El Ott (Le Chat), d’Ibrahim El Batout

L'énigme de l'Histoire égyptienne

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En dehors de Youssef Chahine et Yousry Nasrallah, le cinéma égyptien reste largement méconnu en France. Seuls Les femmes du Bus 678 de Mohamed Diab et Les Vierges La Copte et moi de Namir Abdel Messeeh ont trouvé un public, comme avait pu le faire L’Immeuble Yacoubian de Marwan Hamed en 2006. El Ott, le cinquième long métrage d’Ibrahim El Batout, tourne en festivals mais aucune sortie n’est encore annoncée sur les écrans français. Subira-t-il ainsi le sort de ses précédents longs métrages (Winter of Discontent, Hawi, Eye of the Sun), pourtant tous remarquables ? Il est bien dommage de passer ainsi à côté de l’un des plus talentueux cinéastes indépendants égyptiens.

Au départ, Ibrahim El Batout, qui fut reporter de guerre avant de passer au cinéma de fiction, voulait tourner avec Salah Al Hanafy (qui interprète le malfrat Hadj Fathy dans le film) un documentaire dans les bidonvilles du Caire. Sur le terrain, ils découvrirent que des gens qui voulaient s’établir vendaient un rein pour pouvoir faire face aux frais du mariage et de l’appartement. On sait qu’il faut donner un peu de soi pour pouvoir fonder une famille mais de là à donner un organe… Entre donneurs rémunérés et prédation violente sur les enfants des rues, cela les décida à en faire un film, occasion d’aborder le tragique destin des innombrables enfants des rues égyptiens (les estimations varient entre une centaine de milliers et trois millions).
Après une intense polémique qui a duré une dizaine d’années, soldée après que le très influent prédicateur Youssef el-Qaradawi a affirmé que le corps est « argent divin » et qu’on peut donc en disposer, suivi en cela par Mohamed Sayyed Tantawi, le grand imam de la mosquée d’Al-Azhar au Caire, qui vivait encore à l’époque, une loi de 2009 règlemente le don d’organes en Egypte, mais elle reste un des pays au monde les plus touchés par le business de la transplantation, 90 % des greffes provenant de donneurs rétribués. Cela tient à la sainteté spirituelle des organes dans la foi islamique qui empêche de prélever un organe tant que le patient n’est pas mort cliniquement alors que les dons d’organe se font avant, lorsque c’est la mort cérébrale qui est constatée. Le cerveau contrôlant toutes les fonctions vitales, le patient n’est plus capable de respirer tout seul : on le fait alors respirer artificiellement pour que le sang continue de nourrir ses différents organes et qu’on ait le temps de demander à la famille l’autorisation de prélever. Si cela est particulièrement fort en Egypte, c’est que la tradition islamique rejoint le respect du corps considéré comme sacré dans l’Egypte antique qui momifiait les morts. Lorsque Seth a dépecé le corps de son frère Osiris, il est devenu l’incarnation du mal…
Il importait de rappeler ces données pour saisir l’enjeu et la pertinence de ce film aussi étonnant que dérangeant qui, sur la base des meurtres d’enfants des rues dans les bas-fonds du Caire pour en monnayer les organes, prend l’allure d’un thriller pour aborder les sombres tréfonds de l’âme humaine et les terribles dérives des jeux d’intérêt. Un petit caïd aux yeux de chat (l’excellent Amr Waked) qui tente de sauver sa fille des mains d’un trafiquant d’organes sera efficacement épaulé par un mystérieux personnage (Farouk al-Fishawy) se référant à toute la diversité religieuse et culturelle du pays… On laissera le spectateur épiloguer sur ce qu’il représente car c’est effectivement l’énigme et la clef du film, incarnant sans doute comme tous les personnages réunis les forces et les contradictions de l’Histoire égyptienne elle-même, mais on retiendra la violence avec laquelle Ibrahim El Batout aborde le sujet et la détermination d’El Ott jusqu’à la fin : au risque d’avoir du sang sur les mains, il ne s’agit pas de pardonner. Face au méchant mais aussi à ses propres démons, le bon n’est ainsi pas dénué d’ambigüités. C’est de ce sang qu’est faite l’Histoire égyptienne, de l’antiquité aux révolutions et jusqu’à la récente reprise en mains par le pouvoir militaire. Petit caïd aux louables intentions, insensible à l’appât du gain, El Ott va voir son père, artisan qui doit être amputé, comme on rend visite à sa propre histoire, à la mémoire du peuple travailleur et amer. Il ne voudrait pas répondre au sang par le sang mais reste incapable de restreindre la violence de son propre frère et n’y trouve pas d’alternative. C’est dans ces détonantes contradictions qu’il navigue et c’est sans doute là que réside la maturité autant que la puissance de ce récit aussi haletant qu’intriguant, mené de main de maître avec Tarek Hefny, chef opérateur d’Ahmad Abdalla sur les magnifiques Rags and Tatters et Decor – deux réalisateurs qui prennent tous les risques pour renouveler le cinéma indépendant égyptien.

///Article N° : 13398

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