Prix nobel de littérature 2021 : le récit de la rupture des vies zanzibaries

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Maïlys Chauvin est chercheure associée à LAM-CNRS/IEP-Bordeaux. Elle s’entretient avec Rafael Lucas, Maître de Conférences et chercheur au CELFA (Centre d’Etudes de linguistiques et de Littératures Francophones Africaines et Antillaises) de Bordeaux au sujet de prix Nobel de littérature décerné à Abdulrazak Gurnah le 7 octobre dernier.

Rafael Lucas :  Abdulrazak Gurnah, le Zanzibari, Prix Nobel de littérature 2021, était fort peu connu du monde littéraire francophone. Quel est son parcours ?

Maïlys Chauvin : Abdulrazak Gurnah est né en 1948, à Zanzibar, archipel situé sur la côte est-africaine alors sous Protectorat britannique. Zanzibar a obtenu son indépendance le 10 décembre 1963 quand Gurnah avait environ 15 ans. Quelque temps après, alors que la révolution a surgi et a violemment frappé sa communauté, il part étudier en Angleterre. Il enseigne ensuite à l’université de Kent. Le Royaume-Uni est un des principaux pays destinataires de la diaspora postrévolutionnaire zanzibarie. Gurnah habite toujours en Angleterre comme un grand nombre des membres de sa génération qui constituait la jeunesse de Zanzibar au moment de l’indépendance de l’archipel. Ses deux langues sont le swahili – que l’on parle sur la côte est-africaine et dans plusieurs pays de l’intérieur du continent – et l’anglais. Il écrit en anglais.

Quels sont ses principaux romans et lesquels sont traduits en français ?

Gurnah est l’auteur de dix romans. Le premier est Memory of departure, publié en 1987 et le dernier, After lives, sorti en 2020, a été sélectionné pour le Prix Orwell de la fiction politique en 2021. Trois de ses romans avaient été traduits en français aux éditions Serpent à plumes et Galaade : Paradis, Près de la mer et Adieu Zanzibar. Les deux premiers viennent d’être ré-imprimés et publiés chez Denoël. C’est By the sea (Près de la mer) qui lui a valu d’être sélectionné et présélectionné pour plusieurs prix, dont le Booker Prize et le Los Angeles Times Book Prize. En France, il a obtenu le Prix RFI Témoin du monde. Pour ma part, ma préférence va à Admiring silenceDesertionet The last Gift. Je crois que le prix RFI et le Prix Nobel de littérature récompensent, en partie, sa compréhension sensible de l’expérience de l’exil, son souci du respect du droit d’asile.

                                                         Les vies côtières swahilies

Que disent ses romans de la côte est-africaine et des villes swahilies que nous connaissons mal en France ?

Ils évoquent les vies des populations des villes côtières comme Mombasa et Zanzibar qui, bien que localisées dans des pays différents, ont des relations entre elles ainsi qu’avec celles de l’intérieur du continent comme Nairobi ou avec d’autrescentres urbains en Tanzanie ou au Burundi. Les histoires narrées mettent en scène les existences familiales et les relations amoureuses de ces communautés citadines, ainsi queleurs difficultés et leurs déplacements dans l’hinterland durant le Protectorat britannique puis après les indépendances. Je pense à ses premiers livres tels que Paradis, Memory of Departure ou encore la première partie de Desertion. Le lecteur peut accéder à la culture citadine, voyageuse et cosmopolite des populations côtières dont Zanzibar a été un pivot central au dix-huitième et au dix-neuvième siècles. Gurnah va ensuite davantage se concentrer sur Zanzibar et les Zanzibaris dans le cadre post-colonial.

La révolution de 1964 : la rupture des vies zanzibaries

Comment ses romans nous parlent-ils de Zanzibar ?

M.C. Je dirais que la plupart des romans de Gurnah parlent surtout des existences zanzibaries au tournant de l’indépendance (le 10 décembre 1963) et après le renversement du gouvernement, le 12 janvier 1964. Les discours officiels nomment ce moment la « révolution » (Mapinduzi, en swahili). Au premier plan de ses récits, Gurnah dit les vies en exil des Zanzibaris en Angleterre (Londres, Exeter, Brighton, etc.) mais au second plan, il narre aussi les difficultés de ceux qui sont restés sur place, à Zanzibar. La révolution du 12 Janvier 1964 se traduit immédiatement par des crimes racistes contre les familles arabes et indiennes puis par l’instauration d’un régime violent. Peu de temps après, l’Union avec le Tanganyika (le 26 avril 1964) prive Zanzibar de sa souveraineté. Ces mois constituent une rupture qui va profondément modifier la vie des Zanzibaris et entraîner la dispersion de la société insulaire dans plusieurs régions du monde. Dans plus de la moitié de ses récits, les personnages portent en eux cette histoire de rupture et de dislocation.

Néanmoins même si l’écrivain construit ses histoires à partir des vies des exilés en Angleterre, les mondes et les existences de ceux qui sont partis et de ceux qui sont restés sont constamment mis en relation. Deux procédés assurent ce lien : la remémoration du personnage principal, souvent narrateur (l’exilé) et l’échange épistolaire entre lui et un membre de sa famille (frère, mère). Dans ce cadre, Gurnah ponctue le récit d’éléments historiques. Il décrit les différentes formes de violences racistes qui s’abattent sur les habitants (viols, assassinats, disparitions, détentions arbitraires). Il relate aussi l’effondrement économique et les pénuries, la dégradation de la ville ou encore de l’incompétence et la débauche des dirigeants.

Histoires personnelles et histoire insulaire : le rôle de l’élaboration mémorielle

Ces parcours d’exils semblent donc susciter un rapport particulier au passé ?

Oui. Les aller-retours entre passé et présent sont omniprésents dans ses récits. Les narrateurs qui parlent à la première personne, s’expriment depuis leur pays d’exil, le Royaume-Uni – dans le cadre de leurs activités (études, profession), de leur vie conjugale et de leurs rencontres amoureuses. Pourtant ils ont en permanence recours au passé par le biais du souvenir (convoqué ou repoussé d’ailleurs comme dans The last Gift) et du réexamen d’événements. Ils peuvent ainsi mieux comprendre leur itinéraire, affronter les sentiments de perte, de solitude ou de culpabilité qui les habitent et se positionner dans le présent.

L’élaboration mémorielle par laquelle passent les personnages des romans de Gurnah, permet à l’auteur de glisser des éléments historiques, sociologiques, géographiques de la période qui concerne l’indépendance de Zanzibar et de celle qui succède à la révolution. Ses romans constituent donc un corpus fictionnel intéressant pour comprendre l’histoire politique et sociale de Zanzibar à partir de cette date. Je pense à Admiring silenceBy the sea, Desertion et Gravel Heart. On peut voir ces récits comme une mémoire des vies zanzibaries et de la diaspora postrévolutionnaire, vécues du point de vue des sujets déplacés et des familles séparées. Il faut garder en tête qu’aujourd’hui à Zanzibar, la révolution et ses supposés « fruits » («Matunda ya Mapinduzi », en swahili) restent la colonne vertébrale des récits nationalistes du parti-État (Chama cha Mapinduzi, le Parti de la Révolution).

Cahier du retour au pays : être ou ne pas être

Un thème très fréquent dans les littératures africaines est celui du retour problématique au pays. Comment cela se passe-t-il dans le cas de Zanzibar dans les romans de Gurnah ?

M.C. Deux romans traitent du retour : Admiring silence publié en 1996, et Gravelheart, qui est plus récent (2017). Dans Admiring silence, un exilé, « prof » à Battersea, vivant avec une Britannique, Emma, et leur fille adolescente, Amelia, retourne à Zanzibar au moment d’une amnistie qui autorise les gens comme lui à revenir au pays. On devine qu’il s’agit de la fin des années 1980 quand Zanzibar amorce un changement vers la libéralisation politique et économique. Deux des trois parties du roman décrivent le vécu du personnage-narrateur dans l’archipel, puis la remémoration de son séjour lors du vol dans l’avion qui le ramène en Angleterre. Dans ces deux parties, l’on distingue plusieurs dynamiques assez courantes dans le processus du retour au pays natal : la confrontation avec les réalités locales et la déstabilisation qui en résulte ; le sentiment d’étrangeté et d’extériorité ; la problématique de ré-affiliation et le sentiment de perte (l’exilé ne se reconnaît plus dans le pays natal) ; enfin, le déclenchement d’une nouvelle réflexion sur la relation au pays d’exil et au couple. La problématique du retour influence donc celle de la renégociation du Home, de la projection du personnage et son repositionnement dans son pays. Dans les romans de Gurnah, le couple construit en exil apparaît plusieurs fois comme un lieu d’ancrage et de réinvention du Home (dans Admiring silence, The last Gift).

 Vous avez réalisé des recherches sur l’expérience du retour à Zanzibar parmi les membres de la génération de Gurnah. Comment cela fait-il écho à ses récits et notamment Admiring silence?

Certains Zanzibaris sont retournés temporairement ou de façon brève dans l’archipel à la fin des années 1980 comme le prof de Battersea dans Admiring silence. Pour ma part, j’ai étudié les retours qui commencent à la fin des années 2000 et s’intensifient après 2010, année électorale charnière. Après plusieurs accords et une politique dite de réconciliation (Maridhiano), on assiste à la formation d’un Gouvernement d’Unité Nationale. Pour la première fois, l’opposition très populaire dans les îles et soutenue par des activistes en diaspora, participe au gouvernement. Parallèlement, les gens de la génération de Gurnah sont à la retraite, ils disposent de pensions après avoir eu des carrières professionnelles d’assez haut niveau et ont du temps. Le cadre est donc plutôt favorable à ces retours et à un engagement supérieur y compris financier dans cette démarche. La plupart veulent comme ils disent « revoir leur home », voir « comment c’est » et peut-être s’y ré-installer partiellement ou totalement. Ce qui frappe dans leur parole c’est le désir et l’attachement ainsi que la prégnance de leur identification à Zanzibar.

Pourtant, en même temps, au gré des mois et même des deux ou trois premières années, on entend une déception, un chagrin, une colère et parfois même un rejet. Le retour est en quelques sorte une seconde perte. Ils ne retrouvent pas le Home imaginé en exil. Ce choc est décrit avec sensibilité et finesse dans Admiring silence par l’écrivain qui nous fait entrer dans l’intimité conflictuelle du prof de Battersea. Après quelques jours passés sur place dans sa ville natale, il pense ceci : « this is no longer home ». Ce sentiment est omniprésent dans les premières expériences du retour au début des années 2010. La plupart des personnes avec qui je me suis entretenue ne reconnaissent pas l’archipel, et, surtout, ne s’y reconnaissent plus. Il y a donc là une grande résonance avec ce texte écrit trente ans plus tôt. Mais ces retours des années 2010 diffèrent de celui décrit par Gurnah car malgré tout ceux qui sont revenus cheminent dans l’idée d’une ré-installation (partielle ou totale). Elle se matérialise par le façonnement d’un chez-soi, soit en rénovant une maison de famille dans la vieille ville, soit en construisant une maison en périphérie. Elle se traduit en outre par la ré-insertion sociale dans les lieux de sociabilités et, également, par un processus de ré-appropriation du passé. Ce dernier point est intéressant car les romans de Gurnah présentent cette convocation, exploration et narration du passé par les exilés mais en situation d’arrivée et d’installation à l’étranger. A Zanzibar, au début des années 2010, cela se traduit par de multiples formes de remémorations en solitaire ou à plusieurs voix, en famille, entre amis, entre restés et exilés, entre diasporés issus de pays différents, etc.. Vies citadines antérieures, culture, manières d’être, lieux de la jeunesse, événements politiques, crimes, tout est revisité, redit, reconstruit dans les maisons, les cafés et les barazas. La nostalgie et le besoin de compréhension et de vérité sous-tendent cette parole mais c’est aussi une façon de se réapproprier le pays et d’y renégocier une position de sujet, de faire à nouveau partie de la communauté en présence et avec la singularité de l’exilé, de l’absent. Néanmoins la plupart des returnees ne restent pas en permanence à Zanzibar mais alternent séjours à l’étranger et à Zanzibar, deux ou trois fois par an. S’éloigner de l’île, s’absenter, la mettre à distance, semble être la meilleure façon de pérenniser ce retour et d’éviter une autre rupture.

On a l’impression qu’au terme de leur vie, les exilés zanzibaris vivent finalement dans une forme d’intranquillité ?

Oui. Les va-et-vient entre les deux pays témoignent peut-être de cette intranquillité mais ils montrent aussi la capacité d’action et d’influence des sujets sur leur vie. Il convient de mettre en perspective le retour comme une phase de leur itinéraire de vie et non comme une fin. Ils le négocient en conservant leur mobilité, des appartenances multiples, un habiter polytopique. Ceci s’inscrit d’une certaine façon en continuité avec les histoires voyageuses et cosmopolites des sociétés côtières dont les territorialités ne se sont pas structurées par la frontière ou la catégorie identitaire stricte.

 

Note : Le baraza est un banc qui prolonge les devantures des maisons. C’est un haut-lieu des sociabilités citadines masculines et un marqueur de l’urbanité côtière swahilie. Un article plus détaillé de Maïlys Chauvin sur le lien : https://lamenparle.hypotheses.org/2294

 

 

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