Nouvelle oeuvre de Paulina Chiziane : une grande leçon d’espérance

O Canto Dos Escravizados (Le Chant des esclaves) publié aux éditions Nandyal

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Neuvième livre de l’autrice mozambicaine Pauline Chiziane, O Canto Dos Escravizados (Le Chant des esclaves), publié aux éditions Nandyal, se veut un hommage aux victimes de l’esclavage, étant entendu que ce dernier n’est pas limité aux XVII ° et XVIII ° siècles mais qu’il déborde largement ce cadre temporel.

Le titre du dernier livre de dernier livre de Paulina Chiziane est programmatique : O Canto dos Escravizados (I), que l’on peut traduire par « Le Chant des esclaves ». Pourquoi ce choix thématique ? C’est qu’il existe une empathie, écrit-elle, entre les lointaines générations qui ont été déportés vers les Amériques et les Caraïbes et leurs descendants. Les uns et les autres ont une généalogie commune (« trazes no sangue a força de todos os escravizados »).

Le geste d’écriture de Chiziane est donc parfaitement clair :  il s’agit « d’un projet expressif du sujet (…) sans qu’il faille entendre par là l’individu écrivant, mais le sujet de la pratique productive en tant que totalisateur d’expériences privés et collectives » (2). Car l’Africain d’aujourd’hui est donc à même d’éprouver les mêmes douleurs physiques et psychologiques que ces aïeux. Pareille homologie identitaire permet de dresser le tableau traumatique de l’esclave, et les conditions de vie dégradantes dans la cale du bateau du négrier: « Tenho diarreia, nao tenho latrina nem penico (« J’ai la diarrhée mais je n’ai ni latrine ni pot de chambre’) /…/ Somos animais neste curral trancado por fora » (« Nous sommes des animaux dans cet enclos verrouillé de l’extérieur »)  (p 54) . Parvenu à la plantation, il constatera l’étendue de son malheur car il aura subi une dépossession totale de ses repères, ce qui le fait être étranger à lui-même. Car ce n’est pas seulement le somatique qui est atteint par les pratiques du colon ; la dimension symbolique est elle aussi durement affectée. Dans une page tragicomique Chizaine retrace la manière dont le colon impose un nouveau patronyme à ses employés, en prenant soin de les dénommer par des sobriquets tous plus dévalorisants les uns que les autres. Cette dénomination ne défait pas seulement pas simplement le lien entre la personne et son ascendance familiale, elle touche la symbolique du nom propre. Ce dernier ne dit pas uniquement le sexe et la situation de l’individu au sein de la famille (3). Le nom propre conserve les traces d’une filiation à la fois matérielle et spirituelle et condense une part de la mémoire socio-culturelle du groupe humain dont il est issu. Le nouveau patronyme décidé par le patron blanc bafoue cette complexité puisqu’il ne prend en compte, la plupart du temps, que tel ou tel aspect de l’apparence physique de celui qui en sera affublé à moins qu’il prenne en considération le degré (estimé) d’intelligence et, pour les femmes, leur aptitude à donner du plaisir. Ainsi se trouvent dérégulées les connexions établies dans la durée entre le lignage, le milieu naturel, la cosmologie mythique, l’organisation socio-religieuse et politique dont est porteur le nom patronymique original. La rupture avant le temps précédant la mise en esclavage est autant brutale que totale ; l’auteure le dit clairement : «No principio nos viviamos no coraçao do paraiso /  Porque Deus tinha todas as formas da natureza / Era o ar puro, o  vento suave, fogo, mar e terra / Por isso demos um nome : o Grande Espirito » p 94) (« Au début, nous vivions au cœur du paradis / Parce que Dieu avait (créé) toutes les formes de la nature / Il y avait l’air pur, le vent doux, le feu, la mer et la terre / C’est pourquoi nous lui avons donné un nom: le Grand/Saint Esprit ») 

Son texte développe longuement l’idée selon laquelle tout existant humain, végétal, animal ou immatériel (le vent par exemple) manifeste la présence du Créateur. La poétesse semble revendiquer un mode de compréhension qui de Lutèce à von Humboldt affirme que tout ce qui fait le monde sensible est pourvu d’une même force vitale et qu’un principe unique et universel le gouverne (4) mais pour elle, ce point de vue n’est pas seulement d’ordre philosophique ; il induit un type de comportement extra-intellectuel puisqu’il débouche sur une pratique obéissant à une loi intangible. L’écrivaine rappelle en effet que ses ancêtres vivaient « communhao absoluta com a natureza »(« communion totale avec la nature ») (p 94) et qu’en conséquence, tout geste qui portait atteinte à un objet de la Création demande l’approbation préalable du Créateur ; « Pediamos licença para caçar, cultivar e cortar uma arvore » (« nous demandions la permission de chasser, cultiver ou couper un arbre ») (ibid) . Aucun acte dirigé vers un constituant de l’environnement, pour banal qu’il puisse paraître dans une société agraire, n’est innocent puisqu’il endommage ce qui est né de Dieu. Seule la prière est à même d’effacer la faute commise par la main de l’homme.

Sous cet angle, l’action des colons sur la terre d’Afrique est une pure hérésie et ne peut être que dénoncée avec véhémence par quiconque accorde du poids à la pensée ancestrale. Chiziane n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser les ravages du sol et du sous-sol engendrés par la « cobiça » pour tout ce qui a « valor e briho ». Elle met en avant le massacre des grands fauves à la seule fin d’en exposer les trophées lors du retour en métropole des amateurs de safaris. L’ampleur du désastre se mesure à l’aune des croyances ancestrales. Derrière les trophées de chasse l’autochtone perçoit l’hostilité des génies africains bafoués par l’ignorance et l’arrogance des Occidentaux.

Des poètes ou romanciers africains (William Sassine, Nazi Boni, Achebe…) ont fait de la tradition le principe indépassable régulant le comportement humain dans toutes ses modalités, la prise de position de Chiziane n’est pas nouvelle. Elle est cependant originale en ce qu’elle met en avant des préceptes éthico-religieux destinés à réduire l’écart entre la manière de penser et d’agir d’un individu d’aujourd’hui et celle requise par la morale coutumière. La plus essentielle de ces règles de vie est la prière. Celle-ci passe pour être une demande adressée au Très-Haut afin d’obtenir un «bom carro e boa conta bancaria » (une belle voiture et un gros compte bancaire) (p 92) et plus largement, un bien matériel valorisé socialement. Rien n’est plus erroné ; la prière est d’abord la voie qui mène à la découverte de nos pouvoirs cachés (cf le poème Africa Reza p 83). Le Pèlerin russe, figure légendaire qui, entre 1850 et 1860, erra à travers la Sibérie en mendiant son pain au hasard des rencontres, notait que la faim et le froid s’estompaient quand il invoquait Jésus. Cet état d’insensibilité débouchait sur un ravissement total : « Tout ce qui m’entourait m’apparaissait sous un aspect ravissant : les arbres, les herbes, les oiseaux, la terre l’air, la lumière semblaient me dire qu’ils existent pour l’homme…Tout priait, tout chantait gloire à Dieu ! » (5). L’auteure n’est pas loin de ressentir un état semblable mais nous sommes tout de même très éloignées d’une vision purement contemplative comme l’intuitionne le Pèlerin russe.

La référence divine oriente au contraire la poétesse vers un geste révolutionnaire de nature à inverser les relents colonialistes qu’on peut relever dans le mode de vie d’aujourd’hui comme les top models et les  pseudo-comédiennes dont le corps ultra sexualisé résulte du savoir-faire de la chirurgie esthétique – « pura invocaçao erotica ! » p 159) mais tout autant l’abus d’alcool, le désespoir qui peut aller jusqu’au suicide (p 151) ou encore les réalisations impressionnantes rendues possibles par la technologie tels les gratte-ciels, la globalisation dans son ensemble ou l’esclavage sexuel.

Capitalisme, une forme d’esclavage

Il y a là un nouveau péril, c’est-à-dire un nouvel esclavage, lequel n’est autre que le gauchissement des consciences africaines qui, ignorantes du savoir de leurs lointains aînés, sont  happées par les fausses valeurs développées par le capitalisme ambiant. Voilà pourquoi l’auteure demande à son lecteur de travailler à « a maior missao : a reconstruçao de Africa » (la mission principale : reconstruire l’Afrique). En  quoi consiste-elle ? Il faut d’abord déconstruire l’histoire telle qu’elle est comprise par les chercheurs occidentaux car ils ont falsifié les données en gommant les pillages, les massacres, les détentions arbitraires et en présentant l’armée portugaise comme porteuse des valeurs humanistes. Il y a plus de vérité dans les paroles de sagesses des Anciens que dans ces ouvrages même si certaines élites de la période coloniale étaient sincèrement convaincus du bienfondé de la politique qu’ils défendaient. Il existe des « livros de liberataçao e livros de manipulaçao » (des livres de libération et des livres de manipulation)  (p 155) ; les premiers développent le sens critique du lecteur ; les seconds le maintiennent dans les contre-vérités historiques et surtout dans la méconnaissance de soi et de son passé.  On le voit, la connaissance du passé esclavagiste n’a d’intérêt que pour autant qu’elle éclaire le présent et le futur. En décrédibilisant les réalisations techniques du capitalisme qui a pris le relais de l’entreprise coloniale comme les modèles de vie et l’esthétique qu’il promeut, en ne reconnaissant aucune légitimité, aucune vérité à ses thuriféraires, Chiziane ne cherche pas à ouvrir d’autres voies dans la recherche historique ni à élaborer une réflexion épistémologique sur ses principes ; sa visée est avant tout d’ordre moral. Il s’agit de tirer profit des enseignements de la tradition pour instaurer un ordre de vie, de penser africain et sans apports idéologiques venus d’un Occident qui serait encore porteur de valeurs et de clichés dominateurs.

« Ce que (les hommes du passé) ont laissé derrière eux, ce ne sont pas seulement des édifices matériaux, mais aussi des valeurs et des significations culturelles, moyennant une précompréhension du monde …qui se trouve « sédimentée » et transmise à la suite des générations. Bref, c’est tout un « héritage » reçu d’une tradition qui nous lie (à eux). De cette façon, nous restons en « dette » avec eux, jusque dans nos efforts à nous soustraire à leur influence » (6) . Même s’ils rejettent les traditions et les croyances qu’elles véhiculent ou s’ils s’en détournent, les modernes ne peuvent le dialogue qu’ils entretiennent peu ou prou avec les Anciens. Chiziane soutient cette position tout au long de son texte ; les modes de vie et de pensée que ces derniers ont élaborés – et qui sont lisibles tant dans la cosmogonie, l’organisation sociale de la communauté que dans les modes d’expression collective (danse, chant religieux, langage tambouriné) – ont traversé les siècles et sont encore pérennes de nos jours. Et s’il n’est pas question pour l’auteure de militer pour la restauration de ces valeurs et comportements, il est tout de même essentiel de montrer leur positivité. La poétesse y parvient aisément en ayant recours à des figures de rhétorique comme l’hypotypose ; dispositif consistant à « toucher l’imagination du récepteur par des stratagèmes imitatifs ou associatifs ». Ainsi elle donne la parole au colon pour qu’il se félicite des atrocités qu’il a commises : « Fiz correr rios de sangue em que me banho trunfante » (j’ai fait couleur des fleuves de sang où je me suis baigné triomphalement) (p 78). plus largement, elle use abondamment de l’antithèse qui permet d’opposer deux systèmes de valeurs  – celui de l’Afrique ancestrale et celui de l’Occidental colonisateur – en mobilisant des termes mélioratifs d’un côté et d’autres, péjoratifs de l’autre. Un tel procédé ne peut que convaincre le lecteur à défendre le premier style de vie contre le second.

Il faut insister sur ce point :  « mesmo com as independências a luta continua » (malgré les indépendances, la lutte continue)(p 131) comme l’ont bien compris Mandela, Malcom X, Bob Marley (p 160-161). Si l’Afrique d’avant la colonisation constitue un modèle de vie et de pensée, c’est l’ « Africanidade nao é raça mas essência (p 132). Cette notion s’applique à tous les descendants d’esclaves africains. Chiziame estime partager une même identité avec les Noirs d’Equateur, du Mexique, du Canada, de Cuba, du Vénézuéla, d’Argentine, de Colombie, des Caraïbes (p 43). Parce qu’ils ont profondément intériorisé la façon d’être de leurs aïeux, qu’ils sont nés de l’exil, qu’ils connaissent des conditions de vie inhumaines, ils sont porteurs d’avenir. Eux aussi apportent leur pierre dans l’édification d’une « nova Africa » laquelle « move a roda da Historia » (p 24)

Pourquoi une telle espérance ? En lui se concentrent toutes les potentialités qui permettront de dépasser les impasses de l’impérialisme tant culturel qu’économique venu d’Occident. Fissure dans le tissu culturel continental, l’esclavage devient alors le « moyen terme entre les deux termes » (8) soit entre la concrétion du savoir ancestral antérieure à la déportation massive et la destruction de ce savoir par le colonialisme. Il prend alors le statut de principe heuristique en ce qu’il permet de confronter les deux structures dans leurs origines comme dans leurs rapports avec l’environnement naturel. Il éclaire également l’histoire des civilisations puisqu’il montre que l’affrontement entre l’Afrique et l’Occident, pour mortifère qu’il ait été, n’est pas parvenu à réduire à néant les cultures du monde noir. : «  Nao inveja outro pais pelas suas cidades e edificios majestosos / Porque no matagal mais denso nescera um palacio maior amanha « (« N’enviez pas un pays pour ses villes et ses édifices majestueux, parce que du fourré le plus dense naîtra demain un plus grand palais »)  (p 145). L’avenir demeure ouvert, les fondements spirituels de l’âge ancestral sont encore présents. Le jour est proche où les qualités des sagesses antiques rayonnera à nouveau. Les fils d’Afrique devront alors se souvenir que le pardon est inscrit au coeur du message divin. « Nao despreze o  amor e o perdao / Porque sao armas poderosas (ne méprisez pas l’amour et le pardon, qui sont des armes puissantes)» (p 138). Il serait outrancier de lire dans ces vers l’idée d’une amnistie générale pour les turpitudes commises par la politique (post) coloniale ; il faut plutôt voir ici la capacité au sein de la communauté africaine comprise dans son plus vaste ensemble à dépasser les antagonismes du passé,  à refuser de perpétuer des polémiques vengeresses et à privilégier le projet de bâtir un ordre socio-culturel dans le respect des hommes et de leur environnement.

Ce projet conçu comme la concrétion des enseignements des Anciens, l’auteure l’appelle la « nova Africa » (p 30). elle ne développe pas plus avant les moyens à mettre en œuvre pour lui donner réalité. Mais elle mise sur une « revoluçao de amor » (p 145) – d’un amour universel fait de générosité envers le vivant dans sa globalité – qui est de nature à opérer une transformation radicale des modes de vie, de penser et de sentir à l’échelle de la planète tout entière pour qu’une « civilizào de paz » (ibid) (civilisation de paix) voit le jour. Ou pour le dire comme Edouard Glissant, elle entrevoit « une utopie …qui ouvre demain comme un soleil et un fruit partagés », « comme ce qui manque au monde pour être le monde »  (9).

Dès lors, on comprend mieux le peu d’intérêt que Chiziane accorde à la qualité poétique de son  texte. La question est d’élaborer une stratégie de l’action et non pas de développer une poétique qui prendrait comme point de mire des normes esthétiques existantes ou à redéfinir. Notre auteure se range au côté de Nicolas Guillén pour qui « la réalité révolutionnaire sera toujours supérieure aux possibilités d’expression artistiques » (10). un autre écrivain cubain, R. Fernandez Retamar allait plus loin en notant que l’activité découlant de l’idéal révolutionnaire « n’est pas une promenade dans un jardin ; c’est un cataclysme avec des déracinements jusqu’aux tréfonds. Mais c’est surtout  l’éblouissante possibilité de changer la vie » (11) Telle est bien la finalité du livre de Chiziane : une grande leçon d’espérance.

Pierrette et Gérard Chalendar

Les traductions des extraits du livre du portugais au français ont été réalisé par Célia Sadaï – Africultures. 

 

(1) Paulina Chiziane : O Canto dos Escravizados –  Ediçoes Nandyala – Belo Horizonte (Brésil) – 2018 – 166 pages.

(2) Jacques Leenhardt :  intervention au Colloque de Cerisy : Littérature latino-améticaine. Edit 10 x 18 – 1980 p 439.

(3) Voir Françoise Héritier : L’identité Samo (population du nord-ouest du Burkina Fasso) in L’identité – Séminaire dirigé par C. Levi-Strauss – Paris – Editions Grasset – 1977. Cité d’après la réédition aux P.U.F – 1987 – pp 58 – 71.

(4) Que ce fût dans la forêt amazonienne ou sur les hauts sommets des Andes, j’ai toujours conscience qu’un seul souffle insuffle une seule et même vie aux roches, aux plantes, aux animaux et à la poitrine de l’homme’ (Von Humboldt – cité in Jean-Marie Pelt : le tour d monde d’un écologiste – Paris -Edit Fayard -1990 – Réédition Livre de Poche p 193.

(5) Récits d’un Pèlerin russe. Raris – Le Seuil – 1966 – Cité par J.M Pelt open cit p 91.

(6) Andris Breitling : L’écriture et l’histoire ; un acte de sépulture ? In Cahiers de l’Herne Paul Ricoeur 2004- Cité d’après la réédition en Livre de Poche – 2007 – p 122.

(7) Henri Suhamy : Les figures de style – Paris- Edit PUF – Coll Que sais-je ? -1981 – p 87

(8) Michel Serres : Discours et parcours in L’identité op cit p 37.

(9) Edouard Glissant : La cohée d’un lamentin. Cité par Aliocha Wald Lasowski dans l’introduction8 à l’interview du poète dramaturge publié in Panorama de la pensée d’aujourd’hui – Paris – Edit Pockett – 2016 p 700.

(10) Cité par Hans George Ruprecht in Litterature latino-américaine –  Colloque de Cerisy op cit – p 392.

(11) R. Fernandez Retamar : Les intellectuels dans la révolution – Revue Partisans – n° 37 – 1967 – p 48.

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