Relation et littérature

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En écho à Goethe et à Edouard Glissant, la notion de relation ne permet-elle pas d’éviter une relation culturelle et littéraire verticale entre un centre et ses périphéries ?

« Seule l’imagination peut faire aujourd’hui que le monde soit autre chose que roc foudroyé ou qu’un écho détruit « .
Aimé Césaire

Dans une Modernité déliquescente et angoissante, la Poétique de la relation suggérée par Édouard Glissant prône une mise en rapport féconde de la diversité humaine. L’immersion du monde contemporain dans un processus ininterrompu de créolisation imprévisible met en crise la prétention dominatrice de la culture occidentale comme racine-unique au profit d’une identité-rhizome ouverte. En tant que force d’unité et de diversalité (Bernabé, Chamoiseau et Confiant) libératrices, la Relation fonde donc une conscience interculturelle et un rapprochement à l’altérité : elle ne demeure pas moins une révélation à la fois critique et utopique qui inaugure un espace inédit de connivence des identités éclatées, par-delà les cultures, les ethnies et les Histoires.
De nos jours, la valeur d’une seule littérature ne peut se légitimer en référence universelle. Ainsi, l’esthétique de la Relation ainsi que l’art de la traduction, en assumant la fonction de  » raccordement  » des différentes opacités culturelles, institue un décentrement des littératures d’ici et d’ailleurs. Partant de la prémonition de Goethe, cette esthétique nie une poétique unitaire et absolue au profit d’une littérature du monde (Weltliteratur) entendue comme une littérature plurielle. Le dialogue de ces différentes littératures passe, entre autres, par cet art de médiation qu’est la traduction.  » Art de l’effleurement et de l’approche « , ou encore,  » pratique de la trace « , la traduction est l’interlecte qui ennoblit toutes les langues du monde, car elle permet aux lecteurs de différentes contrées de passer d’une langue, donc de l’imaginaire d’une culture, à une autre. Glissant précise :  » Art de l’imaginaire, dans ce sens la traduction est une véritable opération de créolisation, désormais une pratique nouvelle et imparable du précieux métissage culturel. Art du croisement des métissages aspirant à la Totalité-Monde, art du vertige et de la salutaire errance, la traduction s’inscrit ainsi et de plus en plus dans la multiplicité de notre monde.  » (1) Une poétique pratique de la traduction, le multilinguisme, l’apprentissage des langues étrangères, les voyages, les autoroutes audiovisuelles ainsi que la libre circulation de l’écrit, renforcent les relations culturelles internationales et le dialogue entre les différentes littératures. Le traducteur, l’éditeur, l’interprète, l’écrivain et le professeur de lettres sont des agents de relais de cette conjonction des cultures.
Par-delà les conditions d’émergence, les différences anthropologiques, la diversité des processus littéraires, l’enracinement lié à des histoires particulières, les langues d’expression, les enjeux des littératures émergentes, périphériques ou postcoloniales impliquées dans la Relation sont multiples. Entre autres : dire les multiplicités écumantes et rendre visible ses formes possibles d’existence. Annoncer l’avènement de la Totalité-Monde par le biais de l’imaginaire, ou mieux, de l’imago, pour reprendre une expression de José Lezama Lima. Indépendamment de sa terre d’origine, l’écrivain – découvreur et découvrant – devrait assumer comme objet premier de saisir l’émergence d’une communauté nouvelle irréductible à un universel généralisant, et nommer l’emmêlement de l’homme dans cette communauté nouvelle – incarner la conscience de la communauté-terre en faisant la synthèse de toutes les poétiques identitaires existantes. E. Glissant, une fois de plus :  » Il faut qu’il règle deux problématiques qui sont liées : la première est l’expression de sa communauté dans un rapport à la Totalité-Monde et la deuxième est l’expression de sa communauté dans une quête qui est à la fois d’absolu et de non-absolu, ou d’écriture et d’oralité.  » (2) L’épanouissement dans un terreau multilingue permet à l’écrivain contemporain d' »élargir la dimension spirituelle de sa propre langue ».
À partir du pouvoir imaginaire et fictif dont il dispose, une éthique s’impose à l’officiant de la Relation : inventorier les angoisses de l’entre-deux où sont condensés la tension entre l’expérience coloniale, la pesanteur des sociétés traditionnelles, l’implication dans la modernité instrumentale occidentale, l’émancipation des hommes et des femmes au rang de sujet historique, l’écartèlement identitaire consécutif à l’errance ou à l’exil. Ne pas renoncer, bien entendu, à la liberté et l’individuation que suppose tout acte de création en mêlant à volonté la fantaisie, les excès, la mesure de la démesure ou la démesure de la mesure, l’ironie, l’humour, la fable, la parodie. Enfin, l’écriture totale et fragmentaire de Relation dessine, pour reprendre une expression de l’écrivain haïtien Emile Ollivier, une nouvelle visibilité au monde : elle restitue les errements, les détours, les silences bruissants et les fureurs souterraines de la Diversalité humaine en invoquant la possibilité d’une intersubjectivité du Tout-monde où  » l’Histoire et la littérature, désencombrées de leurs majuscules et contées dans nos gestes, se rencontrent à nouveau pour proposer, par-delà le désiré historique, le roman de l’implication du Je au Nous, du Je à l’Autre, du Nous au Nous.  » (3) 

1. E. Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, Paris 1996, p. 45.
2. E. Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, Paris 1996, p. 39.
3. E. Glissant, Le discours antillais, Gallimard, Paris, 1998, p. 267.
///Article N° : 1366

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