Age d’homme, appétit de Monde et supplément de vie

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Publié chez Grasset, le dernier ouvrage de Alain Mabanckou, Le monde est mon langage, est un tour du monde dans la bibliothèque de l’auteur.

« – L’écrivain est quelqu’un qui se délimite un espace très étroit et qui fouille pour aller jusqu’au plus profond de la terre. Le lecteur ou l’érudit est quelqu’un qui veut un espace plus horizontal, qu’il peut élargir le plus vastement possible. L’écrivain va le plus profondément sur l’espace le plus limité. Cet espace, pour moi, c’est l’ensemble de mes romans. J’estime ainsi avoir délimité mon territoire, et là, je l’arpente, j’essaie de l’habiter. »
Dany Laferrière, p.79

Pour cette rentrée littéraire, depuis fin août, sur les réseaux sociaux, on parle beaucoup du nouveau livre d’Alain Mabanckou, Le Monde est mon langage. Et d’Alain Mabanckou sur France 2, sur France Inter, sur Arte ou dans les Inrocks… Guidée par la célèbre punchline des Marseillais d’IAM – « Quand tu y allais, on en revenait« , je suis un peu effrayée par l’enthousiasme de ces journalistes-pionniers investis du pouvoir de consacrer qui ça leur chante quand ça leur chante. Mabanckou et la Sape, nous, ça fait déjà 15 ans qu’on est sur le coup.
Et ce long chemin, on en prend la mesure au fil des pages du Monde est mon langage qui fait la synthèse de la vie et demie d’un écrivain-universitaire-conférencier-critique-poète-essayiste, dont l’appétit du monde rappelle ses personnages, inquiets au point de « réclamer plus d’espace » à leur créateur…
Avec Le Monde est mon langage, Alain Mabanckou cartographie un Monde triangulaire et dialogique, à la mesure de trois penseurs du monde : Amin Maalouf, Édouard Glissant et J.M.G. Le Clezio. Mais le livre creuse ailleurs et célèbre aussi le souffle « infra-ordinaire » du monde : l’appétit de Dany Laferrière pour les avocats, la contemplation d’une fresque de Chéri Samba sur la façade d’un immeuble de Matongé à Bruxelles, des histoires de poulet batéké sur des airs de Cindy Le Cœur à Château-Rouge…
« Une autobiographie capricieuse »
Cette année, Alain Mabanckou a fêté ses 50 ans – l’âge d’homme, dit-on. Il a été le premier écrivain d’Afrique Noire invité au Collège de France depuis 56 ans. Et y a organisé le colloque « Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui ». Tout cela, l’année du 60ème anniversaire du Premier Congrès des écrivains et artistes noirs de 1956.
Mais dans Le Monde est mon langage, pas de mythe vertical de l’âge d’homme. La mesure du temps est contrariée par l’irruption du souvenir, par le montage de l’archive, par la réécriture d’un dialogue qui n’a peut-être jamais eu lieu. Qui veut dater la « fabrique-du-dernier-livre-d’Alain-Mabanckou-mais-comment-trouve-t-il-le-temps-d’écrire ? » devra se fier à la titrologie : le chapitre « Montréal » se situe en 2009, à la publication de L’énigme du retour de Dany Laferrière. Le chapitre « Château-Rouge » se situe en 2015 ou 2016, pendant la rédaction du Monde est mon langage… L’ « autobiographie capricieuse » d’Alain Mabanckou s’enrichit sans cesse, puisant dans les formes de l’écriture de soi : chronique, journal intime, carnet de voyage, correspondance, mémoires, entretien, flânerie et vagabondage méditatif… Un jeu sur la mesure du monde et la mesure d’une vie, dont les proportions – cette effrayante horizontalité contemporaine – menacent de ne plus être à notre échelle… Et le jeu va plus loin quand Alain Mabanckou repousse l’écriture de soi dans les marges d’un « post Scriptum », privilégiant « l’écriture des Autres » pour l’ensemble du volume.
« Mettre dans la même case Michel Houellebecq et Kossi Efoui »
Cette écriture des Autres est minimale, et postule la relation littéraire comme un phénomène vivant, immédiat, grâce aux vertus de la réminiscence, de la rencontre et du dialogue, prolongeant la Lettre à Jimmy, L’Afrique qui vient ou Écrivain et oiseau migrateur…
En creux, Alain Mabanckou interroge la valeur auctoriale et la valeur littéraire ; l’approche sensible et physique du livre balayant l’évaluation de la littérature et sa notation traditionnelle – bonne ou mauvaise, légère ou profonde, française ou francophone… Ici, on met « dans la même case Michel Houellebecq et Kossi Efoui« . Pas de hiérarchisation entre le carnet de Moleskine envoyé au jeune Lounès dans le chapitre « Alger », les cahiers à spirale de Sony Labou Tansi ou les copies manuscrites de La vie et demie disponibles en location, dans le chapitre « Brazzaville ».
Dans le chapitre « Montréal », Alain Mabanckou enregistre sur un magnétophone Dany Laferrière en pleine déconstruction de son propre mythe auctorial : l’Académicien se campe en « ré-écrivain » qu’on imagine en bleu de travail, comme dans son Journal d’un écrivain en pyjama. Plus loin, Sony Labou Tansi en pleine rédaction des « Sept solitudes de Lorsa Lopez » interrompt une partie de football pour initier le jeune Alain Mabanckou à la littérature russe : « Sa parcelle était une espèce de petite foret tropicale. On aurait dit qu’elle était rescapée des descriptions les plus farfelues de son propre roman. Il fallait écarter les branches de manguiers et de papayers qui obstruaient le passage, emprunter une sente et déboucher enfin devant cette cabane en bois dont la porte semblait ouverte toute la journée et retenue de la sorte par une brique en terre cuite.  » (p.105)
Pour une histoire littéraire résolument infra-ordinaire…

///Article N° : 13800

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