Little Palestine : Journal d’un siège d’Abdallah Al-Khatib (Palestine / Liban).

Si les cinémas sub-sahariens n’ont eut droit à aucun article dans les magazines professionnels quotidiens du festival (Le Film français, Screen, Variety, Hollywood Reporter), les cinémas maghrébins ont fait l’objet d’une enquête de Patrice Carré,[1] notamment motivée par leur forte présence dans les différentes sélections. Il cite Farès Ladjimi (Supernova Films) qui a produit Ashkal de Youssef Chebbi : « C’est un cinéma qui ose enfin s’éloigner des films à sujets, aborder le genre de façon originale et se l’approprier. Plus largement, les cinéastes maghrébins proposent désormais des gestes de cinéma sans se soucier de ce que l’on attend d’eux ». Sont ainsi attendus Parmi nous de Sofia Alaoui, Reines de Yasmine Benkiran ou La Dernière reine de Damien Ounouri. La réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania, qui a présidé le jury de la Semaine de la critique, dit que les films de la nouvelle génération « captent quelque chose qui est dans l’air du temps, de l’ordre de la vitalité et de la revendication. (…) Ce sont des œuvres de cinéphiles décomplexés qui aiment les films de genre, le polar, tout un cinéma que l’on a tendance à mépriser dans certains cercles ».

Une nouvelle génération de producteurs les accompagne, qui maîtrisent les enjeux internationaux et sont donc particulièrement attentifs au développement des films et à la coproduction. Ils ont souvent une structure au Maghreb et une en France. Bien sûr, ils sollicitent les aides locales. 60 millions de dirhams (5,7 M€) sont alloués annuellement à la production au Maroc, pour des aides pouvant aller jusqu’à 700 000 €. Les textes imposent de trouver un tiers du budget ailleurs, mais certains producteurs n’en tiennent pas compte, préférant éviter les contraintes des coproductions, quitte à réduire les chances du film à l’international.

En Tunisie, la dernière Commission d’encouragement à la production cinématographique (février 2022) a attribué des subventions allant de 350 000 à 400 000 dinars (110 000 à 125 000 €), mais la Commission étant annuelle et l’attribution des fonds lente, certains films se font sans en attendre les résultats.

En Algérie, la loi de Finances n’a pas renouvelé la dotation du Fonds de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique (FDATIC). Il distribuait annuellement un montant de 200 millions de dinars algériens (1,3 M€). Les cinéastes algériens ont poussé un cri d’alarme sans résultat. Le Secrétariat d’Etat chargé de l’industrie cinématographique créé par le président Abdelmadjid Tebboune à son arrivée a disparu un an après, ses attributions étant transférées au ministère de la Culture, lequel vient de créer une commission destinée à délivrer les autorisations de tournage après lecture du scénario. Cette formalité technique devient contrôle…

 

Le cinéma français face aux plateformes

Selon le rapport du CNC présenté à Cannes, les Français ont dépensé 11,4 Md€ en 2021 dans les « programmes audiovisuels » (salles, chaînes payantes, plateformes, jeux vidéo). L’étude de GroupM indique que 41 % se décident surtout sur la bande-annonce du film pour aller le voir en salle. Le CNC compte 2028 établissements soit plus de 6000 écrans, 7,04 € la place en moyenne. 30 films totalisent 55,9 % des entrées, parmi les 6191 titres projetés, dont 455 longs métrages inédits.

La table-ronde du CNC

Alors que la fréquentation en salles diminue au profit des plateformes, il n’est pas inintéressant de savoir comment la France protège le cinéma. En pleine actualité des réformes récemment adoptées, le CNC a organisé une table-ronde sur « les chaînes et plateformes dans le financement de la création : diversité et souveraineté ». Malgré la crise sanitaire, l’année 2021 a été un tournant majeur pour la filière, ce qui provoque de gros frottements.

Ce fut d’abord la transposition des directives européennes Smad (« services de médias audiovisuels à la demande ») qui obligent les plateformes à consacrer au moins 20 % de leur chiffre d’affaires au financement de la production, lesquelles obtiennent un délai réduit à 12 mois pour programmer les films après la diffusion en salles. La France a dû négocier avec Canal+ qui a obtenu de n’attendre que six mois en raison de son investissement historique considérable dans la production, mais aussi de repousser le délai pour les plateformes. Netflix est la seule à avoir signé un accord, lequel stipule 15 mois. Disney+ refuse de signer et annonce en représailles la sortie directe sur la plateforme, contrairement aux autres pays, d’Avalonia, l’étrange voyage, son dessin animé de Noël – une pratique qui risque de se multiplier et qui représente un énorme manque à gagner pour les salles. Même refus chez Amazon Prime dont le chiffre d’affaires est difficile à déterminer, l’abonnement étant lié à un service de livraison rapide des produits commandés, et donc difficilement taxable.

Selon Damien Bernet, son directeur des affaires, « Netflix investit plus de 200 M€ dans la création française, dont 40 M€ dans le cinéma ». France télévision, M6 et TF1 réunis investissent cependant 100 M€ et doivent pourtant attendre 22 mois pour pouvoir diffuser un film. La philosophie de la chronologie des médias selon laquelle « plus on finance, moins on attend » n’est donc pas respectée. M6 et TF1 envisagent d’ailleurs de fusionner pour avoir une plus grande capacité d’investissement. Quant à OCS, elle a obtenu 6 mois alors que son investissement dans le cinéma français est tombé de 40 à 20 M€.[2]

La police municipale se prend en photo devant la publicité pour « Top Gun », blockbuster présenté en avant-première à Cannes

Il est clair que cette nouvelle chronologie des médias est bancale. Elle « a été conçue pour être modifiée fréquemment », pour reprendre l’expression de Dominique Boutonnat, président du CNC qui a insisté pour qu’elle soit rediscutée chaque année.[3] Elle est « indispensable pour garantir le financement de la création par les diffuseurs et pour valoriser l’expérience de la salle » mais elle reste complexe car, comme l’indiquait Florence Gastaud, responsable de la production chez Wild Bunch, « organiser la rareté d’un film grand public contribue à son piratage, et organiser la rareté d’un film art et essai conduit à son oubli ». On tend donc vers une réduction progressive des délais et des expérimentations permettant des schémas de distribution spécifiques pour certains films. La règle de l’Arcom[4] qui fait que les films de plus de 30 ans du patrimoine et d’expression originale française comptent double dans le calcul des obligations des plateformes favorise d’ailleurs la diffusion de ces œuvres. « Nous devons favoriser la curiosité des futurs cinéphiles », a ajouté Rosalie Varda (Ciné Tamaris, MK2), insistant sur la nécessité de développer l’accompagnement éditorial des films.

Netflix demande aussi l’accès au fond de soutien qui lui a été promis et un crédit d’impôt plus favorable car le système actuel encourage l’évasion des productions vers la Belgique et le Royaume-Uni, et conduit à l’augmentation du budget des productions.

Les chaînes pensent que leur taux d’écoute diminue sous la pression de la montée en puissance des plateformes alors que le CNC indique que la durée d’écoute quotidienne par individu retrouve son niveau d’avant-crises avec 3h41 par jour. Elles ont diffusé 2336 films en 2021. Netflix représente 63,6 % des abonnements, Amazon Prime 36,1 %, Disney+ 26,1 %. Alors que Netflix n’en a que 10 % dans ses contenus, les chaînes françaises investissent essentiellement sur les productions françaises et se retrouvent de plus en concurrence avec les plateformes sur les nouveaux projets, lesquelles commencent à siphonner les scénaristes, réalisateurs et acteurs célèbres qui en deviennent moins disponibles. Il est normal que les chaînes se sentent flouées. Quant à France télévision, son objectif est d’offrir toujours plus de films sur sa plateforme gratuite pour défendre le cinéma d’auteur dont Cannes est la vitrine mondiale. En 2022, le partenariat du festival avec France télévision (en remplacement de Canal+) a d’ailleurs été inauguré. France 2 a retransmis les cérémonies d’ouverture et de clôture à la satisfaction générale, permettant au plus grand nombre d’y accéder, ainsi que de nombreux reportages et reprises de films primés.

Ce partenariat a été étendu à Brut, qui produit des capsules courtes d’information en vidéo, pour se rapprocher du public jeune. On a vu de même le festival être sponsorisé par Tik-Tok, le réseau social des jeunes qui s’est affiché en grand format en face du palais (cf. photo). De nouveaux talents apparaissent dans cette mouvance. Khaby Lame, Italo-Sénégalais de 22 ans qui y a 138 millions de « followers », le meilleur score européen, a monté les marches dans un élégant costume Hugo Boss. Ancien ouvrier, Lame prend des cours d’anglais car il rêve de faire du cinéma comme acteur et réalisateur. Sérieux, il a montré ses notes sur son téléphone sur les quelque 100 vidéos qu’il a visionné dans le cadre du jury des vidéos Tik-Tok. Le réalisateur cambodgien Rithy Panh, président du jury, avait démissionné pour se plaindre des interférences de la compagnie dans les choix des jurés, mais, ayant eu gain de cause, il est revenu à son poste…

« Il faut tirer parti de la complémentarité des écrans », disait aussi Dominique Boutonnat. En fait, plus des films sont diffusés, plus cela donne envie d’en voir, et les plus optimistes estiment que les plateformes pourraient déboucher sur une augmentation de la fréquentation des salles.

[1] « Cinéma maghrébin : une vitalité de chaque instant », in Le Film français, 20 mai 2022, p. 30.

[2] Cf. Entretien avec Pascal Rogard, directeur général de la SACD (qui a refusé de signer la chronologie des médias), Le Film français, 23 mai 2022, p. 19.

[3] Le Film français, 18 mai 2022, p.7. De son côté, Thierry Breton, commissaire européen pour le Marché intérieur, a indiqué que l’approche européenne repose sur trois piliers : « la régulation pour protéger et encadrer, le financement pour renforcer et développer, la transformation technologique pour conquérir et rayonner ». Il a par ailleurs indiqué que l’UE a alloué 40 M€ « à l’utilisation de technologies de pointe par les secteur de l’audiovisuel (big data, réalité virtuelle et augmentée, métaverse et intelligence artificielle). (Le Film français, du 21 mai 2022, p. 12)

[4] L’Arcom est l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, née au 1er janvier 2022 de la fusion du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi). Lors d’une conférence à Cannes, l’Arcom et le CNC ont présenté leur bilan sur la question du piratage : 10,1 millions de visiteurs uniques ont été relevés sur les sites pirates en 2021, soit 19 % des internautes. 2,6 millions de Français possèdent une IPTV en 2021. L’audience illlicite a diminué avec l’essor des plateformes, ainsi que le blocage des sites miroirs et la jurisprudence. (cf. Le Film français du 23 mai 2022, p. 14).

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