Des Apaches, de Nassim Amaouche

L'ancrage du citoyen du monde

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La sortie chez Ad-Vitam en dvd le 27 janvier 2016 de Des Apaches, sorti trop discrètement en salles en France durant l’été 2015, permet de revenir sur ce film important, un film qui nous importe.

« Qui peut vivre sans espoir que le monde ira vers le meilleur, vers le beau ? La poésie ne peut exister sans l’illusion du changement possible. Elle humanise une histoire et un langage commun à tous les humains. Elle transgresse les frontières. Au fond, son seul véritable ennemi, c’est la haine. Au contraire, le présent nous étouffe et déchire les identités. C’est pourquoi je ne trouverai mon moi véritable que demain, lorsque je pourrai dire et écrire autre chose. L’identité n’est pas un héritage mais une création. Elle nous crée, et nous la créons constamment. Et nous ne la connaîtrons que demain. Mon identité est plurielle, diverse. Aujourd’hui, je suis absent, demain je serai présent. J’essaie d’élever l’espoir comme on élève un enfant. Pour être ce que je veux, et non ce que l’on veut que je sois. »
Entretien avec Mahmoud Darwich, Le Monde du 12 février 2006

Déjà, Adieu Gary avait marqué. Premier long du réalisateur franco-algérien, ce film en demi-teinte avait remporté le prix de la Semaine de la Critique à Cannes en 2009 (cf. [article n°8683]). On retrouve dans Des Apaches cette mélancolie, cette attention pour une culture méconnue et ce regard sensible et poétique ouvrant des chemins de traverse. Le film s’ouvre sur une introduction en Kabylie, où le système collectif de prise de décision et de règlement des conflits est décrit par Karl Marx comme un modèle démocratique et même « le socialisme de ses rêves » dans ses Lettres d’Alger et de la Côte d’Azur écrites en 1882. La voix off très posée décrit ensuite son évolution vers un mode de gestion capitaliste et concurrentielle des bars achetés en métropole avec les cagnottes des villages. Dans ce modus vivendi, le caractère sacré de la communauté n’est jamais remis en cause. Lorsque la caméra se fixe sur Samir, la voix off indique que dans toute communauté ou dans toute famille il y a des exclus. Mais lorsque Samir se rend à l’enterrement de sa mère où il se met à suivre jusqu’à Barbès un homme qu’il comprend être le père qu’il n’a jamais connu (l’excellent Djemel Barek), on oublie un peu cette introduction dans le feu de l’action. Elle articule cependant le film car c’est de cette assemblée structurante qu’il s’agira, de cette appartenance gênante et nouvelle, que Samir ne peut mettre de côté.
Dans Adieu Gary, Bakri avait un fils, Samir, interprété par Yasmine Belmadi, avec qui Nassim Amaouche avait commencé à écrire le scénario et qui aurait tenu ce nouveau rôle s’il n’avait disparu dans un accident de voiture. C’est donc Amaouche lui-même qui, après un long temps de recherche qui lui a fait perdre ses producteurs de départ, s’y est collé, de fort belle façon. Son intériorité, sa retenue, son œil attentif mais aussi ses fissures et ses blessures font que son personnage crève l’écran. Face à la fenêtre, chez le père, la grand-mère immobile regarde le jour. Monument culturel, vieille apache, elle sera le pilier silencieux de la reprise en mains par Samir de sa racine paternelle, de sa capacité d’aimer, de sa place dans le monde.
C’est justement cette place qui compose à la fois le trouble du personnage et celui du spectateur, que le réalisateur convoque et perturbe à la fois par un jeu de miroirs entre Samir, l’enfant qu’il a dû être et, lui aussi métis d’un père absent, le fils de Jeanne (magnifique Laetitia Casta), cette femme qui s’ouvre à une relation avec un Samir solitaire et fragile, dont on devine qu’il a payé ses dérives mais que celles-ci ne venaient pas de nulle part. Cette reconfiguration des codes du récit et ce brouillage du temps diégétique, loin d’être de l’esbroufe forgent au contraire un film d’une profondeur et d’une puissance qui se font rares aujourd’hui. Ils ouvrent à une évocation de la double culture autrement plus complexe que les habituels lieux communs sur la déchirure et l’écartèlement. Suivant comme Samir les conseils de Jean (inégalable André Dussollier), avocat lié d’amitié avec la famille algérienne, nous allons à la découverte d’un milieu et de ses valeurs tout en épousant la position décalée de Samir. Le jeu distancié de Nassim Amaouche renforce son déphasage avec la place qu’on lui propose, ouvrant à des moments inattendus de poésie dans sa relation à Jeanne (comme au jardin japonais du Musée Guimet) ou avec l’enfant (sur le toit) qui transcendent l’approche documentaire pour amener le film au-delà, à la limite du fantastique : ce n’est plus seulement un personnage que campe Nassim Amaouche mais aussi un vertige, un entre-deux, une échappée où la notion de place disparaît au profit d’un non-lieux, d’un positionnement où l’on sent bien que l’important n’est plus de trouver sa place mais de bien vivre sans place déterminée. En s’affranchissant du déterminisme communautaire, Samir bouscule les frontières pour s’individuer, tracer son chemin, être un « Apache ».
On retrouve là cet enjeu très moderne pour les gens de l’entre-deux culturel, mais aussi pour tout citoyen du monde, de dépasser le confort de l’identité et de la place pour se situer dans l’imprévisible et incertaine relativité. Voici donc un film qui, tout en nous rendant familière sans l’idéaliser une culture méconnue, nous invite à sortir de nos certitudes ataviques pour s’ouvrir aux incertitudes d’un monde chaque jour davantage mis en relation.

///Article N° : 13433

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