L’Empire du silence, de Thierry Michel

Contre l'impunité

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En sortie sur les écrans français le 16 mars 2022, le documentaire de Thierry Michel cherche à rompre la loi du silence qui entoure les massacres et viols en RDC depuis une trentaine d’années. Entre archives et témoignages, un film choc.

Pour Thierry Michel qui se bat avec les séquelles d’un cancer et dont les médicaments viennent de lui faire perdre un œil, ce sera le dernier film au Congo. Il y a fait 11 de ses 16 films. C’est aussi l’aboutissement d’une démarche de plus en plus politique, dénonciatrice, engagée. Il cite au départ le Dr Mukwege, auquel il a consacré avec Colette Braeckman un documentaire : L’Homme qui répare les femmes : la colère d’Hippocrate (2015). Le Docteur, qui accueille à l’hôpital de Panzi les femmes victimes de sévices sexuels perpétrés par les bandes armées, insiste sur l’importance de rompre la loi du silence pour stopper le cercle vicieux de l’impunité. Dans L’Affaire Chebaya, un crime d’Etat (2011), Thierry Michel rendait compte du simulacre de procès suite à l’élimination de Floribert Chebeya, courageux et historique militant des droits de l’homme qui dirigeait l’ONG La Voix des sans-voix.

Ce sont ces voix qui demandent justice que Thierry Michel voudrait faire entendre, et rendre intelligible pour un large public une situation complexe où un grand pays en décrépitude se fait bouffer dans d’incroyables souffrances ses énormes richesses par les rapaces : les milices locales et les pays voisins. Faire un film sur les causes du mal et les bourreaux implique donc d’inclure non seulement la géopolitique des Grands lacs mais aussi le détail de l’histoire tragique de deux guerres du Congo. Si l’enjeu est de conjurer l’impunité, il faut réunir des preuves sur lesquelles peuvent s’appuyer des procédures judiciaires. La campagne « Justice pour le Congo » accompagne donc le film.

Ces preuves sont à la fois des témoignages mais aussi les images des exactions commises. C’est là que le film devient rude et génère la critique de montrer l’innommable. « Je pense qu’il fallait montrer ces images crues », dit Thierry Michel. Le film se veut un témoignage contre l’oubli pour que les générations futures ne se voient pas confrontées à la répétition de la guerre. Il dresse à proprement parler un réquisitoire, dont l’objectif est donc judiciaire. Les images accusent et pourraient servir de preuves. L’ambiguïté est que nous ne sommes pas le tribunal mais de simples spectateurs confrontés aux images des massacres, même si les musiques et paysages magnifiques du Congo offrent quelques respirations – « pour ne pas suffoquer », note Thierry Michel.

D’aucuns s’élèvent effectivement contre cette nécessité, réveillant le vieux débat sur la question du témoignage et de la représentation théorisé par Claude Lanzmann avec les 9 h 30 et les 350 heures de rushes de Shoah (1985) : Comment dire l’indicible ? Comment montrer l’horreur sans passer par la fiction ? Comment dénoncer sans ôter le recul et la parole ? Et comment combler le vide quand manquent dans l’espace public non seulement l’information mais sa véracité ?

Dans sa volonté de ne pas tourner autour du pot, Thierry Michel choisit de ne se pas se cantonner au seul témoignage des victimes, qui peut être sujet à caution. Il n’épargne ni les acteurs du drame, ni les dirigeants congolais complaisants, ni les pays voisins prédateurs, ni les institutions internationales et leur inertie. Il s’appuie sur un document de l’ONU, le rapport Mapping (2010) qui répertorie les crimes de guerre et crimes contre l’Humanité commis au Congo entre 1993 et 2003. Et nous voilà plongés dans cet état de guerre permanent, un conflit méconnu et peu médiatisé, motivé par l’abondance des matières premières (« une bijouterie ouverte » dira Mukwege), qui de 1996 jusqu’à nos jours a fait quelque sept millions de morts, et qui n’est toujours pas réglé. Le Rwanda, qui refuse de reconnaître toute implication, est clairement aussi dans le collimateur : l’impunité est congolaise, mais pas seulement, et convoque donc la communauté internationale. Mais le rapport Mapping ne dévoile pas officiellement les auteurs des massacres, qui sont pourtant connus.

« Ayons le courage ! », s’écrie Mukwege qui regrette que le rapport n’ait pas débouché sur un tribunal pénal international. Aucune des mesures qu’il préconise n’a été mise en place et il reste dans les tiroirs alors qu’il faudrait poursuivre son travail, les exactions se poursuivant encore. La Monusco, force des Nations Unies « chargée du maintien de la paix », reste durant vingt ans impuissante voire passive, n’ayant pas mission d’intervenir, mais coûte 1,5 milliard de dollars par an. Le pays est sous l’empire du silence tandis qu’on retrouve les mêmes militaires à la manœuvre, d’anciens chefs de guerre se retrouvant officiers de l’armée congolaise.

La voix de Thierry Michel commente l’ensemble, revendiquant son implication et apportant une grande clarté à la démonstration. Comme le dit un prêtre témoin des massacres, « sans justice, il n’y aura jamais de paix ». Des noms sont donnés : Joseph Kabila, James Kabarebe… Mais pour lutter contre l’oubli, le déni et le négationnisme, il faut non seulement des témoignages et des preuves mais la volonté de les prendre en compte. Un film peut-il y contribuer ? Cela s’est déjà vu et cette pression est bienvenue sur les autorités tant congolaises qu’internationales, mais on sait que face aux intérêts, rien n’est simple.

 

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