« La latérite unit les écritures africaines »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Jean-Noël Schifano

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Ancien critique d’art, traducteur de Umberto Eco et romancier, Jean-Noël Schifano dirige aux Editions Gallimard la nouvelle Collection Continents Noirs consacrée aux littératures d’Afrique noire et de sa diaspora.. Son but : donner une meilleure visibilité à ce qu’il appelle  » le puissant courant d’écritures africaines « . Il a publié au mois de janvier 2000, les cinq premiers romans de sa collection : La révolte de Komo d’Aly Diallo, Le Cri que tu pousses ne réveillera personne de Gaston-Paul Effa, Lagon, Lagunes de Sylvie Kandé, Histoire d’Awu de Justine Mintsa et une réédition de L’Ivrogne dans la brousse d’Amos Tutuola, traduit autrefois par Raymond Queneau.

Pourquoi cette collection ?
En avion, il y a 5473 km entre l’aéroport Charles De Gaulle et celui de Libreville. J’étais avec Antoine Gallimard. Nous allions faire des conférences au Gabon. Au milieu du vol, Antoine a parlé de Tutuola, qui avait été traduit jadis par Queneau. Et puis, on s’est demandé s’il y avait un grand fleuve africain portant les livres d’une façon claire. On a parlé du bon travail fait chez Hatier, L’Harmattan, Le Serpent à Plumes, Actes Sud, Présence Africaine, voire chez Gallimard, Grasset, Le Seuil, Albin Michel, qui, de temps en temps, publient un auteur d’Afrique ou de la diaspora. Mais tout ça était un peu éparpillé. On voyait mal le puissant courant d’écritures africaines. Nous nous sommes alors dit que nous allions relever le défi. Et il m’a confié la direction de la future collection. Nous l’avons donc annoncée à la conférence de presse de Libreville fin janvier 1999 ; fin janvier 2000, le contrat oral est respecté, avec cinq premiers titres. On ouvre le siècle avec l’Afrique et ce n’est pas fini. Les éditeurs ont tous du pain sur la planche. Il va se créer une exigence de qualité. L’Afrique a au moins tout le siècle pour nous étonner, parce qu’on aura, avec les écritures africaines, beaucoup plus de surprises créatrices qu’on n’en a eu avec les écritures d’Amérique latine.
Pourquoi avez-vous jugé utile de justifier le lancement de cette collection par une sorte de manifeste ?
D’où vient ce désir de publier des écrivains d’Afrique et de la diaspora ? Je suis parti d’une question très simple. J’ai été pendant un certain temps critique de  » beaux livres  » dans un magazine et j’ai été frappé à quel point les grands peintres n’ont pu se passer de la sensibilité africaine, du cultuel africain. C’est-à-dire de l’objet du culte africain. En Occident, ce pourrait être une croix, un Christ ou une Vierge. Pour l’Afrique, ce sont les fétiches. C’est plus qu’une influence, cela va jusqu’à la copie : sur un siècle d’art occidental, c’est une véritable fascination. Je pense à Giacometti, à Picasso, Brancusi, etc. Matisse faisait les traits de sa femme avec un masque blanc du Gabon. Sans compter naturellement les surréalistes ainsi que les différents mouvements littéraires du siècle qui vient de finir. De là à créer cette collection d’écritures africaines, ce n’était ni évident, ni gagné. Si je me souviens bien, et les exemples pourraient se multiplier jusqu’à nos jours, Bernard Franck dans le journal Le Matin trouvait assez ridicule qu’on fasse entrer Senghor à l’Académie française au lieu de Charles Trenet, C’est-à-dire qu’il y avait à la fois une reconnaissance cultuelle africaine à travers les masques et les fétiches et un refus de l’écriture africaine. Trenet est bien plus grand poète que Senghor ? Cela fait pleurer ou rire le monde entier aujourd’hui, mais sur le moment, il n’y a pas eu de réactions !
Esthétiquement la collection est originale.
Jacques Maillot, le patron du service artistique, est très bien entré dans l’idée que j’avais de Continents Noirs. C’est une poignée de latérite qui éclabousse la couverture, et qui se déplace selon les livres, si bien que chaque livre est unique, puisque la poignée de latérite qui tombe sur le livre gicle différemment sur la couverture. Et en même temps, cette poignée de latérite unit les écritures africaines. La terre d’Afrique est la communion entre tous les livres de la collection, qu’ils proviennent du Continent ou de la diaspora.
Avec une heureuse réédition de Tutuola.
Est-ce que Tutuola a existé ? On en est arrivé là, jusqu’à me poser cette question ! Des gens très sérieux m’ont dit :  » Ne fais pas de bêtises. Ce n’est pas Queneau qui aurait écrit L’Ivrogne dans la brousse, à la Queneau justement ? Est-ce qu’il n’y a pas là un jeu littéraire ?  » Le scandale, à mon avis, c’est qu’aucun journal, aucune radio, aucune télévision n’ait parlé de la mort de Tutuola en 1997, qui reste un des plus grands romanciers africains. Moralité : cet éparpillement des livres, des auteurs, crée une connaissance saupoudrée de la littérature africaine proche de l’ignorance. Cette connaissance éparpillée a besoin d’être rassemblée.
Ne serait-il pas intéressant de rééditer Damas ?
C’est le suivant. J’éditerai en janvier prochain un jet d’autres écrivains et Black Label de Damas, avec une préface de Sylvie Kandé et, j’espère, un inédit de Damas lui-même. Il était peut-être plus bouillant que Senghor ou Césaire, il mettait peut-être un peu plus mal à l’aise. Je crois que toute l’œuvre de Damas est à redécouvrir. Un de ses livres, Pigments, publié en 1973, a été préfacé par Robert Desnos – un véritable chef d’œuvre.
La littérature gabonaise est très méconnue, d’où l’intérêt de publier Justine Mintsa…
Tout à fait d’accord. Il y a une géographie littéraire en Afrique. Le Congo, le Cameroun, le Sénégal et la Côte d’Ivoire dominent par la nombre d’écrivains. Et il est vrai qu’on en a moins au Gabon. Le roman poignant de Justine Mintsa, Histoire d’Awu, c’est Un cœur simple sous l’Equateur. Aly Diallo, lui, est une découverte malienne. Le thème de son roman, à l’écriture efficace, est très intéressant : le fétiche prélevé de la forêt, enlevé à son peuple, placé dans le musée ethnographique. Comment faire pour que le fétiche retourne dans la forêt ? Doit-il y retourner ? C’est une sorte de policier populaire. Un peuple entier se réunit pour faire pression sur le ministre de la Culture, qui ne veut rien savoir. C’est un entre-deux, entre la culture traditionnelle et la culture nouvelle. Est-ce que les œuvres cultuelles sont des œuvres d’art ? Est-ce qu’elles n’appartiennent pas d’abord au culte du peuple comme les enluminures des moines, qui appartiennent d’abord aux abbayes. Les objets de culte doivent-ils être dans les églises ou dans les musées ?
Lagon, Lagunes de Sylvie Kandé est un roman assez particulier.
Le livre de Sylvie Kandé est un diamant stylistique. Elle est arrivée à faire passer toute sa rébellion à travers un mixage de différents genres littéraires. Si l’on veut, elle a fait du métissage dans la littérature comme dans sa chair, par le style. Le théâtre se mêle au romanesque, le romanesque à la poésie, les souvenirs autobiographiques aux souvenirs bibliographiques, etc. En outre, les dialogues n’ont pas de points. Le dialogue continue au-delà du livre : elle a supprimé les fins. On croit que ce n’est rien. Mais j’ai connu des écrivains qui faisaient 600 km en avion pour ajouter, au dernier moment, une virgule dans leur roman de 500 pages. C’est ça l’exigence de la littérature : tendre le plus possible vers la perfection. Je crois que Sylvie Kandé a réussi son pari, y compris dans la construction simple et savante de son livre. Edouard Glissant, dans sa postface lumineuse, le dit mieux que moi.
Il y a aussi Gaston-Paul Effa.
Gaston-Paul est aussi un grand styliste. Et un vrai romancier. Ses phrases sont très porteuses de stratifications sensuelles. Il n’y a pas un mot qui ne soit à sa place. Il est totalement dans ses personnages. Mais aussi dans les choses, objets et nature. Il donne vie. Il ne rejette pas ses origines, il sait introduire dans cette langue française, qu’il manie avec maestria, les mythes fang du Sud-Cameroun. Il sait les introduire dans le roman, sans que cela apparaisse comme la juxtaposition d’un style occidental et d’histoires camerounaises. L’histoire des personnages est tellement fondue par le style qu’en fin de compte, le monde occidental s’éclaire au monde africain. Le cri que tu pousses ne réveillera personne est une parabole admirable de l’histoire de l’humanité qui passe, en un éclair, d’un bonheur innocent à un long malheur d’où surgit soudain, titubante, la flamme aveugle d’un dernier espoir.

///Article N° : 1352

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