La masterclass de Mahamat Saleh Haroun à Tunis

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Le cinéaste tchadien Mahamat Saleh Haroun présente son dernier film, Lingui, en compétition au festival de Cannes (6-17 juillet 2021). Aux Journées cinématographiques de Carthage 2018, il répondait aux questions de Tarek Ben Chaabane, conseiller artistique du festival, sur son parcours créatif et ses choix esthétiques. On en trouvera ici une transcription fortement résumée.


Tarek Ben Chaabane – Mahamat Saleh Haroun, vous êtes réalisateur et écrivain, journaliste de formation, et avez fait vos études au Conservatoire libre du cinéma français. Vous avez également été ministre du Développement touristique, de la Culture et de l’Artisanat au Tchad de février 2017 à février 2018. A quoi sert le cinéma pour vous ?
Mahamat Saleh Haroun –
Il y a près de 15 millions d’habitants au Tchad et seulement une salle de cinéma qui fonctionne difficilement. Le cinéma sert donc, pour moi, à rectifier la fausse image que les gens donnent de l’Afrique en général. Je veux instaurer un cinéma de résistance permanent, à la recherche de sens pour dire que les Indiens ne sont pas comme ils sont dans les westerns et les Noirs ne sont pas comme ils sont représentés. C’est donc lutter contre des clichés. Nous avons d’abord été filmés par les autres, qui ont donné une image de nous qui reste. Comment arriver à déconstruire tout cela ? C’est un cinéma conscient qui cherche à déconstruire les stéréotypes et avoir la place qui nous revient dans le concert des nations. C’est un cinéma qui est loin du spectaculaire et loin du divertissement.

« Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse ». Votre projet cinématographique est de rendre son humanité à l’Afrique…
Oui, parce qu’on la lui refuse, parce qu’on lui l’a refusée historiquement. Ceux qui croient que le cinéma est un acte gratuit simplement fait pour faire de l’argent se trompent car il fige la représentation. Pour raconter l’Afrique, je ne voulais pas raconter la façade, les rires, cette espèce de joie qui est en fait contre l’adversité car dans l’intime se nichent des tragédies. Voilà pourquoi j’ai voulu m’intéresser à l’intime, ce qu’il y avait derrière la façade. Le cliché dit que nous aimons danser, mais il y a autre chose.
Vous traitez souvent de la faille.
En fait la faille c’est ce qui casse, ce qui à un moment donné pose problème. C’est comme un trou sur la peau, c’est ce qui est en fait anormal. Les failles révèlent la réalité d’une situation ou d’un environnement. Elles génèrent des conflits, et créent des histoires hors-normes. C’est pour cela qu’elles méritent qu’on s’attarde sur elles. A la limite, je dirais qu’il n’y a pas d’histoires sans failles.
Il y a aussi la transmission : les pères n’ont pas su passer quelque chose à leurs fils qui se retrouvent désarçonnés. Dans Un homme qui crie, le père devient presque le rival de son fils. 
Au Tchad, la guerre a duré 40 ans et continue dans le Nord. Les hommes grandissent pour prendre la relève ! Cela conduit à une sorte de logique sans fin qui répond à la violence par la violence. Au-delà du cinéma, dans la majorité des pays africains, les élections sont contestées et s’installe une défiance à l’égard des pouvoirs. C’est lié au sentiment d’injustice. Les pères n’ont pas su mettre en place un horizon apaisé. Cette faille est proprement politique. Le cinéma ne peut pas la régler mais ne peut pas non plus passer à côté.
Dans Un homme qui crie, il y a aussi la notion de piège.
Il faut être lucide sur son présent, sur l’endroit où on se trouve. C’est cette conscience qui permet de faire des pas. L’idée du piège est omniprésente dans mes films pour la simple raison que les personnages se retrouvent liés à des histoires qui ne sont pas les leurs : ils sont « le fils de » et devraient venger par devoir ou se soumettre aux traditions. Le piège est d’être rattrapé par son passé. Comme le disait Oscar Wilde, « aucun homme n’est assez riche pour racheter son propre passé ». Mes personnages essayent de faire un pas vers la liberté. Dans Une saison en France, un personnage qui vient de République Centrafricaine dit que ce pays est une fiction et que toute l’Afrique est une fiction. La fiction, ça n’est pas ce qui n’existe pas, c’est ce qui a été inventé, et l’Afrique aujourd’hui est une invention de l’Occident : un territoire découpé par des gens qui se trouvaient à des milliers de kilomètres, des langues qui ne nous appartiennent pas, etc.
Vos films semblent de plus en plus politiques…
La situation nous oblige fatalement à avoir un point de vue. L’intime, c’est savoir faire un pas de côté par rapport à la mission qu’on vous impose, refuser de porter un héritage. On n’est pas obligés de faire ce qui se fait ailleurs, comme de faire des séries, comme si l’Afrique avait épuisé l’art cinématographique. Cette culture de la copie est dangereuse parce qu’on ne sait pas où elle nous mène. Il nous faut développer un cinéma de résistance, loin d’une image fabriquée, façonnée.
Ce qui m’a surpris dans Une saison en France, c’est qu’on n’est pas en banlieue, alors qu’on parle d’immigrés et de réfugiés.
C’est des clichés. J’ai moi-même été un réfugié politique. J’ai été blessé et ai quitté le Tchad à cause de la guerre civile. J’ai fait ma demande d’asile politique. Pour ce film, j’ai enquêté, j’ai rencontré des gens dignes qui ont des diplômes et qui sont venus en France demander l’asile politique et je suis allé à la Cour nationale du droit d’asile à Montreuil. Je peux vous dire que là-bas, c’est dur. La liste des résultats d’asile politique est affichée tous les jours à 15h00.Les gens viennent attendre, angoissés, et il y en a qui tombent parce qu’ils doivent quitter le sol français. C’est cette réalité-là que personne ne raconte. C’est peut-être trop sérieux, mais depuis quand la tristesse d’un film parle de sa qualité ? Aujourd’hui on vous sort ça comme ça : l’histoire est triste. Il y a comme des cases à cocher : les migrants doivent être comme ci ou comme ça. Le cinéma de résistance, c’est raconter une certaine réalité, surtout quand on l’a vécue.
Pour rester dans le cadre de la guerre civile au Tchad, la question du pardon semble très importante dans vos films. Pourquoi cela se passe-t-il toujours en solitude, loin de la cité ?
Ce n’est pas vraiment conscient, peut-être un désir de renouveau, une renaissance ? Le désert, c’est cet endroit où il faut tout faire pousser, c’est la promesse de quelque chose. Il y a une envie de s’affranchir de l’espace contaminé, aller vers le lieu de tous les possibles.
Comment s’est passée la réconciliation au Tchad ?
Certaines victimes ne comprennent pas pourquoi elles ont été torturées à ce point et ce manque d’explication est très compliqué. Il est difficile d’en faire le deuil. La question du pardon en réalité n’est pas facile, mais « le pardon est la seule issue », comme le dit le philosophe français René Girard. Il estime qu’il n’y a pas d’autre solution pour mettre fin à la violence du monde que de déserter le champ de la violence. Le cinéma hollywoodien est essentiellement fait de bons et de méchants qui doivent disparaître. Il y aurait des méchants par essence et ce statut de méchant vous exclut de l’humanité. Je pense qu’il faudrait plutôt passer par le pardon, car c’est le seul moyen pour essayer de rebâtir quelque chose, mais c’est un long processus. Le rôle des Etats est important, par le cadre qu’ils peuvent donner à la réconciliation. En Espagne, une vingtaine de personnes m’avaient dit qu’ils avaient été bouleversés par Daratt car ils savaient qui avait tué leur grand-père sous Franco. Ils voulaient justice. On peut amnistier, mais cela veut dire qu’on oublie. L’être humain ne peut pas oublier. Un cadre est nécessaire pour pouvoir pardonner et ne plus être piégé par l’Histoire.
L’épilogue de Daratt laisse penser que c’est l’ancienne génération qui n’arrive pas à pardonner.
Pour moi ça se pose en termes de conscience. Votre conscience ne vous permet pas de tuer un homme quelles que soient les raisons.
Question de la salle : Pour revenir sur la question de la faille, je voudrais savoir comment vous le développez dans votre esthétique, à l’écran.
La faille qui s’exprime à l’écran et qui s’exprime dans le récit lui-même, c’est la place faite au spectateur et la possibilité de bâtir une histoire à deux. La faille serait tout simplement une place accordée à mes côtés à celui qui regarde l’histoire. C’est comme une invitation qui suppose un respect du spectateur. Il me semble que certains films me prennent pour un crétin, comme si je ne comprenais rien. Cette faille c’est aussi le sentiment, le désir et l’humilité de se dire que je ne maîtrise pas tout et qu’il faut à tout moment laisser cette possibilité, cette nuance, et ne pas partir d’un propos qui serait jupitérien, incontestable. J’ai parfois l’impression qu’il y a des réalisateurs ou des auteurs qui veulent me montrer à quel point ils sont plus intelligents que moi. On vous complexifie les histoires alors qu’au cinéma ce sont les personnages qui doivent être complexes et non les histoires. Vous avez l’impression que ce sont des génies mais c’est juste du spectacle.
Question de la salle : Quelle place attribuez-vous au hors-champ ?
Le hors-champ me permet de faire la distinction entre le privé et le public. J’essaye de comparer cela au théâtre. Si on applique cela au football, c’est la zone de défense.
Question de la salle : Je voudrais revenir sur la question du pardon. Comment peut-on arriver à une paix véritable si le pardon n’est pas demandé ?
En fait, les gens ne demandent pas pardon. Dans certains pays comme le Rwanda ou l’Afrique du Sud, les bourreaux ont été obligés de se présenter devant les offensés ou les victimes. Au Tchad, le pardon n’est pas demandé.
Question de la salle : Quel bilan tirez-vous de votre expérience de ministre ?
Je n’ai pas pu faire tout ce que je voulais. Ce dont je suis content et qu’on a pu faire, c’est le mois du livre et de la lecture qui a eu beaucoup de succès et qui continue. On a pu avoir plus de 4000 ouvrages de Gallimard, les premiers d’une bibliothèque nationale. En définitive, il faut savoir tirer les leçons de ce qui est possible et humblement se dire qu’on est mieux à faire des films.

Merci à Fanny Magnier pour son aide à la transcription.

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