Maudit ! d’Emmanuel Parraud

Entretien d'Olivier Barlet avec Emmanuel Parraud

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Sac la mort (2015) était déjà une vibrante expérience, une plongée dans une Réunion que les touristes ne peuvent connaître, où le créole, les déterminations sociales et les croyances dessinent un monde insaisissable pour qui ne le partage pas. Avec Maudit !, Emmanuel Parraud poursuit la démarche, à la recherche des traces imaginaires du passé colonial. Passionnant.

Qu’est-ce qui nous obsède dans notre passé ? Faut-il l’assumer ou s’en débarrasser ? Ceux qui héritent des douleurs de leurs ascendants ne peuvent le mettre de côté. L’actualité montre toujours davantage qu’on ne peut comprendre les tensions à l’œuvre dans la France aujourd’hui sans prendre en compte les séquelles de la colonisation. Mais pour cela, il faut aller plus loin dans l’Histoire. Les territoires ultramarins nous aident à remonter à la mémoire de l’esclavage et de l’engagisme autant qu’à ses traces.

Depuis une vingtaine d’années, Emmanuel Parraud tourne à la Réunion. Pour qui veut éviter le regard extérieur, touristique, ethnocentré, il importe de reconnaître combien cette mémoire hante les êtres et forge les mentalités. Et tenter d’en saisir les arcanes et leur complexité. Dans Sac la mort (2015), Parraud abordait déjà les séquelles de l’Histoire coloniale à travers la dérive de Patrice dont le frère a été décapité par un voisin qui lui demande de ne rien dire. (cf. critique n°13975) Le personnage d’Alix, que nous suivons tout au long de Maudit !, prolonge cette histoire de sang et de mort : il est lui aussi déstabilisé par ses démons. Les fantômes qu’il voit sont des marrons, ces esclaves qui fuirent dans la montagne. Lui aussi s’y enfonce, à la recherche de son ami Marcellin qu’il craint d’avoir blessé sous l’effet du rhum, et peut-être même bien tué, à moins que ce ne soit Dorothée, son amie « métro »…

La musique de Nimko contribue grandement à l’atmosphère inquiétante et mystérieuse dans laquelle baigne le film, au diapason d’une nature sauvage aussi fascinante que dantesque. La caméra l’embrasse volontiers mais préfère en général coller au personnage, en épouser les mouvements erratiques, soulignés par la multiplication des angles et la dynamique du montage.

Quel est le donc le tourment d’Alix ? Il a beau avoir avec son pote Marcellin un projet de buvette sur une balade touristique, sa vie lui échappe. Il se démène avec ses limites, qui puisent dans des adversités tant humaines qu’institutionnelles, le remettant sans cesse en danger, l’empêchant de trouver sa place. Il faudrait que Marcellin le soutienne, mais avec lui aussi c’est une intime confrontation. Vivre est une lutte contre ce qui le diminue, comme rivé à un destin d’esclave. Frustré, il perd pied, et ne peut plus se raccrocher qu’à son imaginaire.

Seules résistances possibles, ses hallucinations le ramènent au passé de ses ancêtres, engrenage infernal qui brouille la propre conscience de ses actes. Sortir ainsi de la norme le condamne. Hors-la-loi ? Criminel ? Qui est-il au fond, marron poursuivi par les molosses du maître ? Ne faudrait-il pas rejoindre ses frères qui surent gagner leur liberté ?

Il avance à reculons et le film remonte le temps. Proprement fantastique, il nous égare et nous guide vers d’autres perceptions où le présent est forcément marqué au fer du passé. C’est une malédiction que doit affronter Alix, un redoutable déterminisme qu’il lui faut conjurer. En entrant dans le tunnel de son mystère, nous saisissons un peu mieux les affres de sa nuit. Une lumière se dessine, mais elle reste secrète : s’il ébauche les méandres du chemin, Emmanuel Parraud ne le trace aucunement. Ce n’est pas son rôle, c’est celui des marrons des temps modernes. En synergie avec les remarquables comédiens amateurs qu’il fait jouer, il n’est que passeur de la complexité et de la richesse qu’il décèle face aux contingences historiques : culturelles, sociales, économiques. Il rappelle qu’Alix, qui parle créole et porte le fardeau du « cafre », est un être à écouter.

Olivier Barlet

 

Entretien

Pourquoi ce titre : Maudit ! De quel sort, quel sortilège parle-t-on ?

Le film raconte l’histoire d’Alix qui est marqué au fer rouge, presque par-devers lui. Il n’a pas de conscience politique d’un passé ayant forgé son individu, mais c’est imprimé en lui. Maudit ! correspond aussi à la volonté d’ancrer ce projet dans le genre fantastique. Cela me paraissait une piste intéressante à suivre, le fantastique est partout sur cette île, et puis c’est en continuité avec le personnage de rasta de Sac la mort.

Lequel s’appelle aussi Alix d’ailleurs !

Absolument. Il incarnait pour moi un personnage auquel personne ne parle mais omniprésent. Une sorte de spectre réunionnais : un fantôme qui suit le personnage principal et ne se laisse jamais oublier. Cela me paraissait trop ténu dans Sac la mort. Les spectateurs de la Réunion avaient bien compris le film mais pas les métropolitains, du fait de leur méconnaissance profonde de tout ce qui est ultramarin, liée à un désintérêt lui-même issu de l’Histoire française. Ce n’est que récemment que les programmes scolaires ont intégré un chapitre sur l’esclavage et la colonisation, suite à la loi Taubira de 2001. Il fallait prendre le spectateur par la main. Or, le succès actuel du fantastique n’était pas faux par rapport à la Réunion. Comme le disait Hitchcock, il vaut mieux partir du cliché que d’y arriver. D’où le titre Maudit !

Il s’agit donc de faire revivre le personnage d’Alix.

Oui, dans un autre corps bien sûr puisqu’il ne s’agit pas de rester dans le même groupe social.

Alix est victime d’une obsession qui semble relever d’une double nécessité : d’une part s’en défaire et d’autre part l’assumer. Mais on n’arrive jamais à faire les deux !

Tout à fait. Il est dans une sorte de schizophrénie qui pour moi résonne à la Réunion. Les natifs réunionnais veulent d’une part être comme tout le monde, dans une culture mondialisée et des revenus leur permettant de largement consommer, et d’autre part revenir vers les ancêtres. Aujourd’hui, beaucoup font des rituels. Je connais par exemple une femme devenue devineuse. Elle ne s’en cache pas, c’est officiel. Elle n’est pas traitée comme une sorcière comme cela aurait été le cas avant, c’est au contraire valorisé. Je sens bien ce clivage aujourd’hui.

Le film semble vouloir remonter le temps : c’est visible à l’image mais c’est aussi le fond de l’histoire d’Alix. On s’oriente donc plutôt vers le deuxième terme de cette schizophrénie : assumer le passé.

C’est tout à fait ça. Jusqu’à la dernière seconde, Alix a du mal à l’assumer, même quand on lui dit : « Tu aimes la France, toi ?  » Il va à reculons vers le passé. Ce n’est pas un choix mais une possession. Le film est tourné à la Plaine des Palmistes, où on dit que les âmes errantes sont les plus présentes. Le site est très sauvage, peu peuplé, avec des falaises abruptes et souvent dans les brumes. J’y ai moi-même ressenti cette sorte d’aspirateur des âmes errantes qui veulent t’embarquer. Les gens en parlent ainsi et personne ne rigole.

On pense aux zombies…

Oui, mais sans le côté sanguinolent des films comme The Dead don’t die de Jarmush. Les marrons ont réussi à s’échapper des plantations et se sont réfugiés dans la montagne : ce sont des êtres libres. Il n’y a pas de dérision, ils vont vers la lumière.

Non sans sortir les couteaux quand même !

Voilà, il y a cette idée de rébellion, d’aller faire la guerre. La machette est aussi symbolique. Du temps de l’esclavage, la machette (tout comme le chapeau) était un des attributs du maître. Posséder une machette est un signe de liberté acquise.

On retrouve le thème de la vengeance présent dans Sac la mort.

Tout à fait, mais il n’est pas traité dans le film : ce n’est qu’un désir de vengeance. Ils viennent chercher du monde pour rejoindre leurs rangs mais ce n’est pas une rébellion générale.

Atlantique de Mati Diop traite aussi de la vengeance des âmes mortes, en l’occurrence par possession interposée et contre le patron capitaliste.

Oui. Maudit ! est aussi un film politique. Ce n’est pas du pur divertissement. Alix acquière une sorte de conscience politique. Néanmoins je ne me vois pas raconter dans mes films que les âmes mortes des marrons pourraient nous venger des patrons. Elles peuvent par contre nous aider à imaginer une alternative à l’état des choses.

Il dit qu’il veut trouver sa place.

Quelqu’un m’avait dit qu’à la Réunion, on ne cherche pas un travail, on cherche une place. J’y voyais certes l’envie de se sentir bien mais aussi de ne plus avoir le souci de chercher un travail, dans une île où les postes de cadres sont accaparés par les Français. Mais dans le film, c’est bien sûr aussi métaphorique.

Le meurtre, le sang, la mort sont aussi en continuité avec Sac la mort : une référence au sang versé dans l’Histoire ?

Dans Sac la mort, cela faisait référence aux têtes coupées. Les décapitations qui font aujourd’hui l’actualité existaient du temps de l’esclavage. On exposait les têtes des esclaves pour faire peur car la croyance disait que cela empêchait de rejoindre son pays d’origine, son paradis. Il s’agissait donc bien d’une malédiction. J’ai appris récemment que chez les Hindous, le sang n’a pas la même valeur que dans la civilisation occidentale, plutôt l’idée d’une libération. Dans Maudit !, c’est une convention du film fantastique, mais aussi un détournement du message d’origine pour l’amener ailleurs.

Cette libération résout la schizophrénie que nous évoquions.

Tout à fait. La plaie s’ouvre, le sang peut sortir, et il peut aller de l’avant : il y a une forme de libération.

Alix et son ami Marcellin semblent en fait former les deux facettes du même. On les mélange. Alix parle au commissariat de Marcellin comme d’un frère et un hypocrite.

Oui, c’est son double ! On est dans la tête d’Alix et on ne la quitte jamais. Tout pourrait être purement vécu de manière fantasmée. Je reconnais que cela peut perdre le spectateur.

L’ambiguïté est maintenue en permanence et on est effectivement un peu perdu, mais ce n’est pas grave : on cherche ! Au départ, on entre dans le tunnel, qui serait la psychologie d’Alix.

Oui, c’est le sens du tunnel du début, avec l’inscription Maudit !

Dorothée apparaît comme une sorte de déesse mais représente quand même la sexualité, une sexualité que le film ne rend pas très présente.

On avait tourné des scènes plus explicites qu’on a retirées. Elle est une surface : concert, téléphone portable, image dans le miroir. Elle n’est pas incarnée.

Elle rentre dans le couple Alix-Marcellin.

C’est ça. Elle est blanche : Alix en est amoureux et est jaloux du copain. Il en fait une figure ennemie mais qui le hante et dont il n’arrive pas à se débarrasser.

Les hallucinations dominent et le rhum les facilite. Le rhum, c’est ce qu’on donnait aux esclaves pour qu’ils travaillent davantage au moment des récoltes…

Et aussi pour qu’ils ne mettent pas le maître en danger la nuit. Une plantation pouvait avoir 300 esclaves bien costauds, difficiles à maîtriser. Le rhum est un outil de domination. Dans la scène du bras de fer, c’est un discours de maître à esclave. L’alcool est un moyen de se libérer des pulsions mais aussi un outil de domination du maître…

Alix se met dans une cage en verre faisant référence à 769 esclaves. La discussion des touristes porte sur le rôle de l’art. Est-ce par l’art qu’on peut débattre du fond ?

Je pense que c’est un moyen d’accès mais attention : je désapprouve les exhibitions théâtrales comme Exhibit B de Brett Bailey.[1] Et puis je ne suis pas certain que la majorité des artistes fassent des oeuvres pour susciter un débat de fond. On surestime aussi largement la clairvoyance politique des artistes dans nos sociétés, c’est assez amusant. Cette scène de la cage en verre est tournée comme du documentaire : c’est une sorte d’intermède pour insister sur la vigilance nécessaire que nous devrions avoir nous les Occidentaux sur ces questions. En effet je suis l’auteur de ce film et je suis un Blanc. On peut lire le film comme une critique historique, mais je ne veux pas m’extraire du lot ! Je suis construit par une culture occidentale, qui ressort de temps en temps malgré moi, même si je travaille depuis 17 ans sur ces questions. On ne passe pas de l’autre côté. On reste dans notre cage de verre nous aussi… En même temps, quand je vois Hyènes de Djibril Diop Mambéty par exemple, cet artiste m’aide plus que tout à me poser les bonnes questions. Il fait bouger les lignes. Politiquement mais aussi jusque dans des choix de mise en scène et de représentation. Là, oui, on est dans le débat de fond !

A quoi correspondent les numéros sur la cage ?

Je voulais quelque chose qui soit transparent et qui fasse écran. Les esclaves étaient achetés comme des numéros, ils pouvaient ensuite avoir des prénoms mais à leur mort, sans sépulture, c’est leurs numéros qui étaient inscrits sur un registre.

La musique de Nimko soutient le mystère et le fantastique. Qui est Nimko ?

C’est en fait Nikolas Javel, qui a fait le mixage de Sac la mort et de Maudit ! et qui compose en parallèle de manière un peu confidentielle. Durant le montage, on avait essayé pour une scène une musique qu’il avait proposée et ça marchait très bien ! Je lui ai donc demandé de nous faire d’autres propositions. Ce que j’adore dans sa musique, c’est qu’on est à la place que je voulais : dans le genre fantastique mais aussi dans le coton, une sorte de ouate qui colle parfaitement à l’intention du film.

Ce côté ouateux correspond effectivement au brouillard et à la nature dans le film. Celle-ci prend une place fascinante sans aucun travers touristique.

Le paysage à la Réunion est métaphorique : on est plongé dans l’irréel et l’onirique. Je suis toujours étonné qu’on se contente de visions de cartes postales de cette île. Sac la mort n’était pas onirique et je m’étais concentré sur les champs de canne. Mais pour Maudit !, on est monté là-haut. Il y fait soleil le matin et les nuages venant de l’océan déploient leurs brumes l’après-midi jusqu’à la nuit où tout se clarifie. C’est un vrai studio !

Alix est sur le fil de la folie, prêt à basculer.

J’aime l’idée d’être les deux pieds à la fois sur terre et ailleurs, mais il y avait une limite à ne pas dépasser : s’il était perçu comme fou, le film aurait perdu sa dimension politique.

Cela aurait sans doute induit une distance qui aurait favorisé la relégation de l’imaginaire ultramarin dans une différence insurmontable.

Oui, une façon de le mettre dans une case, des stéréotypes.

Et comme c’est déjà le cas, ce n’est pas la peine d’en rajouter !

(rires)

 

[1] Cf. http://africultures.com/exhibit-b-de-brett-bailey-au-tgp-les-contes-de-la-crypte-au-musee-grevin-12596/

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